XIII Les remparts d’Obernai

Dix jours plus tard, Lucienne et sa mère venaient d’entrer dans la maison de famille où madame Oberlé avait vécu toute son enfance, la maison Biehler, qui levait ses trois étages de fenêtres à petites vitres vertes et son pignon à redan au-dessus des vieux remparts d’Obernai, entre deux maisons toutes semblables et du même siècle, le seizième.

Madame Oberlé était montée, en disant à la gardienne :

– Vous recevrez un monsieur qui me demandera, tout à l’heure.

Dans la grande chambre du premier où elle était entrée, une des rares pièces qui fussent encore meublées, elle avait vu vivre et mourir ses parents : le lit de noyer, le poêle de faïence brune, les chaises couvertes d’un velours de laine qui répétait sur chaque siège et chaque dossier la même corbeille de fleurs, le crucifix encadré sous un verre bombé, les deux vues d’Italie rapportées d’un voyage en 1837, tout était resté à la même place et dans le même ordre qu’autrefois. Instinctivement, en passant le seuil, elle chercha le bénitier pendu au linteau, et où les anciens, quand ils pénétraient dans la chambre, mouillaient leur doigt comme au seuil d’une demeure sacrée.

Les deux femmes s’approchèrent de la fenêtre. Madame Oberlé portait cette même robe noire qu’elle avait mise pour recevoir le préfet de Strasbourg. Lucienne, sur ses cheveux blonds nuancés, comme pour les voiler d’ombre, avait mis un chapeau de paille gris à grand bord, orné de plumes de même nuance. Sa mère la trouvait belle, et ne le disait pas. Elle eût été si empressée à le dire si le fiancé n’avait pas été celui qu’elles attendaient, et si l’aspect même de la maison et des pauvres souvenirs des braves gens d’Alsace qui l’avaient habitée n’eût encore augmenté la peine qu’elle éprouvait !

Elle s’appuya aux vitres et regarda, en bas, le jardin plein de buis taillé en boule et de plates-bandes dessinées par des bordures de buis, les allées tournantes et étroites où elle avait joué, grandi, rêvé. Au delà du jardin, il y avait la promenade établie sur les remparts de la ville, et, entre les marronniers plantés là, on découvrait la plaine bleue.

Lucienne, qui n’avait pas parlé depuis l’arrivée à Obernai, devinant qu’elle eût troublé une âme qui se demandait si elle pourrait aller jusqu’au bout de son sacrifice, vint tout près de sa mère, et, de cette voix intelligente qui prenait le cœur la première fois qu’on l’entendait, mais moins la seconde fois :

– Vous devez beaucoup souffrir, maman, dit-elle. Avec vos idées, ce que vous faites est presque héroïque.

La mère ne leva pas les yeux, mais les paupières battirent plus vite.

– Vous le faites par devoir de femme, et, à cause de cela, je vous admire. Je crois que je ne pourrais pas faire ce que vous faites : renoncer à ma personnalité jusqu’à ce point-là.

Elle ne pensait pas être cruelle.

– Et tu veux te marier ? demanda la mère en relevant vivement la tête.

– Mais oui. Nous n’entendons pas le mariage tout à fait comme vous, à présent.

La mère vit, au sourire de Lucienne, qu’elle allait se heurter à une idée faite, et elle sentit que l’heure pour discuter était mal choisie. Elle se tut.

– Je vous suis reconnaissante, reprit la jeune fille.

Puis après un moment d’hésitation :

– Cependant, vous avez eu une autre raison que celle d’obéir à mon père, quand vous avez accepté de venir ici… ici, recevoir M. de Farnow ?

Elle promena les yeux autour de la chambre, et les ramena vers la femme aux bandeaux plats, amenuisée et souffrante, qui était sa mère. Celle-ci n’hésita pas.

– Oui, dit-elle.

– J’en étais sûre. Pouvez-vous me la dire ?

– Tout à l’heure.

– Devant M. de Farnow ?

– Oui.

Une vive contrariété changea la physionomie de Lucienne, qui devint dure.

– Vous n’êtes cependant pas capable, quoique nous ne nous entendions guère, de vouloir détourner de moi mon fiancé ?

Deux larmes parurent au coin des paupières de madame Oberlé.

– Oh ! Lucienne !

– Non… Je ne le crois pas… C’est une chose importante ?

– Oui.

– Qui me concerne ?

– Non, pas toi.

La jeune fille ouvrit la bouche pour continuer, puis écouta, devint un peu pâle, et se tourna complètement vers la porte, tandis que sa mère se tournait seulement à moitié du même côté. Quelqu’un montait. Wilhelm von Farnow, précédé par la femme de charge qui l’accompagna seulement jusque sur le palier, aperçut, par l’ouverture de la porte, madame Oberlé, et, se rassemblant comme pour la parade militaire, traversant d’un pas rapide la chambre, vint incliner, devant la mère d’abord, devant la jeune fille ensuite, sa tête hautaine.

Il était en habits civils, très élégant. L’émotion pâlissait et creusait son visage. Il dit en français, gravement :

– Je vous remercie, madame.

Puis il regarda Lucienne, et son œil bleu, sans sourire, eut une étincelle de joie orgueilleuse.

La jeune fille sourit tout à fait.

Madame Oberlé eut un frémissement de dépit qu’elle essaya de réprimer. Elle regarda, bien en face, les yeux bleu d’acier de Wilhem von Farnow, qui se tenait immobile, dans la même attitude qu’il eut prise sous les armes et devant un grand chef.

– Il ne faut pas me remercier, monsieur. Je n’ai aucune part dans ce qui arrive. Mon mari et ma fille ont tout décidé.

Il s’inclina de nouveau.

– Je serais libre, je refuserais votre race, votre religion, votre armée, qui ne sont pas les miennes… Vous voyez que je vous parle franchement… Je tiens à vous dire que vous ne me devez rien,… mais aussi que je n’ai contre vous aucune animosité injuste. Je crois même que vous êtes un très bon soldat, et un homme estimable. Je le crois si bien que je vais vous confier une inquiétude dont je suis torturée…

Elle hésita un instant, et reprit :

– Nous avons eu, à Alsheim, une scène terrible, quand le comte de Kassewitz est entré à la maison…

– Le comte de Kassewitz me l’a rapportée, madame. Il m’a même conseillé de renoncer à mademoiselle votre fille. Mais moi, je ne renonce pas. Pour me faire renoncer, il faudrait…

Il se mit à rire :

– … il faudrait un ordre de l’Empereur ! Je suis bon Allemand, comme vous dites. Je ne renonce pas facilement à mes conquêtes. Et M. de Kassewitz n’est que mon oncle.

– Ce que vous ne savez pas, c’est que mon beau-père, pour la première fois depuis de longues années, dans l’exaspération, dans l’excès de la douleur, a parlé. Il a crié à Jean : « Va-t’en ! Va-t’en ! » J’ai entendu les mots. Je suis accourue. Eh bien ! monsieur, ce qui m’a le plus émue, ce n’est pas de voir M. Philippe Oberlé sans connaissance, étendu sur le tapis du salon : c’est l’expression de mon fils, et c’est la conviction qu’à ce moment il était résolu à obéir et à quitter l’Alsace.

– Oh ! dit Farnow, ce serait mauvais, cela !

Il jeta un coup d’œil sur la belle Lucienne, et vit qu’elle secouait, en signe de dénégation, ses cheveux blonds.

– Oui, mauvais, reprit la mère sans comprendre dans quel sens Farnow avait employé le mot. Quelle vieillesse pour moi, dans ma maison divisée, sans ma fille que vous allez m’enlever, sans mon fils qui serait parti !… Vous vous étonnez peut-être, que je vous révèle, à vous, une inquiétude de cette sorte ?…

Il fit un geste évasif.

– C’est que, reprit la mère plus vivement, je n’ai pas un conseil, pas une aide à espérer, en cette circonstance. Comprenez bien. À qui m’adresser ? À mon mari ? Il s’emportera ; il se mettra aussitôt en campagne ; il fera agir des influences, et, dans huit jours, nous apprendrons que Jean sera incorporé dans un régiment du nord ou de l’est de l’empire… À mon frère ? Il pousserait plutôt mon fils à quitter l’Alsace… Vous le voyez, monsieur, il n’y a que vous qui puissiez quelque chose…

– Et quelle chose exactement, madame ?

– Mais, plusieurs… Jean m’a promis qu’il entrerait au régiment. Vous pouvez lui ménager un accueil qui n’achève pas de le rebuter, lui assurer des protections, des relations, des camaraderies, lui parler… Vous le connaissez de longue date… Vous pouvez l’empêcher de s’abandonner à ses idées noires, et de mettre à exécution un pareil projet, s’il était de nouveau tenté…

Le lieutenant, très troublé et qui avait froncé les sourcils, changea de visage aux derniers mots.

– Madame, dit-il, jusqu’au 1eroctobre vous avez la promesse de votre fils. Après, je m’en charge.

Puis, se parlant à lui-même, et repris par une pensée qu’il n’exprimait pas tout entière :

– Oui, murmura-t-il, très mauvais… il ne faut pas.

Lucienne l’entendit.

– Tant pis ! dit-elle. Je trahis un secret de mon frère. Mais il me pardonnera, quand il saura que c’est pour calmer maman que je l’ai trahi… Vous pouvez être tranquille, maman : Jean ne quittera pas l’Alsace.

– Parce que ?…

– Il aime, lui aussi.

– Où donc ?

– À Alsheim.

– Et qui ?

– Odile Bastian.

Madame Oberlé demanda, toute saisie :

– C’est vrai ?

– Comme il est vrai que nous sommes ici. Il m’a tout raconté.

La mère ferma les yeux, et, suffoquant, la poitrine haletante :

– Dieu soit loué !… Il se lève donc un peu d’espoir pour moi !… Laissez-moi pleurer. J’en ai vraiment besoin.

Elle désignait, de la main, la pièce qui, de l’autre côté du palier de l’escalier, était ouverte aussi et éclairée par une grande baie à travers laquelle on apercevait un arbre.

Farnow inclina son grand corps, en montrant à Lucienne qu’il la suivrait. Et la jeune fille passa, traversant la chambre où ses aïeux avaient tant aimé leur Alsace.

Madame Oberlé se détourna ; assise tout près de la fenêtre, elle appuya le front contre les vitres où, enfant, elle avait vu le grésil et la glace en fougère, et le soleil, et la pluie, et l’air qui tremble l’été, et tout le pays d’Alsace. « Odile Bastian ! Odile ! » répétait la pauvre femme. Le visage clair, le sourire, les robes de la jeune fille, le coin d’Alsheim où elle vivait, tout un poème de beauté, de santé morale, se levait dans l’esprit de la mère, et elle s’y attachait, avec effort et jalousement, afin d’oublier pour quelles autres amours elle était venue. « Pourquoi Jean ne m’a-t-il pas confié son projet ? pensait-elle. Il forme une compensation à l’autre… Il me rassure… Mon Jean ne nous quittera pas, puisque le plus fort des liens l’attache au pays… Peut-être réussirons-nous, à la longue, à vaincre l’obstination de mon mari… Je lui ferai valoir le sacrifice que nous faisons, Jean et moi, en acceptant cet Allemand… »

Cependant, de la chambre voisine, toute démeublée, sauf les deux chaises ou s’étaient assis Farnow et Lucienne, l’un près de l’autre, Lucienne un coude sur la balustrade de la fenêtre ouverte, le lieutenant un peu en retrait et la contemplant, et parlant avec une ferveur extraordinaire, quelquefois des rires venaient. Ils blessaient madame Oberlé, mais elle ne se retournait pas. Elle continuait de voir, dans le bleu fuyant des campagnes alsaciennes, l’image consolatrice évoquée par Lucienne.

Wilhelm von Farnow parlait, pendant ce temps, et mettait à profit l’heure qu’il devinait devoir être courte, où il lui était permis de se faire connaître de Lucienne. Celle-ci l’écoutait, le regard comme perdu et rêvant sur les toits, mais attentive en réalité, et soulignant d’un sourire ou d’une moue significative les réponses qu’elle avait à faire.

L’Allemand disait : « Vous êtes une conquête glorieuse. Vous serez reine parmi les officiers de mon régiment… Il y a déjà une femme d’origine française, mais née en Autriche, et elle est laide. Il y a une Italienne, il y a des Allemandes et des Anglaises. Vous, mademoiselle, vous avez en vous seule ce qu’elles ont de dons dispersés et partagés : la beauté, l’esprit, l’éclat, la culture allemande et la spontanéité française… Dès que nous serons mariés je vous présenterai dans le monde de Berlin… Comment avez-vous pu grandir à Alsheim !… »

Elle avait l’âme plus orgueilleuse encore que tendre, et ces sortes d’adulations lui plaisaient.

* * * * * * * *

À cette même heure, profitant d’une absence que M. Joseph Oberlé avait dû faire du côté de Barr, M. Ulrich était monté chez son neveu Jean.

Les jours approchaient, où le jeune homme allait entrer à la caserne. Il fallait le prévenir de l’insuccès de la démarche faite auprès du père d’Odile Bastian. M. Ulrich, après avoir longtemps hésité, trouvant plus dur de détruire un amour jeune que de partir pour la guerre, était entré chez son neveu, et lui avait tout dit. Depuis une heure ils causaient, ou plutôt l’oncle monologuait, et tâchait de consoler Jean qui, devant lui, avait laissé voir son chagrin et pleuré librement.

– Pleure, mon petit, disait l’oncle. En ce moment même ta mère assiste au premier entretien de Lucienne et de l’autre. Je t’avoue que je ne la comprends pas… Pleure, mais ne te laisse pas abattre. Demain il faut que tu sois vaillant. Songe que, dans trois semaines, tu seras à la caserne. Il ne faut pas qu’ils te voient pleurer. Eh bien ! l’année passera, tu reviendras parmi nous, et, qui sait ?…

Jean passa la main sur ses yeux, et dit, résolument :

– Non, mon oncle.

– Quoi, non ?

À cette même place où, l’hiver précédent, les deux hommes avaient si joyeusement causé de l’avenir, ils étaient de nouveau assis, aux deux extrémités du canapé. Dehors, le jour déclinait, lumineux encore et chaud. M. Ulrich retrouva tout à coup, sur le visage douloureux de Jean, l’expression d’énergie qui l’avait autrefois si vivement frappé et ravi. Les yeux couleur des Vosges, sous les sourcils rapprochés, s’emplirent de lueurs passantes. Et cependant les prunelles étaient fixes.

– Non, répéta Jean. Il est nécessaire que vous le sachiez, vous et un autre encore à qui je le dirai : je ne ferai pas mon service militaire ici.

– Où le feras-tu donc ?

– En France.

– Comme tu dis cela ! C’est sérieux ?

– Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

– Et tu pars tout de suite ?

– Non, après mon entrée au corps.

M. Ulrich leva les bras :

– Mais tu es fou ! Quand ce sera le plus difficile et le plus dangereux ! Tu es fou !

Il se mit à arpenter la chambre, depuis la fenêtre jusqu’au mur du fond. L’émotion lui faisait faire de grands gestes, et cependant il pensait à ne parler qu’à demi-voix, de peur d’être entendu par les gens de la maison.

– Pourquoi après ? Car enfin, c’est la première chose qui me vient à l’esprit en présence d’une idée pareille. Pourquoi ?

– J’avais projeté de partir avant d’entrer au régiment, dit posément le jeune homme. Mais maman a deviné quelque chose. Elle m’a fait jurer que j’entrerais à la caserne. J’y entrerai donc. N’essayez pas de m’en détourner. C’est déraisonnable, mais j’ai promis.

M. Ulrich haussa les épaules.

– Oui, la question de temps est un détail sérieux, mais ce n’est que cela. Le plus grave, c’est la résolution. Qui te l’a fait prendre ? Est-ce parce que ton grand-père a crié : « Va-t’en ! » que tu veux t’en aller ?

– Non, il a pensé comme moi, voilà tout.

– Est-ce le refus de mon ami Bastian qui t’a déterminé ?

– Pas davantage. S’il m’avait dit oui, j’aurais dû lui avouer ce que je vous dis ce soir : je ne vivrai ni en Allemagne, ni en Alsace.

– Alors, le mariage de ta sœur ?

– Oui, à lui seul, ce coup-là aurait suffi à me chasser. Quelle serait ma vie maintenant, à Alsheim ? Y avez-vous pensé ?

– Fais attention, Jean : tu abandonnes ainsi ton poste d’Alsacien !

– Non, je ne puis rien pour l’Alsace. Je ne pourrai plus gagner la confiance des Alsaciens, avec mon père compromis et ma sœur mariée à un Prussien.

– On dira que tu as déserté !

– Qu’on vienne donc me le dire, quand je servirai dans mon régiment de France !

– Et ta mère, tu vas laisser ta mère, seule ici ?…

– C’est la grande objection, allez, la seule grande. Je me la suis faite… Ma mère ne peut pas me demander, pourtant, d’avoir la vie sacrifiée et vaine qu’elle a eue… Son second mouvement, plus tard, sera pour m’approuver, parce que je me serai libéré du joug intolérable qui a pesé sur elle… Oui, elle me pardonnera. Et puis…

Jean montra les Vosges dentelées et vertes.

– Et puis, il y a la chère France, comme vous dites. C’est elle qui m’attire. C’est elle qui m’a parlé la première.

– Enfant ! dit M. Ulrich.

Il se planta devant le jeune homme demeuré assis et qui souriait presque.

– Faut-il qu’une nation soit belle, mon petit, pour qu’après trente ans elle fasse lever des amours comme le tien ! Où est le peuple qu’on regretterait de la sorte ? Oh ! la race bénie, qui parle encore en toi !…

Il s’arrêta un moment.

– Cependant, je ne puis pas te laisser ignorer vers quelles difficultés et quelles désillusions tu vas. C’est mon devoir. Jean, mon Jean, quand tu auras passé la frontière, réclamé la qualité de Français, selon la loi qui te le permet, et accompli ton année de service militaire, que feras-tu ?

– Je trouverai toujours à gagner mon pain.

– Ne t’y fie pas trop. Ne crois pas que les Français t’accueilleront avec faveur parce que tu seras Alsacien… Ils ont peut-être plus oublié que nous… En tout cas, ils sont comme ceux qui doivent une rente très ancienne : ils ne paient plus qu’avec humeur et en retard… Ne t’imagine pas qu’on t’aidera, là-bas, plus qu’un autre.

Son neveu l’interrompit :

– Je suis décidé, quoi qu’il arrive. Ne m’en parlez plus, voulez-vous ?

Alors, l’oncle Ulrich, qui caressait sa barbe grise et pointue, comme pour en faire sortir des mots qui venaient mal contre le cher pays, se tut, regarda longuement son neveu, avec un sourire de complicité qui grandissait et s’épanouissait. Et il finit par dire :

– À présent que j’ai fait mon devoir, et que je n’ai pas réussi, j’ai le droit de t’avouer, Jean, que j’ai eu quelquefois cette idée-là… Qu’est-ce que tu dirais, si je te suivais en France ?

– Vous ?

– Pas tout de suite. Je n’avais ici d’autre intérêt à vivre que de te voir grandir et continuer la tradition… Tout cela se brise… Sais-tu que ce serait un des meilleurs moyens de t’assurer contre un accueil peu empressé ?…

Jean était trop violemment agité par la gravité des résolutions immédiates pour prendre le temps de causer d’un projet d’avenir.

– Écoutez, oncle Ulrich, c’est dans quelques jours que j’ai besoin de vous… Je vous ai prévenu de ma décision précisément pour que vous m’aidiez…

Il se leva, alla vers sa bibliothèque, qui était près de la porte d’entrée, prit une carte d’état-major, et revint, en la dépliant, vers le canapé.

– Rasseyez-vous près de moi, mon oncle, et faisons de la géographie.

Il étendit sur ses genoux la carte de la frontière de la Basse-Alsace.

– J’ai résolu de m’en aller par ici, dit-il. Il y aurait une petite enquête à faire.

L’oncle Ulrich hocha la tête en signe d’approbation, intéressé comme par un plan de chasse ou de bataille prochaine.

– Bon endroit, fit-il, Grand-Fontaine, les Minières. Il me semble que c’est là que la frontière est la plus proche de Strasbourg, en effet… Qui t’a donné le renseignement ?

– François, le second fils du Ramspacherhof.

– Tu peux t’y fier. Tu prendras le train ?

– Oui.

– Jusqu’où ?

– Jusqu’à Schirmeck, je pense ?

– Non, c’est trop près de la frontière, et c’est une station trop importante. À ta place, je descendrais à la station d’avant, à Russ-Hersbach.

– Bien. Là, je prends une voiture commandée à l’avance… Je monte jusqu’à Grand-Fontaine, je me jette dans la forêt.

– Nous nous jetons, tu veux dire ?

– Vous venez ?

Les deux hommes se regardèrent, fiers l’un de l’autre.

– Parbleu ! continua M. Ulrich, ça t’étonne ? C’est de mon métier. Coureur de sentiers comme je le suis, je vais d’abord aller reconnaître le terrain, puis, quand j’aurai fait le bois, de manière à me diriger même la nuit, je te dirai si le plan est bon, et, à l’heure convenue, tu me trouveras. Aie soin de te mettre en touriste ; chapeau mou, jambières, pas une once de bagages.

– Évidemment.

M. Ulrich considéra encore ce beau Jean, qui allait pour toujours quitter la terre des Oberlé, des Biehler, de tous les ancêtres.

– Que c’est triste tout de même, dis, malgré le plaisir du danger !

– Bah ! dit Jean, en essayant de rire, j’irai voir le Rhin aux deux bouts, là où il est libre.

M. Ulrich l’embrassa.

– Courage, petit, à bientôt. Prends garde de ne pas laisser deviner ton projet ! Qui est celui que tu veux avertir ?

– M. Bastian.

L’oncle approuva, et, déjà sur le seuil, montrant la chambre voisine d’où ne sortait plus M. Philippe Oberlé :

– Ce pauvre-là ! Dire qu’il a plus d’honneur, avec sa moitié de personnalité humaine, que tous les autres ensemble ! Au revoir, mon Jean !

* * * * * * * *

Quelques heures s’écoulèrent, que Jean passa au bureau de l’usine, comme de coutume. Mais il avait l’âme si distraite que tout travail lui fut impossible. Les employés qui eurent besoin de lui parler s’en apercevant, un des contremaîtres ne put s’empêcher de dire aux commis chargés des écritures, des Allemands comme lui :

– La cavalerie allemande fait des ravages par ici : le patron a l’air à demi fou.

Le même sentiment patriotique les fit rire tous, silencieusement.

Puis le dîner sonna. Jean redoutait de retrouver sa mère et Lucienne. Celle-ci, au moment où elle allait entrer dans la salle à manger, retint son frère, et, dans le demi-jour, tendrement, l’embrassa en le serrant contre elle. Comme tous les fiancés, c’était un peu l’autre qu’elle embrassait, sans le savoir. Cependant, la pensée au moins était pour Jean. Lucienne murmura :

– Je l’ai vu longuement, à Obernai. Il me plaît beaucoup, parce que c’est un orgueilleux comme moi. Il m’a promis de te protéger au régiment. Mais ne parlons pas de lui à table, veux-tu ? Ça vaut mieux. Maman a été très bien. La pauvre femme me touchait. Elle n’en peut plus… Mon Jean, j’ai été obligé de la rassurer en lui révélant ton secret, et je lui ai dit que tu ne quitterais pas l’Alsace, parce que tu aimes Odile. Me pardonnes-tu ?

Elle passa son bras sous celui de son frère, et, sortant du vestibule pour entrer dans la salle à manger où M. et madame Oberlé étaient assis déjà, silencieux :

– Mon pauvre cher, dans cette maison-ci, toute joie est payée avec le chagrin des autres ! Vois : je suis seule heureuse !

Le dîner fut très court. M. Oberlé, aussitôt après, emmena, dans la salle de billard, sa fille qu’il voulait interroger. La mère resta un moment à table, près de son fils qui était maintenant son voisin. Dès qu’elle fut seule avec lui, la contrainte de son visage tomba comme un voile. La mère se tourna vers l’enfant, l’admira, lui sourit, et dit, avec le ton de confidence qu’elle savait si bien prendre :

– Mon bien-aimé, je n’en puis plus ! Je suis brisée et il faut que je me retire. Mais je veux t’avouer que, dans ma souffrance de tantôt, j’ai eu une joie. Figure-toi que je croyais, mais fermement, jusqu’à tantôt, que tu allais nous abandonner…

Jean sursauta.

– Oh ! je ne le crois plus ! ne t’effare pas !… Je suis rassurée… Ta sœur m’a dit en secret,… que j’aurais un jour une petite Alsacienne pour belle-fille… Cela me ferait tant de bien !… Je comprends que tu ne m’aies rien confié encore, au milieu de tant d’événements… Et puis c’est encore nouveau, n’est-ce pas ? Pourquoi trembles-tu comme tu fais ?… Puisque je te dis, mon Jean, que je ne te demande rien en ce moment, et que je suis complètement revenue de ma crainte… Je t’aime tant !

Elle aussi, elle embrassa Jean ; elle aussi, elle le pressa contre sa poitrine. Mais elle n’avait d’autre tendresse dans l’âme que celle qu’elle exprimait ; elle se souvenait de l’enfant au berceau, des nuits, des jours passés, des inquiétudes, des rêves, des précautions, des prières dont il avait été l’objet, et elle pensait : « Tout cela n’est rien, en comparaison de tout ce que je voudrais faire encore, toujours, pour lui. »

Quand elle eut disparu et qu’il eut entendu le bruit qu’elle faisait, en ouvrant la porte du grand-père infirme, auquel elle ne manquait jamais d’aller souhaiter bonne nuit, Jean se leva, et sortit. Il alla par les champs, jusqu’à la bordure d’arbres qui enveloppait la maison des Bastian, pénétra dans le parc, et caché là, resta quelque temps à regarder la lumière qui filtrait à travers les volets de la grande salle.

Des voix parlaient tour à tour. Il en reconnaissait le timbre et n’en distinguait pas les mots. Elles étaient espacées, lentes, et Jean s’imagina qu’elles étaient tristes. La tentation lui venait de faire le tour de ces quelques mètres de façade et d’entrer résolument dans la salle. Il pensait : « Maintenant que je suis décidé à vivre hors de l’Alsace, maintenant qu’ils m’ont refusé à cause de l’attitude qu’a prise mon père et du mariage de Lucienne, je n’ai plus le droit d’interroger Odile. Je m’en irai sans savoir d’elle si elle souffre comme moi… Mais ne puis-je pas la revoir chez elle, une dernière fois, dans l’intimité de la veillée qui les réunit tous trois ? Je ne lui écrirai pas ; je ne chercherai pas à lui parler : mais je la reverrai, j’emporterai d’elle un dernier souvenir, et elle devinera que je suis au moins digne de pitié. »

Il hésitait cependant. Il se sentait, ce soir, trop malheureux et trop faible. D’ici le 1eroctobre, n’aurait-il pas le temps de revenir ? Un pas s’approcha, du côté du jardin. Jean regarda encore la mince lame de lumière qui s’échappait de la salle où veillait Odile, et qui coupait la nuit. Et il se retira.

Share on Twitter Share on Facebook