IV Les gardiennes du foyer

Lorsque Lucienne eut quitté Jean, celui-ci tourna la maison, traversa une cour semi-circulaire formée par les écuries et les remises, puis un grand jardin potager entouré de murs, et, ouvrant une porte de dégagement, tout à l’extrémité, à droite, il se trouva dans la campagne, derrière le village d’Alsheim. Sa première joie du retour était déjà diminuée et flétrie. Il entendait de nouveau des phrases qui avaient pénétré au plus profond de son âme, et qui lui revenaient, avec leur accent, avec l’image, avec le geste de celle qui les avait dites. Il songeait à « la triste maison », là, tout près de l’enceinte qui limitait le domaine, et il souffrait en se rappelant quelle tout autre idée il s’était faite, depuis des années, de l’accueil qui l’attendait à Alsheim, et quelle émotion presque religieuse il éprouvait au loin, dans les villes ou sur les routes d’Europe ou d’Orient, lorsqu’il pensait : « Ma mère ! mon père ! ma sœur ! mon premier jour chez nous après que mon père aura dit oui ! » Le premier jour était commencé. Il n’avait guère été, jusqu’à présent, digne du rêve d’autrefois.

Le temps lui-même était mauvais. Devant Jean Oberlé, la plaine d’Alsace s’étendait, rase, à peine rayée de quelques lignes d’arbres, au pied des Vosges couvertes de forêts et diminuant de hauteur. Le vent du Nord, soufflant de la mer, emplissant toute la vallée de son long gémissement, chassait dans le ciel des nuages sombres, brisés et agglomérés comme des sillons de guéret, des nuages chargés de pluie et de grêle, qui allaient se fondre en masses compactes et s’écrouler dans le Sud, au flanc des Alpes. Il faisait froid.

Cependant, Jean Oberlé ayant regardé à gauche, du côté où les terres fléchissaient un peu, aperçut l’avenue terminée par un bouquet de bois qu’il avait vue le matin, et il sentit de nouveau que sa jeunesse l’appelait vers elle. Il s’assura que personne, par les fenêtres de chez lui, ne l’épiait, et il s’engagea dans le sentier qui tournait autour du village.

Ce n’était, à vrai dire, qu’une piste tracée par les gens qui allaient au travail ou qui en revenaient. Elle suivait à peu près la ligne dentelée que faisaient les hangars, les toits à porcs, les étables, les greniers, les clôtures basses dominées par des tas de fumier, les poulaillers, toute l’arrière-construction des habitations d’Alsheim, qui avaient de l’autre côté, sur la route, leur façade principale, ou tout au moins un mur blanc, une porte charretière et un gros mûrier débordant l’arête. Le jeune homme marchait vite sur la terre battue. Il dépassa l’église qui dressait, à peu près au centre d’Alsheim, sa tour carrée surmontée d’un toit d’ardoise en forme de cloche et d’une pointe de métal, et arriva au centre d’un groupe de quatre noyers énormes, qui servaient de signes indicateurs, de parure et d’abri à la dernière ferme du village. Là commençait le domaine de M. Xavier Bastian, le maire d’Alsheim, l’ancien ami de M. Joseph Oberlé, l’homme influent, riche et patriote, chez lequel Jean se rendait. Un bruit de fléaux s’élevait de la cour voisine. Ce devaient être les beaux grands fils des Ramspacher, les fermiers des Bastian, l’un qui avait fait son temps dans l’armée allemande, l’autre qui allait entrer au régiment au mois de novembre. Ils battaient sous la grange, à l’ancienne mode. Tout l’automne, tout l’hiver, quand la provision de blé diminuait chez le meunier et que le temps était mauvais dehors, ils étendaient quelques gerbes à l’abri, et les fléaux frappaient dru, et galopaient comme des poulains qu’on lâche dans l’herbe haute. Rien n’avait interrompu la tradition.

– Est-ce vieux, mon Alsheim ! murmura Jean.

Quoiqu’il fût très désireux de ne pas être reconnu, il s’approcha de la porte à claire-voie qui s’ouvrait de ce côté sur les champs, et, s’il ne vit pas les travailleurs, cachés par une charrette dételée, il revit, avec un sourire ami, la cour de la vieille ferme, une sorte de rue bordée de constructions qui n’étaient que des charpentes apparentes avec un peu de terre entre les poutres de bois, une démonstration de la pérennité du châtaignier qui avait fourni les poteaux d’huisserie, les sablières, les balcons de bois et l’encadrement des fenêtres. Personne ne l’entendit, personne ne s’aperçut qu’il était là. Il continua sa route, et son cœur se mit à battre violemment. Car, aussitôt après la ferme des Ramspacher, le sentier tombait, à angle droit, sur l’avenue de cerisiers qui conduisait du bourg au logis de M. Bastian. Il n’était pas probable, par ce temps noir, que le maire fût bien loin de chez lui. Dans quelques minutes, Jean lui parlerait ; il rencontrerait Odile ; il trouverait quelque moyen de savoir si elle était fiancée.

Odile : toute la petite enfance de Jean était pleine de ce nom-là. La fille de M. Bastian avait été la compagne de jeux de Lucienne et de Jean, autrefois, quand l’évolution de M. Oberlé n’était point encore affirmée et connue dans le pays ; elle était devenue, un peu plus tard, la vision charmante que Jean revoyait au gymnase de Munich, lorsqu’il pensait à Alsheim, la jeune fille grandissante qu’on apercevait pendant les vacances, le dimanche, à l’église, qu’on saluait sans plus l’aborder, lorsque M. ou madame Oberlé se trouvait là, mais la passante aussi des vignes en vendanges et des bois, la promeneuse qui avait un sourire et un mot pour Lucienne ou pour Jean rencontré au tournant d’un chemin. Quel secret d’enchantement possédait cette fille d’Alsheim, élevée presque complètement à la campagne, sauf deux ou trois années passées chez les religieuses de Notre-Dame à Strasbourg, nullement mondaine, moins brillante que Lucienne, plus silencieuse et plus grave ? Le même, sans doute, que le pays où elle était née. Jean l’avait quittée comme il avait quitté l’Alsace, sans pouvoir l’oublier. Il s’était interdit de la revoir, pendant le dernier et rapide séjour qu’il avait fait à Alsheim, afin de s’éprouver et de reconnaître si vraiment le souvenir d’Odile résisterait à un long temps de séparation, d’études et de voyages. Il avait pensé : « Si elle se marie dans l’intervalle, ce sera la preuve qu’elle n’a jamais songé à moi, et je ne la pleurerai pas. » Elle ne s’était pas mariée. Rien n’indiquait qu’elle fût fiancée. Et, sûrement, Jean allait la revoir.

Il préféra ne pas s’engager dans l’avenue des merisiers, célèbres par leur beauté, qui gardaient le domaine des Bastian. Les gens du bourg, les travailleurs épars dans la campagne voisine, pour rares qu’ils fussent, auraient pu reconnaître le fils de l’usinier se rendant chez le maire d’Alsheim. Il suivit la haie d’épine noire taillée qui limitait l’allée, marchant dans la terre rouge ou sur l’étroite bordure d’herbe laissée par la charrue au bord du fossé. Derrière lui, le bruit des batteurs en grange le suivait, diminué par la distance et éparpillé dans le vent. Jean se demandait :

« Comment vais-je aborder M. Bastian ? Comment me recevra-t-il ? Bah ! j’arrive, je suis censé ignorer tant de choses ! »

À deux cents mètres au sud de la ferme, l’avenue de merisiers finissait, et le bosquet qu’on apercevait de si loin s’arrondissait dans les champs ensemencés. De beaux arbres, chênes, platanes et ormeaux, formaient la futaie, en ce moment dépouillée, sous laquelle poussaient des arbres verts, pins, fusains et lauriers. Jean continua de longer la haie dans la courbe qu’elle faisait à travers une luzerne, jusqu’à une porte rustique, dépeinte et à demi pourrie, qui s’élevait entre deux poteaux. Une pierre de grès, jetée sur le fossé, servait de pont. Les lauriers débordaient la clôture d’épines de chaque côté des montants, et fermaient la vue à deux mètres de distance. Quand Jean s’approcha, un merle partit en criant. Jean se souvint qu’il suffisait, pour entrer, de passer la main à travers la haie et de lever un crochet de fer. Il ouvrit donc la porte, et, un peu inquiet de son audace, frôlé, depuis sa vareuse jusqu’à ses molletières, par les branches folles d’une allée trop étroite et rarement suivie, déboucha dans une clairière sablée, tourna autour de plusieurs massifs d’arbustes bordés de buis, et arriva près de la maison, du côté opposé à Alsheim. Il y avait là des platanes de plus de cent années, plantés en demi-cercle, qui abritaient un peu de gazon, et étendaient leurs branches par-dessus les tuiles d’une vieille maison basse de murs, trapue, bossuée de deux balcons et coiffée de toits débordants. Des celliers, des pressoirs, des granges, un rucher continuaient la demeure du maître, où se reconnaissaient l’abondance, la bonhomie et la simplicité de la vieille Alsace bourgeoise.

Jean, un instant retardé par l’invincible attrait de ces lieux jadis familiers pour lui, regardait encore les platanes, le toit, une fenêtre au balcon de laquelle des lierres poussaient ; il allait faire les quelques pas qui le séparaient de la porte entr’ouverte, lorsque, sur le seuil, un homme de haute taille parut, et, reconnaissant le visiteur, eut un geste de surprise. C’était M. Xavier Bastian. Aucun homme de soixante ans, dans l’arrondissement d’Erstein, n’était plus robuste ni plus jeune d’humeur. Il avait des épaules larges, une tête massive, aussi large du bas que du haut, les cheveux tout blancs, divisés en mèches courtes qui chevauchaient les unes sur les autres, les joues et le dessus des lèvres rasés, le nez gros, les yeux fins et gris, la bouche ramassée, et, dans la physionomie, cette sorte de fierté avenante de ceux qui n’ont jamais eu peur de rien. Il portait la redingote longue à laquelle sont restés fidèles quelques notables Alsaciens, même dans les villages, comme Alsheim, où les habitants n’ont aucune originalité de costume, ni aucun souvenir d’en avoir eu quelqu’une.

En apercevant Jean Oberlé, qu’il avait fait sauter sur ses genoux, il eut donc un geste de surprise.

– C’est toi, mon petit ? dit-il dans ce dialecte d’Alsace dont il usait plus souvent et plus familièrement que du français ; quel événement faut-il donc pour que tu viennes ?

– Aucun, monsieur Bastian, si ce n’est que j’arrive.

Il tendit la main au vieil Alsacien. Celui-ci la prit, la serra, et tout à coup perdit cette gaieté qu’il avait mise dans son accueil, car il pensait : « Voilà dix ans que ton père n’est entré ici, dix ans que ta famille et la mienne sont ennemies. » Il dit seulement, se répondant à lui-même et résolvant une objection :

– Entre tout de même, Jean, il n’y a pas de mal, pour une fois…

Mais le contentement de la première rencontre était tombé, il ne reparut plus.

– Comment vous êtes-vous aperçu que j’entrais dans votre domaine ? demanda Jean qui ne comprit pas. Vous m’entendiez ?

– Non, j’ai entendu le merle. J’ai cru que c’était mon domestique, que j’ai envoyé à Obernai, pour faire réparer les lanternes de ma victoria. Viens dans la salle, mon petit…

Il pensait, avec un sentiment mêlé de regret et de réprobation : « Comme ton père y entrait, lorsqu’il en était digne. »

Dans le corridor, à gauche, il ouvrit une porte, et tous deux pénétrèrent dans la « salle », qui était à la fois la salle à manger et la pièce de réception de ce riche bourgeois, héritier des terres et de la tradition d’une série d’ancêtres qui n’avaient quitté la maison d’Alsheim que pour le cimetière d’Alsheim. Presque tout le pittoresque d’ameublement, qu’on rencontre encore dans les vieilles maisons de l’Alsace rurale, avait disparu de la demeure de M. Bastian. Plus d’armoires sculptées, plus de chaises en bois plein dont le dossier est entaillé en forme de cœur, plus d’horloge dans sa gaine peinte, plus de petits plombs aux fenêtres. Les chaises, peu nombreuses dans la vaste salle carrée et claire, la table, l’armoire, le bahut au sommet duquel reposait le moulage d’un Pietà sans célébrité, étaient en noyer verni. Il n’y avait d’ancien que le poêle de faïence historiée, qui portait la signature de maître Hugelin de Strasbourg, et dont M. Bastian était fier comme d’un trésor. Aux deux tiers de l’appartement, entre le poêle et la table, une femme d’une cinquantaine d’années était assise, vêtue de noir, un peu forte, ayant des traits réguliers et épaissis, des bandeaux de cheveux gris, le front bien fait et presque sans rides, de beaux sourcils allongés et des yeux sombres comme si elle avait été du Midi, et calmes, et dignes, qu’elle leva d’abord sur Jean et qu’elle reporta aussitôt sur son mari, comme pour demander : « À quel titre vient-il chez nous ? »

Elle cousait l’ourlet d’un drap de toile écrue, qui s’affaissait autour d’elle en cassures descendantes. En voyant entrer Jean, elle avait laissé tomber l’étoffe. Elle demeurait muette de surprise, ne comprenant pas que son mari amenât chez elle le fils élevé en Allemagne d’un père renégat de l’Alsace. Pendant la guerre, autrefois, elle avait eu trois frères tués au service de la France.

– Je l’ai rencontré qui venait me voir, fit pour s’excuser M. Bastian, et je l’ai prié d’entrer, Marie…

– Bonjour, madame, dit le jeune homme, que l’étonnement et la froideur de ce premier regard de madame Bastian avaient froissé, et qui s’était arrêté au milieu de la grande salle… Ce sont de vieux souvenirs qui m’ont amené…

– Bonjour, Jean.

Les mots moururent, avant d’avoir atteint les murs tapissés de vieilles pivoines. On les entendit à peine. Le silence qui suivit fut si cruel que Jean pâlit, et que M. Bastian, qui avait refermé la porte, et qui, un peu en arrière de Jean, grondait doucement, d’un hochement de tête, ces beaux yeux sévères de l’Alsacienne qui ne se baissaient pas, intervint en disant :

– Je ne t’ai pas raconté, Marie, que j’ai vu, ce matin, dans nos vignes de Sainte-Odile, notre ami Ulrich. Il m’a parlé du retour de ce garçon à Alsheim… Il m’a assuré que nous devions nous féliciter de voir son neveu se fixer dans le pays. Il me l’a représenté comme un des nôtres…

Les lèvres silencieuses de l’Alsacienne eurent un vague sourire d’incrédulité, qui mourut aussi, comme les mots. Et madame Bastian se remit à coudre.

Jean se détourna, et, pâle, plus malheureux encore qu’irrité, dit à demi-voix à M. Bastian :

– Je savais nos deux familles divisées, mais pas au point où je le vois… J’ai quitté Alsheim depuis si longtemps… Vous m’excuserez d’être venu…

– Reste, mon petit, reste… Je t’expliquerai… Tu peux croire que, contre toi, nous n’avons rien, aucune animosité, ni l’un ni l’autre.

Le vieillard posa la main sur le bras de Jean, amicalement :

– Je ne veux pas que tu t’en ailles comme ça. Non, puisque tu es venu, je ne veux pas que tu puisses dire que je t’ai renvoyé sans honneur… Le souvenir me pèserait… Je ne veux pas…

– Non, monsieur Bastian, je suis de trop ici, je ne puis pas rester, pas un instant.

Il s’avançait pour sortir. La main solide du vieux maire d’Alsheim se serra autour du poignet qu’elle tenait. La voix s’éleva et devint rude :

– Tout à l’heure ! Mais ne refuse pas au moins la politesse que je fais à tous ceux qui entrent ici… C’est une habitude du pays et de la maison. Accepte de boire avec moi, Jean Oberlé, ou bien je te méconnaîtrai, à mon tour, et nous ne nous saluerons même plus !

Jean se souvint que nulle maison des campagnes de Barr ou d’Obernai, même les plus anciennes et les plus riches, n’avait la réputation de posséder de meilleures recettes pour la fabrication de l’eau-de-vie d’alises, de cerises ou de sureau, du vin de paille ou de la boisson de mai. Il vit que le vieux maire d’Alsheim serait blessé par un refus, et que l’offre était un moyen de se montrer cordial, sans désavouer en paroles, ni sans doute au fond de la pensée, la mère, reine et maîtresse du grand logis, qui continuait d’ignorer l’hôte parce que l’hôte était le fils de Joseph Oberlé.

– Soit ! dit-il.

Aussitôt, M. Bastian appela :

– Odile !

Les mains qui soutenaient la toile, près du poêle de faïence, se reposèrent sur les plis de la robe noire, et, pendant une demi-minute, il y eut trois âmes humaines qui, avec des pensées bien différentes, attendaient celle qui allait apparaître au fond de la salle, à droite, près du bahut de noyer, là-bas. Elle vint, elle sortit de l’ombre d’une pièce voisine, et s’avança dans la lumière, tandis que Jean se raidissait contre l’émotion, et se disait : « Que j’ai bien fait de me souvenir d’elle ! »

– Donne-moi de la plus vieille eau-de-vie que j’aie ici, demanda le père.

Odile Bastian avait d’abord souri à son père, qu’elle apercevait près de la porte, puis elle avait, d’un mouvement de ses sourcils bruns, montré son étonnement, sans déplaisir, en reconnaissant près de lui Jean Oberlé, puis le sourire s’était effacé, quand elle avait vu sa mère penchée sur la table de travail, muette et comme étrangère à ce qui se disait et se passait près d’elle. Alors sa poitrine s’était soulevée, les mots qu’elle allait répondre s’étaient arrêtés avant d’arriver à ses lèvres, et Odile Bastian, trop sensée pour ne pas deviner l’affront, trop femme pour en souligner la peine secrète, avait simplement et silencieusement obéi. Elle avait cherché une clef dans le tiroir de la commode, s’était approchée du bahut, et, se soulevant sur la pointe des pieds, une main appuyée à l’angle du corps à deux battants par lequel se terminait le meuble, la nuque rejetée en arrière, elle fouillait les profondeurs de la cachette.

Elle était bien la même jeune fille, plus épanouie, qui vivait dans le souvenir de Jean depuis des années, et le suivait à travers le monde. On ne pouvait pas dire qu’elle fût d’une beauté régulière. Et cependant elle était belle, d’une beauté forte et lumineuse. Elle ressemblait aux statues de l’Alsace qu’on voit dans les monuments et dans les images du souvenir français, à ces filles nées d’un sang riche et guerrier, qui s’indignent et qui bravent, tandis que, près d’elles, pleure la Lorraine plus frêle. Elle en avait la haute taille, les pommettes larges qu’une courbe sans dépression reliait au menton solide et d’un rose égal. Il lui manquait, il est vrai, les coques de ruban noir faisant deux ailes autour de la tête ; mais la chevelure n’en paraissait que plus originale et plus rare, des cheveux couleur de blé mûr, d’une teinte parfaitement uniforme et mate, qu’elle abaissait légèrement en bandeaux sur ses tempes, et qu’elle tordait ensuite et relevait. De cette même couleur sans éclat étaient les sourcils longs et fins, les cils, et les yeux mêmes, un peu écartés, où vivait une âme en repos, passionnée et profonde.

En une minute, M. Bastian eut devant lui, sur un guéridon deux verres de cristal taillé et une bouteille pansue et toute noire. Il prit d’une main la bouteille, et de l’autre tira, sans secousse, un bouchon qui, à mesure qu’il sortait du goulot, se gonflait, humide comme l’aubier en sève de printemps. En même temps, un parfum de fruits mûrs s’épanouissait sous les poutres de la salle.

– Elle est vieille de cinquante ans, dit-il en versant un doigt de liqueur dans chacun des verres.

Il ajouta sérieusement :

– Je bois à ta santé, Jean Oberlé, à ton retour à Alsheim !

Mais Jean, sans répondre directement, et dans le silence de tous, regardant Odile qui s’était reculée jusqu’au meuble et qui, appuyée et droite, regardait aussi et étudiait son ancien camarade de jeunesse revenu au pays natal, dit à haute voix :

– Moi, je bois à la terre d’Alsace !

Au ton des paroles, au geste de la main levant la petite coupe diamantée, au regard fixé au fond de la salle, quelqu’un avait compris que la terre d’Alsace était ici personnifiée et présente. La grande et belle fille des Bastian demeura immobile, appuyée au meuble qui l’enchâssait dans son ombre blonde. Mais ses yeux eurent une lueur vive, comme quand les blés, sous un souffle de vent, ondulent au soleil. Et, sans qu’elle détournât la tête, sans qu’elle cessât de regarder devant elle, ses paupières, lentement, s’abaissèrent et se fermèrent, en disant merci.

Et ce fut tout.

Madame Bastian ne s’était pas même redressée. Odile n’avait pas dit une parole. Jean salua, et sortit.

Le vieux maire d’Alsheim le rejoignit dehors.

– Je te reconduirai jusqu’à l’autre extrémité de mon jardin, fit-il, car il vaut mieux pour nous, pour toi-même et pour ton père, qu’on ne te voie pas sortir par l’avenue. Tu auras l’air de revenir des champs.

– Quel étrange pays est donc devenu celui-ci ! dit le jeune homme d’un ton de colère. Parce que vous n’avez pas les mêmes opinions que mon père, vous ne pouvez pas me recevoir, et, si je sors de chez vous, c’est en cachette… après avoir subi l’injure d’un silence qui m’a été dur, je vous en réponds !

Il parlait assez haut pour être entendu de la maison, dont il n’était encore qu’à quelques pas. La pâleur habituelle de son teint s’était accentuée, et, l’émotion serrant les muscles du cou et des mâchoires, tout le visage en avait pris une expression tragique.

M. Bastian l’entraîna.

– J’ai une seconde raison de t’emmener par là, dit-il, ce sera plus long que de te reconduire par où tu es venu, et il faut que je t’explique…

Ils prirent une allée non sablée, qui, au delà des platanes, côtoyait un potager, puis traversait un petit bois.

– Tu ne comprends pas, mon petit, dit M. Bastian, de sa voix qui était ferme, mais sans aucune dureté, parce que tu n’as vraiment jamais vécu parmi nous. Cela n’a pas changé ; ce que tu vois date d’il y a trente ans…

Par une échappée entre les arbres, un bout de plaine apparut, avec le clocher de Barr dans le lointain, et les Vosges bleuissantes au-dessus de lui.

– Autrefois, continua M. Bastian, qui montra vaguement le paysage, notre Alsace n’était qu’une famille. Les petits et les grands se connaissaient les uns les autres, et vivaient de bonne amitié. J’ai été, je suis de ce temps-là. Il n’y avait point, dans le monde, un pays où il y eût moins de morgue et plus de bonhomie ; et tu sais bien qu’aujourd’hui encore, je ne fais pas de différence entre un riche et un pauvre, entre un bourgeois de Strasbourg et un schlitteur de la montagne… Mais ce qui est fait est fait : nous avons été arrachés, malgré nous, à la France, et traités brutalement parce que nous ne disions pas oui… Nous ne pouvons pas nous révolter… Nous ne pouvons pas chasser les maîtres qui ne comprennent rien à notre vie et à nos cœurs… Alors, nous ne les recevons pas dans notre intimité, ni eux, ni ceux d’entre nous qui ont pris le parti du plus fort…

Il s’arrêta un instant de parler, ne voulant pas dire toute sa pensée là-dessus, et reprit, en saisissant la main de Jean :

– Tu es bien en colère contre ma femme, à cause de l’accueil qu’elle t’a fait… Mais ce n’est pas toi qui es en cause, ni elle… Jusqu’à ce que le doute qui pèse sur toi soit levé, tu es celui qui a été élevé par l’Allemagne, et la femme que tu viens de voir, c’est le pays… Réfléchis… Il ne faut pas lui en vouloir… Nous n’avons pas tous été fidèles à l’Alsace, nous les hommes, et les meilleurs d’entre nous, à la fin, font des compromis, et, plus ou moins, reconnaissent le maître nouveau. Pas nos femmes… Ah ! Jean Oberlé, je ne me sens pas le courage de les désavouer, même quand il s’agit de toi que j’aime bien : elles ne font point une injure comme une autre, nos Alsaciennes qui ne vous reçoivent pas : elles défendent leur pays ; elles continuent la guerre…

Le vieux avait des larmes dans ses yeux tout plissés et rouges…

– Vous me connaîtrez plus tard, dit Jean.

Ils étaient arrivés à la limite du petit parc, devant une porte de bois aussi moisie que l’autre. M. Bastian l’ouvrit, serra la main du jeune homme, et se tint longtemps à la limite du bois, regardant Jean s’éloigner et diminuer dans la plaine, la tête penchée en avant, à cause du vent qui soufflait toujours, et plus violemment. Jean était troublé jusqu’au fond de l’âme. Entre lui et chaque famille de ce vieux pays il sentait qu’il allait trouver son père. Il souffrait d’être né dans la maison vers laquelle il marchait. Comme la seule chose douce de cette première journée, il voyait l’image d’Odile, dont les yeux se fermaient lentement, lentement.

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