V Les compagnons de route

L’hiver ne permit pas de suivre exactement, pour l’éducation professionnelle de Jean, l’idée qu’avait eue d’abord M. Oberlé. La neige, qui était restée sur les sommets des Vosges, sans être épaisse, rendait les voyages pénibles. Jean ne fit donc, avec le contremaître Guillaume, que deux ou trois visites à des coupes de bois situées à proximité d’Alsheim et sur les derniers vallonnements des Vosges. Les excursions aux lieux lointains d’exploitation furent remises au temps tiède. Mais il apprit à cuber sans erreur un sapin ou un hêtre, à l’estimer d’après la place qu’il occupe dans la forêt, d’après la hauteur du tronc sous branches, l’apparence de l’écorce qui révèle la santé de l’arbre, et d’autres éléments auxquels se mêle plus ou moins l’espèce de divination qui ne s’apprend nulle part et qui fait les habiles. Son père l’initia aux procédés de fabrication, à la conduite des machines, à la lecture des actes d’adjudication et aux traditions depuis cinquante ans maintenues par les Oberlé dans les contrats de vente et de transport. Il le mit, en outre, en relations avec deux fonctionnaires de l’administration des Forêts de Strasbourg. Ceux-ci se montrèrent empressés, et proposèrent à Jean de lui expliquer de vive voix la nouvelle législation forestière, dont il connaissait encore assez peu de chose. « Venez, dit le plus jeune, venez me voir dans mon bureau, nous causerons, et je vous dirai plus de choses utiles que vous n’en apprendrez dans les livres. Car la loi est la loi, mais l’administration est autre chose. »

Jean promit de profiter de l’occasion offerte. Mais plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’il eût le temps de se rendre à la ville. Puis le mois de mars s’adoucit tout à coup et fondit la neige. En huit jours, et beaucoup plus tôt que de coutume, les ruisseaux grossirent démesurément, et les hautes cimes qu’on pouvait apercevoir d’Alsheim, celles des Vosges au delà de Sainte-Odile, qui avaient sur leurs pentes des clairières et des chemins tout blancs de neige, apparurent dans leur robe d’été vert sombre et vert pâle. Les promenades autour d’Alsheim allaient donc être exquises et telles que le jeune homme se les représentait dans ses souvenirs d’enfance. La maison, sans être un modèle d’union familiale, n’avait pas revu de nouvelle scène pénible, depuis le lendemain du retour de Jean. On s’observait, on notait, dans chaque camp, des mots et des actes qui pourraient un jour devenir des arguments, des sujets de reproches et de discussions, mais il y avait une sorte d’armistice imposée par des causes différentes : à M. Joseph Oberlé, par le désir de ne pas avoir tort aux yeux de son fils, qui allait bientôt lui être utile, et de ne pas être accusé de provocation ; à Lucienne, par la diversion qu’avait apportée dans sa vie la présence de son frère et par l’intérêt non encore épuisé des récits de voyages et des souvenirs d’étudiant ; à madame Oberlé, par la crainte de faire souffrir son enfant et de l’écarter en lui laissant voir les divisions familiales. Rien n’était changé au fond. Il n’y avait qu’une gaieté superficielle, une apparence de paix, une trêve. Mais, si peu solide qu’il sentît l’accord des intelligences et des cœurs autour de lui, Jean en jouissait, parce qu’il venait de passer de-longues années de solitude morale.

Les ennuis, les froissements venaient d’ailleurs, et ils ne manquaient pas.

Presque chaque jour, Jean avait l’occasion de traverser, en se promenant, le village d’Alsheim, qui était bâti de chaque côté de trois routes figurant une fourche, le manche étant du côté de la montagne et les deux dents vers la plaine. À la bifurcation, se trouvait l’auberge de la Cigogne, qui entrait comme un coin dans la place de l’église. Un peu plus loin, sur la route de gauche, qui conduisait à Bernhardsweiler, habitaient les ouvriers allemands attirés par M. Joseph Oberlé, et logés dans de petites maisons toutes pareilles, avec un jardinet devant. Or, en quelque partie d’Alsheim qu’il se montrât, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de lire, sur le visage et dans le geste de ceux qu’il rencontrait, des jugements différents et presque également pénibles. Les Allemands et leurs femmes, ouvriers plus disciplinés et plus mous que les Alsaciens, craignant toutes les autorités sans les respecter, parqués dans un coin d’Alsheim par l’animosité de la population dont ils espéraient se venger un jour, quand ils seraient les plus nombreux, n’ayant avec les autres habitants ni lien d’origine, ni parenté, ni coutumes, ni religion communes, n’avaient et ne pouvaient avoir pour le patron que l’indifférence ou l’hostilité que déguisaient mal le salut des hommes et le sourire furtif des ménagères. Mais beaucoup d’Alsaciens se gênaient moins encore. Il suffisait que Jean fût entré dans l’usine et qu’on le vît constamment près de son père, pour que la même désapprobation l’atteignît. Il se voyait enveloppé d’un mépris prudent et tel que les petites gens peuvent le témoigner à des voisins puissants. Des ouvriers de la forêt, des laboureurs, des femmes, des enfants même, quand il passait, feignaient de ne pas l’apercevoir, d’autres rentraient dans les maisons, d’autres, quelques anciens surtout, regardaient l’homme riche aller, venir et s’éloigner, comme s’il eût été d’un autre pays. Ceux qui donnaient le plus de témoignages d’estime étaient ou des fournisseurs, ou des employés, ou des parents d’employés de la maison. Et Jean supportait avec peine cette blessure qui se rouvrait à chaque sortie hors du parc.

Le dimanche, à l’église, dans la nef blanchie à la chaux, il attendait l’arrivée d’Odile Bastian. Pour gagner le banc réservé depuis de longues années à sa famille et qui était le premier du côté de l’Épître, elle devait passer tout près de Jean. Elle passait, accompagnée de son père et de sa mère, sans qu’aucun des trois eût l’air de soupçonner que Jean était là, et madame Oberlé, et Lucienne. Elle ne souriait qu’à la fin de la messe, quand elle redescendait l’allée, mais elle souriait à des rangées entières de visages amis, à des femmes, à des anciens, à de grands gars qui se seraient fait tuer pour elle, et à des enfants du chœur des chanteurs, de la « Concordia », qui se hâtaient de déguerpir par la porte de la sacristie, pour venir saluer, entourer et fêter à la porte la fille de M. Bastian, l’Alsacienne, l’amie, l’aimée de tout ce village de pauvres, celle qui ne donnait pas plus d’argent que madame Oberlé, sans doute, mais dont on savait que la maison était sans division, sans trahison, et n’avait de différence que la richesse avec les autres de la vallée et des montagnes d’Alsace.

Que pensait-elle de Jean ? Celle dont les yeux ne parlaient jamais en vain, ne le regardait pas. Celle qui parlait autrefois, dans les chemins, ne lui disait plus rien.

Le premier mois de la nouvelle vie de Jean s’écoula ainsi dans Alsheim. Alors le printemps naquit. M. Joseph Oberlé attendit deux jours encore, puis, voyant que les bourgeons de ses bouleaux éclataient au soleil, il dit à son fils, le troisième jour :

– Tu es assez bon apprenti pour faire seul à présent la visite de nos chantiers dans les Vosges. Tu vas te mettre en route. J’ai fait cette année des achats exceptionnels, j’ai des coupes jusqu’à la Schlucht, et les visiter, ce sera pour toi voir ou revoir presque toutes les Vosges. Je ne te donne pas d’autre instruction que celle de bien observer, et de me rédiger un rapport où tu noteras tes observations sur chacune de nos coupes de bois.

– Quand pourrai-je partir ?

– Demain, si tu veux : l’hiver est fini.

M. Oberlé disait cela avec l’assurance d’un homme qui a eu besoin de savoir le temps, comme un paysan, et qui le connaît. Il avait, avant de parler, fait dresser une liste des coupes de bois achetées par la maison, soit à l’État allemand, soit aux communes, soit aux particuliers, avec des indications détaillées sur la situation qu’elles occupaient dans la montagne, et il remit cette liste à Jean. Il y avait une douzaine de coupes, réparties sur toute la longueur des Vosges, depuis la vallée de la Bruche, au nord, jusqu’à la Schlucht.

Dès le lendemain, Jean mit dans un sac un peu de linge et des souliers de rechange, et, sans avertir personne de son intention, courut à la montagne, et monta jusqu’au logis de Heidenbruch.

La maison carrée, aux volets verts, et le pré, et la forêt tout autour de la clairière, fumaient comme si l’incendie avait dévoré les bruyères et les herbes en laissant intacts les sapins et les hêtres. De longues écharpes de brume semblaient sortir du sol et s’étiraient, et s’unissaient, en s’y perdant, au nuage bas qui glissait, venant des vallées et remontant les pentes vers le monastère invisible de Sainte-Odile. L’humidité pénétrait jusqu’aux profondeurs des futaies. Elle était partout. Des gouttes d’eau perlaient à la pointe des aiguilles de sapins, roulaient en spirales autour du tronc découvert des hêtres, vernissaient les cailloux, gonflaient les mousses, et, traversant la terre ou coulant sur les feuilles mortes, allaient grossir les ruisseaux dont on entendait de tous côtés le martèlement sonore, cigale d’hiver qui ne se tait pas non plus.

Jean s’avança jusqu’au milieu de la palissade de planches peintes en vert qui entourait Heidenbruch, passa la barrière, et, gaiement, jeta à la façade du logis, aux fenêtres fermées à cause du brouillard.

– Oncle Ulrich ?

Un bonnet parut derrière les vitres, un bonnet de dessous d’une Alsacienne qui ménage ses grands rubans noirs, et sous le bonnet il y avait un sourire de vieille amie.

– Lise, va prévenir l’oncle !

Cette fois, la dernière fenêtre à gauche s’ouvrit, et le visage fin, les yeux de guetteur, la barbe en pointe de M. Ulrich Biehler, s’encadrèrent entre les deux volets qui étaient rabattus sur le mur blanc.

– Mon oncle, j’ai douze coupes de forêts à visiter. Je commence ce matin, et je viens afin de vous avoir pour compagnon, aujourd’hui, demain, tous les jours…

– Douze voyages en forêt, répondit l’oncle qui s’appuya, les bras croisés, sur l’appui de la fenêtre, c’est une jolie fin de carême ! Mes compliments pour ta mission !

Il contemplait ce neveu en costume de marche, son vigoureux et mâle visage levé dans la brume ; il songeait à l’officier de France qu’on eût juré qu’il était. Et, tout de suite emporté par son imagination, il oubliait de dire s’il accompagnerait ou non le visiteur matinal.

– Allons, mon oncle, reprit Jean, venez ! Ne me refusez pas ! Nous coucherons dans les auberges ; vous me montrerez l’Alsace.

– J’ai fait sept lieues hier, mon ami !

– Nous n’en ferons que six aujourd’hui.

– Tu tiens vraiment à ce que je vienne ?

– Trois ans d’absence, oncle Ulrich, songez donc ! Et toute une éducation à faire !

– Eh bien ! je ne te refuse pas, mon Jean. J’ai trop de joie que tu aies pensé à moi… J’ai même une seconde raison d’accepter le voyage et de t’en remercier. Je te la dirai tout à l’heure.

Il ferma la fenêtre. Dans le silence des bois, Jean l’entendit appeler le vieux valet de chambre qui commandait en second à Heidenbruch :

– Pierre ? Pierre ?… Ah ! te voilà ! Nous partons pour une douzaine de jours en montagne. Je t’emmène. Tu vas faire ma valise, la charger sur ton dos avec le sac de mon neveu, prendre tes souliers ferrés, ton bâton, et tu nous précéderas à l’étape, pendant que nous irons, Jean et moi, visiter les coupes… N’oublie pas mon caoutchouc,… ni ma pharmacie de poche…

En pénétrant dans la maison, le jeune homme vit passer devant lui, affairé et radieux, l’oncle Ulrich, qui ouvrit la porte du salon, s’approcha de la muraille, enleva un objet en cuivre, allongé, posé sur deux clous, et remonta vivement l’escalier.

– Qu’est-ce que vous emportez là, mon oncle ?

– Ma lunette.

– Une si vieille ?

– J’y tiens, mon ami : c’est celle de mon grand-oncle le général Biehler ; elle a vu le derrière des Prussiens à Iéna !

Une demi-heure plus tard, dans le pré en pente qui précédait l’habitation, M. Ulrich, guêtré comme Jean, coiffé d’un chapeau mou, la lunette en sautoir, son chien gambadant autour de lui ; le vieux Pierre, très digne et grave, portant, sur ses épaules de montagnard, un gros paquet enveloppé de toile et assujetti par des courroies ; enfin Jean Oberlé, penché sur une carte d’état-major que les autres savaient par cœur, discutaient les deux itinéraires à suivre, celui des bagages et celui des promeneurs. La discussion fut courte. Le domestique descendit bientôt, en inclinant vers la gauche, pour gagner un village où l’on coucherait le soir, tandis que l’oncle et le neveu prenaient un sentier à mi-montagne dans la direction du nord-ouest.

– Tant mieux que ce soit loin, dit M. Ulrich, lorsque la futaie l’eut accueilli dans son ombre, tant mieux… Je voudrais que ce fût toute la vie… Deux qui se comprennent et qui vont à travers la forêt, quel rêve !…

Il ferma à demi les yeux, comme les peintres, et aspira voluptueusement la brume.

– Sais-tu bien, ajouta-t-il, de l’air dont il eût dit une confidence heureuse, sais-tu bien, mon Jean, que depuis trois jours, c’est le printemps ? La voilà, ma seconde raison !

Le forestier répétait avec enthousiasme ce que l’industriel avait dit sans admiration. Aux mêmes signes, il avait reconnu qu’une saison nouvelle était née. Du bout de sa canne, il montrait à Jean les bourgeons des sapins, rouges comme des arbouses mûres, les écorces éclatées sur le tronc des hêtres, les pousses de fraisiers sauvages, le long des pierres levées. Dans les sentiers découverts, soufflait encore la bise, mais, dans les ravins, les combes, les lieux abrités, on sentait, malgré le brouillard, la première chaleur du soleil, celle qui va jusqu’au cœur et qui fait frissonner les hommes, celle qui touche le germe des plantes.

Ce jour-là, ceux qui suivirent, l’oncle et le neveu vécurent sous bois. Ils s’entendaient à merveille, soit pour parler abondamment et de toute chose, soit pour se taire. M. Ulrich avait la science profonde de la forêt et de la montagne. Il jouissait de l’occasion qui lui était donnée d’expliquer les Vosges, et de découvrir son neveu. L’ardente jeunesse de Jean l’amusait souvent et lui rappelait des temps abolis. Les instincts de forestier et de chasseur qui sommeillaient au cœur du jeune homme s’émurent et s’enhardirent. Mais il eut aussi ses colères, ses révoltes, ses mots de menace juvéniles, contre lesquels l’oncle protestait faiblement parce qu’il les approuvait au fond.

La plainte de l’Alsace montait pour la première fois à ses oreilles, la plainte que l’étranger n’entend pas, et que le vainqueur n’entend qu’à demi et ne peut pas comprendre.

Car Jean n’observait pas seulement la forêt, il voyait le peuple de la forêt, depuis les marchands et les fonctionnaires, seigneurs féodaux, dont dépend le sort d’une foule presque innombrable, jusqu’aux bûcherons, tâcherons, schlitteurs, rouliers, charbonniers, jusqu’aux errants, pasteurs de brebis et gardiens de pourceaux, ramasseurs de bois mort, maraudeurs, braconniers, myrtilleuses qui sont aussi cueilleuses de champignons, de fraises et de framboises sauvages.

Présenté par Ulrich Biehler ou passant dans son ombre, il n’éveillait aucune défiance. Il causait librement avec les petites gens ; il respirait, dans leurs mots, dans leur silence, dans l’atmosphère où il vivait nuit et jour, l’âme même de sa race. Beaucoup ne connaissaient pas la France, parmi les jeunes, et n’auraient pas pu dire s’ils l’aimaient. Cependant, ceux-là mêmes avaient tous de la France dans les veines. Ils ne s’entendaient pas avec l’Allemand. Un geste, une allusion, un regard, montraient le dédain secret du paysan alsacien pour son vainqueur. L’idée de joug était partout, et partout une antipathie contre le maître qui ne savait pas d’autre moyen de gouvernement que la crainte. D’autres jeunes hommes, nés dans des familles plus traditionnelles, instruits du passé par les parents, et fidèles sans espoir précis, se plaignaient des dénis de justice et des vexations dont étaient l’objet les pauvres de la montagne ou de la plaine soupçonnés du crime de regret. Ils racontaient les bons tours joués, en revanche, aux douaniers, aux gendarmes, aux gardes forestiers, fiers de leur costume vert et de leur chapeau tyrolien, les histoires de contrebande et de désertion, de Marseillaise chantée au cabaret, toutes portes closes, de fêtes sur le territoire français, de perquisitions et de poursuites, le duel enfin, tragique ou comique, inutile et exaspérant, de la force d’un grand pays contre l’esprit d’un tout petit. Chez ces derniers, quand ils souffraient, la pensée, par habitude et par tendresse héritée des aïeux, franchissait la montagne. Il y avait aussi les anciens, et c’était la joie de M. Ulrich de les faire parler. Lorsque, dans les chemins, dans les villages, il apercevait un homme de cinquante ans ou plus, et qu’il le reconnaissait pour Alsacien, il était rare qu’il ne fût pas reconnu lui-même, et qu’un sourire mystérieux ne préparât la question du maître de Heidenbruch : « Allons, c’est encore un ami, celui-là, un enfant de chez nous ? » Si M. Ulrich, à l’expression du visage, au mouvement des paupières, à un peu de crainte quelquefois, sentait que le jugement était juste, il ajoutait à demi-voix : « Toi, tu as la figure d’un soldat français ! » Alors, il y avait des sourires ou des larmes, des chocs subits au cœur qui changeaient l’expression du visage, des pâleurs, des rougeurs, des pipes ôtées du coin des lèvres, et souvent, bien souvent, une main qui se levait, se retournait la paume en dehors, touchant le bord du feutre, et qui faisait le salut militaire, tant que les deux voyageurs étaient en vue.

– Vois-tu celui-là ? disait tout bas l’oncle Ulrich ; s’il avait un clairon, il jouerait « la Casquette ».

La France, Jean Oberlé ne cessait de parler d’elle. Il demandait, lorsqu’il parvenait au sommet d’une croupe de montagne : « Sommes-nous loin de la frontière ? » Il se faisait raconter ce qu’était l’Alsace « au temps de la domination douce », comme il disait. Quelle était la liberté de chacun ? Comment les villes étaient-elles administrées ? Quelle différence y avait-il entre les gendarmes français que M. Ulrich nommait avec un sourire amical, comme de braves gens pas trop durs aux pauvres, et ces gendarmes allemands délateurs, brutaux et jamais désavoués, que toute l’Alsace d’aujourd’hui exécrait ? « Ce préfet du premier Empire, qui a fait élever, au bord des routes de Basse-Alsace, des bancs de pierre à deux étages, pour que les femmes se rendant au marché puissent s’asseoir et poser en même temps leur fardeau au-dessus d’elles, comment s’appelait-il ? – Le marquis de Lezay-Marnésia, mon petit. – Racontez-moi l’histoire de nos peintres ? de nos anciens députés ? de nos évêques ? Dites comment était Strasbourg dans votre jeunesse, et quel spectacle c’était, quand la musique militaire jouait au Contades ? »

M. Ulrich, avec la joie de revivre qui se mêle à nos souvenirs, se rappelait et disait. En montant ou en descendant les lacets des Vosges, il faisait l’histoire de l’Alsace française. Il n’avait qu’à laisser parler son cœur ardent. Et il lui arriva de pleurer. Il lui arriva aussi de chanter, avec une gaieté d’enfant, des chansons de Nadaud, de Béranger, la Marseillaise, ou des Noëls anciens, qu’il lançait à l’ogive des futaies.

Jean prenait à ces évocations de l’ancienne Alsace un intérêt si passionné, il entrait si naturellement dans les antipathies et les révoltes du présent, que son oncle, qui s’en était réjoui d’abord, comme d’un signe de bonne race, finit par s’en inquiéter. Un soir qu’ils avaient donné l’aumône à une ancienne institutrice, privée du droit d’enseigner le français et réduite à la misère parce qu’elle était trop vieille pour obtenir un diplôme d’allemand, et que Jean s’emportait :

– Mon cher Jean, dit l’oncle, il faut prendre garde d’aller trop loin : tu dois vivre avec les Allemands.

Depuis lors, M. Ulrich avait évité de revenir aussi fréquemment sur la question de l’annexion. Mais, hélas ! c’était toute l’Alsace, c’était le paysage, la tombe du chemin, l’enseigne de la boutique, le costume des femmes, le type des hommes, la vue des soldats, les fortifications au sommet d’une colline, un poteau, le fait divers d’un journal acheté dans l’auberge alsacienne où ils dînaient le soir, c’était chaque heure de la journée qui rappelait l’esprit de l’un ou de l’autre à la condition de l’Alsace, nation conquise et non assimilée. M. Ulrich avait beau répondre plus négligemment et plus vite, il ne pouvait pas empêcher la pensée de Jean de prendre le chemin de l’inconnu. Et, quand ils gravissaient ensemble un col des Vosges, l’ancien ne voyait pas sans plaisir ni appréhension les yeux de Jean chercher l’horizon à l’ouest, et s’y fixer comme sur un visage aimé. Jean ne regardait pas si longuement l’est ou le midi.

Quinze jours furent ainsi employés à visiter la forêt vosgienne, et, pendant ce temps, M. Ulrich revint deux fois seulement et pour quelques heures à Heidenbruch. La séparation n’eut lieu que le dimanche des Rameaux, dans un village de la vallée de Münster.

C’était le soir, à l’heure où les vallées du versant allemand sont toutes bleues et n’ont plus qu’une bande de lumière sur les derniers sapins qui bordent la coupe d’ombre. M. Ulrich Biehler avait déjà dit adieu à ce neveu devenu, en quinze jours, son plus cher ami. Le valet de chambre avait pris le train, le matin même, pour Obernai. M. Ulrich, le col de son manteau relevé, à cause du froid qui piquait, venait de siffler Fidèle, et s’éloignait de l’auberge, lorsque Jean, dans son costume de chasse bleu, sans chapeau, descendit les quatre marches du perron.

– Encore adieu ! cria-t-il.

Et comme l’oncle, très troublé et ne voulant pas le paraître, faisait un signe de la main, pour éviter les mots, qui peuvent trembler :

– Je vous ferai la conduite jusqu’à la dernière maison du bourg, continua Jean.

– Pourquoi, mon petit ? C’est inutile de prolonger…

La tête levée vers l’oncle qui, lui, regardait la route en avant, Jean se mit à marcher. Il reprit, de son ton jeune et câlin :

– Je vous regrette infiniment, oncle Ulrich, et il faut que je vous dise pourquoi. Vous comprenez avant qu’on ait dit vingt paroles ; vous n’avez pas la dénégation lourde : quand vous n’êtes pas de mon avis, j’en suis averti par un plissement de vos lèvres qui fait remonter la pointe de votre barbe blanche, et c’est tout ; vous êtes indulgent, vous ne vous emportez pas, et je vous sens très ferme ; les idées des autres ont l’air de vous être toutes familières, tant vous avez d’aisance à y répondre ; vous avez le respect des faibles… Je n’étais pas habitué à cela, de l’autre côté du Rhin.

– Bah ! bah !

– J’apprécie mêmes vos craintes à mon égard.

– Mes craintes ?

– Oui ; croyez-vous que je ne me suis pas aperçu qu’il y a certaine question, qui me passionne, et dont vous ne me parlez plus depuis six jours ?

Cette fois, Jean cessa de voir son oncle de profil. Il le vit de face, un peu soucieux.

– Petit, je l’ai fait exprès, dit M. Ulrich. Quand tu m’as interrogé, je t’ai dit ce que nous étions et ce que nous sommes. Et puis j’ai vu qu’il ne fallait pas insister, parce que le chagrin te prendrait. Vois-tu, c’est bon pour moi, le chagrin. Mais toi, jeunesse, il vaut mieux que tu partes comme les chevaux qui n’ont pas encore couru, et qui portent un tout petit poids.

La dernière maison était dépassée. Ils se trouvaient dans la campagne, entre un torrent semé de rochers et une pente éboulée qui rejoignait en haut la forêt.

– Trop tard ! dit Jean Oberlé en tendant la main et en s’arrêtant, trop tard, vous avez trop parlé, oncle Ulrich ! Autant que vous je me sens de l’ancien temps. Et, tant pis, puisque demain je dois monter à la Schlucht, j’irai la voir ; j’irai dire bonjour à notre pays de France !

Il riait en jetant ces mots-là. M. Ulrich hocha la tête deux ou trois fois, pour le gronder, mais sans rien répondre, et il s’éloigna dans la brume.

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