XII La récolte du houblon

Au bas de Sainte-Odile, un peu au-dessous des vignes, dans les terres profondes formées par les sables et les débris de feuilles tombés de la montagne, M. Bastian et d’autres propriétaires ou fermiers d’Alsheim avaient établi des houblonnières. Or, l’époque était venue où la fleur donne son maximum de poussière odorante, heure très brève, difficile à saisir.

Les planteurs de houblon faisaient donc de fréquentes apparitions dans les houblonnières. Les courtiers passaient dans les villages. On entendait les acheteurs et les vendeurs discuter les mérites comparés des houblons du Wurtemberg, du grand-duché de Bade, de la Bohême et de l’Alsace. Les journaux commençaient à répandre les premiers prix des crus les plus fameux : Hallertau, Spalt, Woluzach.

Un juif de Munich était venu voir M. Bastian, le dimanche 26 août, et lui avait dit :

– Le Wurtemberg promet ; Bade aura de belles récoltes ; notre pays de Spalt, en Bavière, a des houblons que nous payons cent soixante francs les cinquante kilos, parce que ce sont des houblons riches, qui ont de la lupuline comme un raisin a du jus. Ici, la sécheresse vous a nui. Mais je puis vous offrir cent vingt francs, à condition que vous récoltiez tout de suite. C’est mûr.

M. Bastian avait cédé, et convoqué ses journalières cueilleuses de houblon pour le 28 août. C’était aussi ce jour-là que le comte von Kassewitz devait rendre visite à M. Joseph Oberlé.

Dès le matin, dans le jour déjà traversé d’haleines chaudes, les femmes s’étaient mises en marche vers ce qu’on appelait « les hauts d’Alsheim », la région où la terre cultivée, creusée en arc, portait les houblonnières. À quelques centaines de mètres de la lisière de la forêt, les hautes perches, rangées en bataille, soutenaient les lianes vertes. Celles-ci ressemblaient à des tentes de feuillage très pointues, à des clochers plutôt, car des millions de petits cônes, formés d’écailles grises saupoudrées de pollen, se balançaient depuis la pointe extrême jusqu’à terre, comme des cloches dont le sonneur était le vent. Tous les habitants savaient l’événement du jour : on récolte chez M. Bastian. Le maître, levé avant l’aube, était déjà rendu dans sa houblonnière, examinant chaque pied, calculant son bien, pressant et écrasant entre les doigts une de ces petites pommes de pin en mousseline dont le parfum attirait les abeilles. En arrière, sur les sillons de chaume, deux chariots étroits, attelés d’un cheval, attendaient la moisson, et près d’eux se tenaient Ramspacher, le fermier, ses deux fils, Augustin et François, et un valet de ferme. Les femmes, sur la route toute droite qui menait jusque-là, montaient en bande irrégulière, trois en flèche, puis cinq barrant le chemin, puis une suivant les autres, la seule qui fût âgée. Chacune avait mis une robe et un corsage de travail, en étoffe légère, déteinte et passée à l’usage, sauf pourtant la fille de l’épicier, Ida, qui portait une robe presque neuve, bleue à pois blancs, et une autre élégante d’Alsheim, Juliette, la brune fille du sacristain, celle qui avait un corsage à la mode et un tablier à carreaux blancs et roses. La plupart étaient sans chapeau, et n’avaient, pour garantir leur teint, que l’ombre de leurs cheveux de tous les blonds. Elles allaient d’une allure tranquille et lourde. Elles étaient jeunes, fraîches. Elles riaient. Des gars de ferme, à cheval sur une bête de labour et se rendant aux champs, des faucheurs, campés au coin d’une pièce et la faux immobile engagée dans la luzerne molle, tournaient la tête, et suivaient du regard ces travailleuses qu’on ne voyait pas d’ordinaire dans la campagne, lingères, couturières, apprenties, et qui s’en allaient, comme à une fête, vers la houblonnière de M. Bastian. Le frisson des mots qu’on ne peut saisir courait jusqu’à eux, dans le vent qui séchait la rosée. Le temps était clair. Quelques vieilles gens, quêteurs de fruits tombés sous les pommiers et les noyers épars, se décourbaient aussi et clignaient les yeux, voyant monter sur la route de la forêt cette bande de filles qui n’avaient pas de paniers, comme en ont les myrtilleuses et les cueilleuses de framboises.

Elles entrèrent dans la houblonnière, qui alignait, sur huit rangs, ses huit cents pieds de houblon, et disparurent, comme dans des vignes gigantesques. M. Bastian distribua la besogne, et indiqua qu’il fallait commencer par la partie qui touchait la route. Alors, le vieux fermier, ses deux fils et le valet de ferme saisirent chacun une des perches, lourdes du poids de la moisson ; les vrilles, les clochettes écaillées, les feuilles tremblèrent, et, après que les femmes, agenouillées, eurent coupé les tiges au ras du sol, les perches soulevées sortirent de terre et furent inclinées et dépouillées des lianes qu’elles avaient portées. Tiges, feuilles et fleurs s’abattirent et furent réunies en tas, pour être enlevées par les chariots. Les travailleurs ne s’arrêtèrent point à cueillir les cônes de houblon, qu’on détacherait à Alsheim, dans la cour de la ferme, après midi. Mais, déjà couverts de poussière jaune et de débris de feuilles, les hommes et les femmes s’empressaient de dégarnir les perches abattues. L’odeur amère et saine s’avivait ; et le bourdonnement de la bande de journaliers, comme le bruit de vendanges précoces, s’en allait dans l’étendue immense, rayée de prairies, de chaumes et de luzernes, dans l’Alsace ouverte et féconde, que le soleil commençait à chauffer.

Cette lumière, le repos de la nuit encore voisin, la pleine liberté qu’ils n’avaient pas tous les jours, la coquetterie instinctive que développait la présence des hommes, le désir même d’être agréable à M. Bastian, qu’on savait d’humeur gaie, rendaient joyeux, d’une joie bruyante, ces enfants et ces jeunes filles qui récoltaient le houblon. Et, l’un des valets de ferme ayant dit tout haut, tandis que son équipe soufflait un moment : « Personne ne chante donc ? » la fille du sacristain, cette Juliette au visage régulier, et qui avait de si beaux yeux profonds sous ses cheveux bien peignés et relevés, répondit :

– J’en sais une belle !

Elle regardait, en répondant, le propriétaire du domaine, qui fumait, assis sur la première planche de chaume, au-dessus de la houblonnière, et qui contemplait avec amour, tantôt son coin de houblonnière, tantôt son Alsace dont jamais son esprit ne sortait.

– Si elle est belle, chante-la, dit le maître. Est-ce une chanson que les gendarmes peuvent entendre ?

– À moitié.

– Alors, tourne-toi du côté de la forêt, les gendarmes n’y passent pas souvent, parce qu’ils n’y trouvent pas à boire.

Les gens qui étaient baissés, et ceux qui étaient debout et dressés, rirent silencieusement, à cause de l’exécration où ils tenaient les gendarmes. Et la belle Juliette commença la chanson, en alsacien bien entendu, – une de ces chansons que composent encore des poètes qui ne se soucient pas de signer leurs œuvres et qui riment en contrebande.

La voix, assez ample, et pure surtout, disait :

« J’ai coupé les houblons d’Alsace, – ils ont poussé sur le sol que nous travaillons, – le houblon vert est bien à nous, – elle est à nous aussi la terre rouge ! »

– Bravo ! dit gravement le fermier de M. Bastian.

Celui-ci retira sa pipe de sa bouche, afin d’entendre mieux.

« Ils ont poussé dans la vallée, – dans la vallée tout le monde a passé, – beaucoup de sortes de gens et de vent, et de tourment. – Nous avons choisi nos amis.

» Nous boirons la bière à la santé de qui nous plaît ; – nous n’aurons pas de mots sur les lèvres, – mais nous aurons des mots dans le cœur, – où personne ne peut rien effacer. »

Les têtes lourdes, les têtes solides, jeunes ou vieilles, restèrent un moment immobiles après que Juliette eut fini. On attendait la suite. Les lèvres des filles souriaient, à cause de la voix, et de la vie ; les yeux de M. Bastian et de Ramspacher brillaient à cause d’autrefois. Les deux fils étaient devenus graves. Juliette ne se remit pas à chanter : il n’y avait pas de suite.

– Je crois connaître le meunier qui a composé la chanson, dit M. Bastian. Allons, mes amis, dépêchez-vous, voilà la première voiture qui s’en va à Alsheim. Il faut que tout soit cueilli et mis au séchoir avant la nuit.

Tous et toutes, sauf ce grand jeune François, désigné pour faire, en novembre, son service militaire, et qui avait pris la conduite du chariot, se courbèrent de nouveau vers les pieds de houblon. Mais, au même moment, des taillis qui bordaient la grande forêt, dans l’ourlet de buissons et de clématites sauvages qui formaient une frange soyeuse aux futaies de la montagne, une voix d’homme répondit.

Qui donc passait ? Qui donc avait entendu ? Ils crurent reconnaître la voix, qui était forte et inégale, usée, avec des élans de jeunesse. Et il s’éleva des chuchotements :

– C’est lui ! Il n’a pas peur…

La voix répondait, dans la même langue rude :

« Le nœud noir des filles d’Alsace – a noué mon cœur avec de la peine, – a noué mon cœur avec de la joie ; – c’est un nœud d’amour.

» Le nœud noir des filles d’Alsace – est un oiseau qui a de grandes ailes, – il peut franchir les montagnes – et regarder par-dessus.

» Le nœud noir des filles d’Alsace – est une croix de deuil que nous portons, – en souvenir de ceux et de celles – dont l’âme était pareille à la nôtre. »

La voix avait été reconnue. Quand elle eut cessé de chanter, les cueilleurs et les cueilleuses de houblon se mirent à parler de M. Ulrich, qui, simplement toléré en Alsace, avait cependant plus de liberté de langage que des Alsaciens sujets de l’Allemagne. Le bruit des rires et des mots échangés grandissait dans la houblonnière, d’autant plus que le maître s’éloignait.

M. Bastian, de son pas pesant et sûr, montait jusqu’à la lisière de la forêt, d’où était venue la voix, et s’enfonçait sous les hêtres. Quelqu’un l’avait vu venir, et l’attendait. M. Ulrich Biehler, assis sur une roche étoilée de mousse, tête nue, las d’avoir marché au soleil, avait espéré, en chantant, faire grimper jusqu’à lui son vieil ami Xavier Bastian. Il ne s’était pas trompé.

– J’ai une place pour toi ici, cueilleur de houblon ! cria-t-il de loin, en montrant le large bloc de grès roulé au bas de la montagne, entre deux arbres, et sur lequel il était assis.

Bien qu’ils se tutoyassent, M. Ulrich et le maire d’Alsheim ne se voyaient pas souvent. Il y avait entre eux moins d’intimité que de communauté d’opinions, d’aspirations et de souvenirs. Ils étaient amis d’élection, et la vieille Alsace les comptait parmi ses fidèles. Cela suffisait pour que la rencontre fût jugée heureuse et le signal compris. M. Ulrich s’était dit que M. Bastian, ayant mis ses travailleurs à l’ouvrage, ne serait pas fâché d’une diversion. Il avait chanté, en réponse à la chanson de Juliette, et M. Bastian était venu. À présent, le pâle et fin visage de l’ermite de Heidenbruch reflétait, avec la bonne grâce de l’accueil, une émotion, une inquiétude difficile à cacher.

– Tu chantes encore, dit M. Bastian, en serrant la main de M. Ulrich ; tu chasses ; tu cours la montagne !

Et il s’asseyait, soufflant, sur la pierre, les pieds dans les fougères et tourné vers les pentes descendantes, boisées de chênes, de hêtres et de buissons.

– L’apparence de tout cela, oui ! Je suis un promeneur, un forestier, je suis un errant ; toi, tu es, au contraire, le moins voyageur des hommes. Moi, je visite, tu cultives : ce sont, au fond, deux genres de fidélité… Dis-moi, Xavier, j’ai à te parler d’une chose qui me tient à cœur.

Le lourd visage de M. Bastian tressaillit, ses grosses lèvres remuèrent, et on aurait pu juger, à son profond changement de physionomie, combien cet homme était sensible. Comme il était également peu expansif, il ne fit aucune réponse. Il attendait.

– Je veux te recommander une cause qui est comme la mienne. Celui qui m’a prié de te voir, c’est mon plus cher parent… Xavier, je ne prends pas de détour avec toi : as-tu deviné que mon neveu Jean aime ta fille Odile ?

– Oui.

– Eh bien ?

Subitement, eux qui regardaient au loin, en avant, ils se regardèrent, les yeux dans les yeux, et ils s’effrayèrent, l’un à cause du refus qu’il lisait, l’autre à cause du mal qu’il causait.

– Non, dit la voix qui devint rude pour triompher de l’émotion qui l’eût fait trembler, je ne peux pas !

– Je m’y attendais… Mais, si je te disais qu’ils s’aiment tous deux ?…

– Peut-être… Je ne peux pas !

– Tu as une raison bien grave, alors ?

– Oui.

– C’est ?…

M. Bastian, à travers les cépées, montra du doigt la façade de la maison des Oberlé.

– C’est qu’aujourd’hui, dans cette maison-là, le préfet de Strasbourg va venir faire visite !

– Je n’avais pas la permission de te le dire, et je devais attendre, avant de te parler, que l’événement fût public.

– Il l’est. Tout le bourg d’Alsheim a été averti par les domestiques. On assure même que M. de Kassewitz vient demander la main de Lucienne pour son neveu le lieutenant von Farnow ?

– Je le sais.

– Et tu voudrais ?

– Oui !

– Que je donne ma fille à Jean Oberlé, pour qu’elle ait un beau-père candidat gouvernemental aux élections prochaines et un beau-frère officier prussien ?

M. Ulrich soutint le regard indigné de M. Bastian, et répondit :

– Oui. Ce sont de grandes souffrances pour lui ; mais la faute n’en est pas à Jean. Où trouveras-tu un homme plus digne de toi et de ta fille ?

– Que fait-il donc pour s’opposer au mariage de sa sœur ? Il est ici. Il approuve par son silence… Il est faible…

M. Ulrich l’arrêta du geste :

– Non ! il est fort.

– Pas comme toi, qui as su, du moins, fermer ta maison.

– Elle m’appartenait.

– Et j’ai le droit de dire : pas comme moi. Tous ces petits jeunes acceptent trop de choses, mon ami. Moi, je ne fais pas de politique. Je me tais. Je remue le sol de mon Alsace. Je suis en suspicion déjà parmi les paysans, qui m’aiment sans doute, mais qui commencent à me trouver compromettant ; je suis détesté par les Allemands de tout poil et de tout rang. Mais, que Dieu m’entende, tout cela ne fait que m’enraciner, et je ne change pas. Je mourrai avec mes haines d’autrefois intactes, comprends-tu ? intactes…

Il avait, dans les yeux, l’éclair d’un franc-tireur qui, au bout de la mire de son fusil, sûr de sa main qui ne tremble pas, tient son ennemi.

– Tu n’es pas pour rien de ta génération, Xavier. Mais il ne faut pas être injuste. Ce petit que tu refuses, pour ne pas nous ressembler, n’en est pas moins un vaillant cœur.

– À savoir !

– N’est-ce pas lui qui a déclaré qu’il n’entrerait pas dans l’administration ?

– Parce que le pays lui plaît mieux et que ma fille lui plaît aussi.

– Non, d’abord parce qu’il est Alsacien.

– Pas comme nous, je t’en réponds !

– À la nouvelle manière. Ils sont obligés de vivre au milieu des Allemands, ils font leur éducation dans des gymnases allemands, et leur manière d’aimer la France suppose plus d’honneur et plus de force d’âme qu’il n’en fallait de notre temps. Songe donc qu’il y a trente ans !

– Hélas !

– Qu’ils n’ont rien vu de ce temps-là, qu’ils n’ont qu’un amour de tradition, ou d’imagination, ou de sang, et que l’exemple de l’oubli est fréquent autour d’eux.

– Jean n’en a pas manqué, en effet, de ces exemples-là !

– C’est pourquoi tu devrais être plus juste pour lui. Songe que ta fille, en l’épousant, fonderait ici une famille alsacienne, très riche, très forte… L’officier n’habitera jamais Alsheim, ni même longtemps l’Alsace… Il ne sera bientôt plus qu’un nom…

M. Bastian posa sa lourde main sur l’épaule de M. Ulrich, et, d’un ton qui ne permettait guère de reprendre l’entretien :

– Écoute, mon ami, je n’ai qu’une parole : cela ne sera pas, parce que je ne veux pas de ce mariage-là ; parce que tous ceux de ma génération, les morts et les vivants, me le reprocheraient… Et puis, lors même que je céderais, Ulrich, il y a une volonté, près de moi, plus forte que la mienne, qui ne dira jamais oui, vois-tu, jamais…

M. Bastian se laissa couler dans les fougères, et, levant les épaules et secouant la tête, comme quelqu’un qui ne veut plus rien entendre, descendit vers ses journaliers. Quand il eut passé entre les rangées de ses houblons abattus, et réprimandé chacun des travailleurs, il n’y eut plus de rires, mais les filles d’Alsheim, et les fils du fermier, et le fermier lui-même, penchés sous le soleil qui devenait cuisant, continuèrent en silence le travail joyeusement commencé.

Déjà M. Ulrich remontait vers son ermitage de Sainte-Odile, désolé, se demandant quelle grave répercussion le refus de M. Bastian allait avoir sur la destinée de Jean, s’inquiétant d’annoncer la nouvelle à son neveu. Sans espérer, sans croire qu’il y eût encore une chance, il cherchait le moyen de fléchir le père d’Odile, et les projets bourdonnaient autour de lui, comme les taons des bois de sapins, ivres de soleil, qui suivaient le voyageur dans sa lente ascension. Les torrents chantaient. Il y avait des volées de grives, des avant-courrières, qui traversaient les ravins, bondissantes dans l’air bleu, pour s’approcher des vignes et des fruits de la plaine. Mais c’était en vain. M. Ulrich était triste à en mourir. Il ne songeait qu’à son neveu, si mal récompensé d’être revenu à Alsheim. Entre les arbres, au détour des lacets, il regardait la maison des Oberlé.

Celui qui aurait pénétré, en ce moment, dans cette maison l’aurait trouvée extraordinairement silencieuse. Tout le monde y souffrait. M. Philippe Oberlé avait déjeuné, comme d’habitude, dans son appartement. Madame Oberlé, sur l’ordre formel de son mari, avait consenti à descendre de sa chambre lorsque M. de Kassewitz serait annoncé. « Toutefois, avait-elle dit, je vous préviens que je ne ferai pas de frais. J’assisterai par ordre, parce que je suis tenue à recevoir ce personnage. Mais je n’irai pas au delà de mon obligation stricte. – Soit ! avait répondu M. Oberlé ; Lucienne, Jean et moi, nous causerons avec lui. Cela suffira. » L’industriel s’était rendu, aussitôt après le repas, dans son cabinet de travail, à l’extrémité du parc. Jean, qui n’avait pas manifesté des dispositions enthousiastes, était sorti, de son côté, en promettant de revenir avant trois heures. Lucienne se trouvait donc seule dans le grand salon jaune. Très bien habillée, en gris, dans une robe tout unie qui n’avait d’ornement qu’une boucle de ceinture de deux ors et dans le style de la salle à manger, elle disposait des roses dans des calices de cristal ou des tubes de porcelaine transparente, anémiée, qui contrastaient avec le meuble de velours d’un ton dur et net. Lucienne avait le recueillement d’esprit d’une joueuse qui voit finir la partie engagée et qui va la gagner. Elle avait, elle-même, dans deux soirées récentes à Strasbourg, négocié cette affaire à laquelle ne manquait plus que la signature des parties contractantes : la candidature officielle promise à M. Joseph Oberlé dans la première circonscription vacante de l’Alsace. La visite de M. de Kassewitz équivalait à la signature du traité. Les oppositions se taisaient, comme celle de madame Oberlé, ou s’écartaient et devenaient des bouderies, comme celle du grand-père. La jeune fille allait de la cheminée à la console dorée que surmontait une glace, et elle se mirait, et elle jugeait joli le mouvement de ses lèvres, auxquelles elle faisait répéter tout bas : « Monsieur le préfet. » Une chose cependant l’irritait, et traversait le sentiment d’orgueil qu’elle avait de sa victoire : le vide absolu qui s’était fait autour d’elle.

Les domestiques eux-mêmes semblaient s’être donné le mot pour ne pas être là quand on avait besoin d’eux. Les coups de sonnette restaient sans effet. Il avait fallu que, après le déjeuner, M. Joseph Oberlé allât trouver dans l’office le valet de chambre de son père, ce bon gros Alsacien qui se considérait comme étant au service de toute la famille. « Victor, vous vous mettrez en habit pour recevoir la personne qui doit venir vers trois heures. » Victor avait rougi et répondu péniblement : « Oui, monsieur. – Vous aurez soin de guetter la voiture, et de vous tenir au bas du perron. – Oui, monsieur. » Depuis cette promesse, qui heurtait sans doute le sentiment intime de Victor, celui-ci se dérobait, fuyait, et n’arrivait qu’au troisième ou quatrième appel, tout effaré, prétendant n’avoir pas entendu.

Le préfet de Strasbourg va venir ! Ce mot-là, que disait Lucienne, madame Oberlé le méditait, enfermée dans sa chambre. Il pesait, comme une nuée d’orage, sur l’intelligence du vieux représentant protestataire de l’Alsace, du vieux forestier Philippe Oberlé, qui avait commandé qu’on le laissât seul ; il agitait d’un fourmillement nerveux les doigts de M. Joseph Oberlé, qui écrivait des lettres d’affaires dans le bureau de la scierie, et qui s’interrompait pour écouter ; il sonnait douloureusement, comme le glas de quelque chose de noble, dans le cœur de Jean, réfugié chez le fermier des Bastian ; il était le thème, le Leitmotiv que ramenait, sous vingt formes diverses, la conversation vivante et mordante des cueilleuses de houblon.

Car les femmes et les filles de la ferme, et les journalières qui avaient travaillé le matin dans la houblonnière, étaient rassemblées, depuis le repas du midi, dans l’étroite et longue cour de la ferme des Ramspacher. Assises sur des chaises ou des escabeaux, ayant chacune à leur droite un panier ou une corbeille et à leur gauche un tas de houblon, elles détachaient les fleurs et rejetaient, les lianes dépouillées. Elles formaient deux lignes, l’une le long des murs de l’étable, l’autre le long de la maison. Cela faisait une avenue de têtes blondes et de corsages en mouvement parmi les amoncellements de feuilles qui allaient d’une femme à l’autre, et les reliaient comme une guirlande. À l’extrémité, la porte charretière, ouverte à deux battants sur la place du bourg d’Alsheim, laissait apercevoir les pignons de plusieurs maisons situées en face, leurs balcons de bois, les tuiles plates des toitures. Par ce chemin, de demi-heure en demi-heure, arrivaient les charges nouvelles de lianes de houblon, traînées par un des chevaux de la ferme. Le fermier, le vieux Ramspacher, était à son poste, sous la grange énorme qui précédait la maison d’habitation et devant laquelle se tenaient les premières travailleuses, arrachant les cônes du houblon. Dans ce bâtiment, vaste toiture qu’un mur portait d’un côté, et que soutenaient, de l’autre, des piliers en cœur de sapin des Vosges, la plupart des travaux de la ferme s’accomplissaient, et plusieurs richesses se conservaient. On y pressait le raisin ; on y battait le blé pendant les mois d’automne et d’hiver ; on serrait, dans les coins, des instruments de labour, des carrioles, des planches, des matériaux de construction, des barriques vides, un peu de foin. On y avait installé également une succession de grandes caisses de bois superposées, des étages de claies où chaque année le houblon était mis à sécher. Jamais le fermier ne déléguait ces fonctions délicates. Il était donc à son poste, devant le séchoir dont les premières tablettes étaient pleines déjà, et, monté sur une échelle, il répandait en couches égales le houblon cueilli que lui apportaient dans des mannequins ses deux fils aînés. La chaleur de l’après-midi, en cet août finissant, l’odeur des feuilles écrasées et des fleurs que les mains froissaient comme des sachets de senteur, grisaient un peu les femmes. Plus encore que le matin dans la houblonnière, des rires s’élevaient, et des questions, et des réflexions qui faisaient naître vingt réponses. C’était le travail quelquefois qui fournissait un prétexte à ces fusées de mots, c’était aussi le passage, sur la place toute blanche de poussière et de soleil, d’une voisine ou d’un voisin, mais surtout les deux événements connus depuis peu : la visite du préfet et le mariage probable de Lucienne.

La belle Juliette, la fille du sacristain, avait lancé la conversation, en disant :

– Je vous dis que c’est Victor qui l’a raconté au fils du maçon : le préfet doit arriver dans une demi-heure. Si vous croyez que je me dérangerai de ma place, quand il passera !

– Il verrait une trop jolie fille, dit Augustin Ramspacher en enlevant deux mannequins de fleur de houblon. Il n’y aura que les laides qui se feront voir.

Ida, qui avait relevé sa robe bleue à pois, Octavie la vachère, qui portait ses cheveux tressés, enroulés et plaqués en auréole d’or derrière la tête, et Reine, la fille très pauvre du tailleur, et d’autres, répondirent en riant :

– Pas moi, alors ! Ni moi ! Ni moi !

Et une voix de vieille femme, la seule vieille femme qui aidât les jeunes filles, grommela :

– Je sais bien que je suis pauvre comme Pierre et Paul, mais j’aime mieux qu’il aille chez d’autres que chez moi, leur préfet !

– Sûrement !

Tous et toutes, ils parlaient librement. Les mots rebondissaient entre les murs, et s’en allaient, avec des éclats de rire et des bruits de feuilles traînées et froissées. Sous la grange, cependant, dans le demi-jour, assis sur une pile de solives, le menton appuyé dans ses mains, il y avait un témoin qui entendait, et ce témoin était Jean Oberlé. Mais les habitants d’Alsheim commençaient à connaître le jeune homme, depuis cinq mois passés qu’il vivait au milieu d’eux. Ils le savaient très Alsacien. Dans l’occasion présente, ils devinaient que Jean s’était réfugié là, près du fermier des Bastian, parce qu’il désapprouvait l’ambition à laquelle son père sacrifiait tant de choses et tant de personnes. Il était entré, sous prétexte de se reposer et de se mettre à l’abri du soleil, en réalité parce que la présence de Lucienne triomphante lui était un supplice. Et cependant il ignorait encore la conversation du matin entre son oncle et M. Bastian. Dans son âme malheureuse, la pensée d’Odile revenait, et il la chassait pour demeurer maître de soi, car tout à l’heure il aurait besoin de toute sa raison et de toute sa force ; d’autres fois, il regardait vaguement les défleurisseuses de houblon, et tâchait de s’intéresser à leur travail et à leurs propos ; souvent, il croyait entendre le bruit d’une voiture, et il se redressait à demi, se rappelant qu’il avait promis d’être à la maison quand M. de Kassewitz arriverait.

La voix de Juliette, décidément en verve, reprit :

– Qu’a-t-il besoin de venir à Alsheim, ce préfet de Strasbourg ? Nous vivons si bien sans les Allemands !

– Ils ont juré de se faire détester, ajouta aussitôt le fils aîné du fermier, qui distribuait des provisions de houblon aux femmes qui n’en avaient plus. Ainsi, il paraît qu’ils interdisent tant qu’ils peuvent de parler français ?

– À preuve, mon cousin François-Joseph Steiger, dit la petite Reine, la fille du tailleur. Un gendarme a prétendu l’avoir entendu crier : « Vive la France ! » à l’auberge. C’était, je crois bien, tout ce que mon cousin savait de français. Cela a suffi. Mon cousin a fait deux mois de prison.

– Encore il criait, ton cousin ! Mais à Albertchweiler, ils ont refusé à une société de chant d’exécuter des morceaux en langue française !

– Et le prestidigitateur français qui est venu l’autre jour à Strasbourg ? Vous n’avez pas su ? Le journal l’a raconté. Ils l’ont laissé payer les droits, louer la salle, imprimer les affiches, et puis ils ont dit : « Vous ferez le boniment en allemand, mon bel ami, ou bien partez ! »

– Ce qui est bien plus fort, c’est ce qui est arrivé à M. Haas, le peintre en bâtiments.

– Quoi donc ?

– Il savait bien qu’on ne peut plus peindre une inscription en français sur une boutique. M. Haas, que je connais, n’aurait pas écrit un mot en contravention avec ses pinceaux. Mais il a cru qu’il pouvait au moins passer une couche de vernis sur une enseigne où il y avait écrit, depuis longtemps : « Chemiserie ». Ils l’ont fait venir, et menacé d’un procès-verbal, parce qu’il conservait l’inscription, avec son vernis… Tenez, c’était en octobre dernier.

– Oh ! oh ! M. Hamm serait-il content si la pluie, le vent et le tonnerre renversaient l’enseigne de l’auberge d’ici, qui s’appelle encore le Pigeon blanc, comme cela est arrivé déjà pour la Cigogne !

Ce fut une ancienne, Joséphine la myrtilleuse, qui dit à la femme du fermier, apparue en ce moment au seuil de sa maison :

– Triste Alsace ! Dans notre jeunesse, comme elle était gaie ! N’est-ce pas, madame Ramspacher ?

– Oui : À présent, pour un rien, les expulsions, les procès, la prison : la police partout.

– Tu ferais mieux de te taire ! cria Ramspacher d’un ton de reproche.

Le cadet, François, défendit la mère, et répondit :

– Il n’y a pas de traître ici. Et puis est-ce qu’on peut s’en taire ? Ils sont trop durs. C’est pour cela qu’il y a tant de jeunes gens à émigrer !

De son coin d’ombre, Jean regardait toutes ces têtes de jeunes filles qui écoutaient, les yeux ardents, quelques-unes immobiles et dressées, d’autres continuant de se baisser et de se relever en défleurissant les lianes vertes.

– Travaillez donc, au lieu de tant jacasser ! dit de nouveau la voix du maître.

– Cent soixante-dix insoumis, condamnés par le tribunal de Saverne, en un seul jour, en janvier dernier ! dit Juliette, avec un rire qui secoua ses cheveux. Cent soixante-dix !

François, le grand gars noueux et nonchalant qui était en ce moment tout près de Jean Oberlé, versa sur la planche du séchoir un mannequin de houblon, et, se penchant ensuite :

– C’est par Grand-Fontaine qu’il fait bon passer la frontière, dit-il à voix basse. Le meilleur passage, monsieur Oberlé, est entre Grand-Fontaine et les Minières… La frontière est là en face, qui fait comme un éperon. Nulle part elle n’est si voisine, mais il faut se méfier du garde forestier et des douaniers. Ils arrêtent les gens pour leur demander où ils vont, des fois.

Jean frissonna. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il commença :

– Pourquoi vous adressez-vous ?…

Mais le jeune paysan s’était retourné, et continuait son travail. Sans doute c’était pour lui-même qu’il avait parlé. Il avait confié son propre projet à son « pays » mélancolique et silencieux, qu’il voulait amuser, étonner ou se rendre sympathique.

Mais Jean avait été remué par cette confidence.

Une voix flûtée cria :

– Voilà la voiture à l’entrée du bourg ! Elle va passer devant l’avenue de M. Bastian !

Toutes les égrappeuses de houblon levèrent la tête.

La petite Franzele était debout, à côté du pilier qui soutenait le portail ouvert. Penchée, le haut du corps dépassant le mur de clôture, ses cheveux bouclés fouettés par le vent, elle regardait à droite, d’où venait un bruit de roues. Dans la cour, les femmes s’étaient arrêtées de travailler. Elles murmuraient : « Le préfet ! Le voilà… Il va passer. »

Le fermier, que le silence subit des femmes, autant que la voix de la petite, avait tiré de son occupation sous la grange, se tourna vers la cour où les cueilleuses écoulaient, immobiles, le bruit des roues et des chevaux qui s’approchaient. Il commanda :

Ferme la porte charretière, Franzele !

Et il ajouta, en grommelant :

– Je ne veux pas qu’il voie comment c’est fait, chez moi !

La petite poussa l’un des vantaux, puis, curieuse, ayant encore avancé le front :

– Oh ! c’est drôle ! Eh bien ! il ne pourra pas dire qu’il aura vu beaucoup de monde… On ne s’est guère dérangé pour lui… Il n’y a que les Allemandes, naturellement… Elles sont toutes là, à côté de la Cigogne…

– Fermeras-tu ! riposta le fermier en colère.

Cette fois, il fut obéi. Le second vantail se rabattit sur le premier. Les vingt personnes présentes entendirent le bruit de la voiture qui roulait dans le silence du bourg d’Alsheim. Il y avait des yeux dans tous les coins d’ombre, derrière les vitres. Mais on ne sortait pas sur le seuil des portes, et, dans les jardins, les bêcheurs de plates-bandes avaient l’air absorbés par le travail au point de ne rien entendre.

Quand l’équipage fut à cinquante mètres au delà de la ferme, les imaginations se représentèrent l’avenue des Oberlé, là-bas, à l’autre bout du village, et, reprenant une poignée de tiges de houblon, les femmes et les filles se demandèrent, curieuses, ce qu’allait faire le fils de M. Oberlé, et elles regardèrent, à la dérobée, vers la grange.

Il n’était plus là.

Il s’était levé, pour ne pas manquer à la parole donnée, et, ayant couru, il arrivait, pâle malgré la course, à la porte du potager, au moment où les chevaux du préfet, à l’autre extrémité du domaine, franchissaient la grille du parc.

Toute la maison était déjà prévenue, Lucienne et madame Oberlé se tenaient assises près de la cheminée. Elles ne se disaient rien. L’industriel, qui, depuis une demi-heure, était revenu de son bureau, et qui avait passé la jaquette qu’il mettait pour aller à Strasbourg et un gilet de piqué blanc, observait, les deux bras écartés derrière les vitres de la fenêtre, le landau qui s’avançait en contournant la pelouse.

Le programme s’exécutait selon les plans combinés par lui. Le personnage officiel qui venait de pénétrer dans le domaine apportait à M. Oberlé l’assurance de la faveur allemande. Une seconde, dans une bouffée d’orgueil qui le fit tressaillir, celui-ci aperçut, en imagination, le palais du Reichstag…

– Monique, dit-il en se retournant, essoufflé comme après une grande course, est-ce que votre fils est enfin rentré ?

Devant lui, mince dans le fauteuil jaune, auprès de la cheminée, madame Oberlé répondit, tous les traits tendus par l’émotion :

– Il y sera, puisqu’il l’a promis.

– Le fait le plus certain est qu’il n’y est pas. Et le comte de Kassewitz arrive… Et Victor ? je suppose qu’il est sur le perron pour annoncer comme je l’ai recommandé ?

– Je le suppose.

M. Joseph Oberlé, furieux de la contrainte que s’imposait sa femme, de la désapprobation qu’il rencontrait jusque dans cette soumission, traversa l’appartement, tira avec violence le cordon de la vieille sonnette, et, entr’ouvrant la porte qui donnait sur le vestibule, constata que Victor n’était pas à son poste.

Il dut se retirer, car le bruit des pas montant le perron se mêlait aux derniers tintements de la sonnette.

M. Joseph Oberlé se plaça près de la cheminée, face à la porte, près de sa femme. Les pas écrasaient le sable sur le granit du perron.

Quelqu’un était venu cependant à l’appel de la sonnette. La porte fut poussée, l’instant d’après, et le ménage des Oberlé aperçut en même temps la vieille cuisinière Salomé, blanche comme la cire, les dents serrées, qui ouvrait la porte sans mot dire, et M. de Kassewitz qui la frôlait et entrait.

Ce personnage, très grand, très large d’épaules, était sanglé dans une redingote. Son visage était composé de deux éléments disparates : un front bombé, des pommettes rondes, un nez rond, puis, faisant saillie, hérissant la peau, soudés en mèches dures, les sourcils, les moustaches, la barbiche courte pointaient en avant et en l’air. Cette figure de reître, faite de flèches et de rondaches, s’animait de deux yeux perçants, vivants, qui devaient être bleus, car le poil était jaune, mais qui ne sortaient point de l’ombre, à cause des sourcils débordants, et de l’habitude qu’avait l’homme de plisser les paupières. Ses cheveux, rares sur les tempes, étaient ramenés en coup de vent de l’occiput jusqu’au-dessus des oreilles.

M. Joseph Oberlé s’avança, et dit, en allemand :

– Monsieur le Préfet, nous sommes très honorés de votre visite… Avoir pris cette peine vraiment…

Le fonctionnaire saisit et serra la main que tendait M. Oberlé. Mais il ne le regarda pas, et ne s’arrêta pas. Sur le tapis de haute laine du salon, ses pas continuèrent de sonner lourdement. Il fixait, au coin de la cheminée, la mince apparition en deuil. Et, colossal, il salua, par des mouvements répétés de tout le buste raidi.

– Monsieur le comte de Kassewitz, dit M. Oberlé, – car le préfet n’avait jamais été présenté à la maîtresse de la maison.

Celle-ci fit une légère inclination de la nuque, et ne répondit rien. M. de Kassewitz se redressa, attendit une seconde, puis, prenant son parti et affectant une bonne humeur qu’il n’éprouvait peut-être pas, salua Lucienne qui avait rougi, et qui souriait.

– Je me rappelle avoir vu mademoiselle chez Son Excellence le Statthalter, répondit-il. Et, vraiment, Strasbourg est à quelque distance d’Alsheim. Mais je suis d’avis qu’il y a des merveilles qui valent le voyage, encore mieux que les ruines des Vosges, monsieur Oberlé…

Il eut un rire de satisfaction, et s’assit sur le canapé jaune, à contre-jour, faisant face à la cheminée. Puis, s’adressant à l’industriel, qui avait pris place à côté de lui, il demanda :

– Est-ce que monsieur votre fils est absent ?

M. Oberlé, anxieux, écoutait depuis une minute.

Il put répondre :

– Le voici, monsieur le préfet.

En effet, le jeune homme entrait. La première personne qu’il aperçut, ce fut sa mère. Cela le fit hésiter. Ses yeux jeunes, impressionnables, eurent un clignement nerveux, comme s’ils étaient blessés. Rapidement, il se détoura vers le canapé, serra la main que tendait le visiteur, et, grave, avec moins d’embarras que son père, et plus de sang-froid, dit en français :

– Je reviens de faire une promenade, monsieur le préfet. J’ai dû courir pour ne pas être en retard, car j’avais promis à mon père d’être là quand vous viendriez.

– Trop aimable, dit en riant le fonctionnaire. Nous parlions allemand avec monsieur votre père ; mais je puis soutenir une conversation dans une autre langue que notre langue nationale.

Il continua, en français, appuyant sur les premières syllabes des mots :

– J’ai admiré, monsieur Oberlé, votre parc, et même tout ce petit pays d’Alsheim. C’est fort joli… Vous êtes entourés, je crois d’une population assez réfractaire, et à peu près invisible, en tout cas, car, tout à l’heure, en traversant le village, c’est à peine si j’ai aperçu âme qui vive ?

– Ils sont aux champs, dit madame Oberlé.

– Quel est donc le maire ?

– M. Bastian.

– Oui, je me souviens, une famille, paraît-il, tout à fait arriérée…

Il interrogeait du regard, portant, d’un mouvement rapide, militaire, sa lourde tête du côté des deux femmes et de Jean. Trois réponses lui vinrent à la fois.

– Arriérés, oui, dit Lucienne, ils le sont, mais braves gens.

– Ce sont simplement d’anciennes gens, dit madame Oberlé.

Jean dit :

– Surtout très dignes.

Oui, je sais ce que cela veut dire…

Le préfet fit un geste évasif.

Enfin… pourvu qu’on aille droit !…

Le père sauva la situation.

– Nous avons peu de choses curieuses à vous montrer, monsieur le préfet, mais peut-être seriez-vous intéressé par mon usine. Elle est pleine et animée, je vous en réponds. Cent ouvriers, des machines en mouvement, des sapins de vingt mètres sous branches qui sont, en trois minutes, réduits en planches ou découpés en chevrons. Vous conviendrait-il de la visiter ?

– Oui, vraiment.

La conversation, ainsi détournée, devint aussitôt moins contrainte. Les origines de l’industrie des Oberlé, les bois des Vosges, la comparaison entre le mode allemand d’abatage des coupes par l’administration et le système français d’après lequel les acquéreurs d’un lot de forêt abattaient eux-mêmes les arbres, sous la surveillance des forestiers, permirent à chacun de dire un mot. Lucienne s’anima ; madame Oberlé, interrogée par son mari, répondit ; Jean parla aussi. Le fonctionnaire se félicitait d’être venu.

Sur un signe de son père, Lucienne se leva, pour sonner le valet de chambre et demander des rafraîchissements. Mais elle n’eut pas le temps de faire un pas.

La porte s’ouvrit, et Victor, le domestique qui n’était pas à son poste tout à l’heure, apparut, très rouge, embarrassé et baissant les yeux. Sur son bras gauche s’appuyait, se tenant aussi droit que possible, l’aïeul, M. Philippe Oberlé.

Les cinq personnes qui causaient étaient debout. Le domestique s’arrêta à la porte, et se retira. Le vieillard entra seul, appuyé sur sa canne. M. Philippe Oberlé avait mis ses beaux habits du temps qu’il était valide. Il portait, déboutonnée, la redingote que fleurissait le ruban de la Légion d’honneur. L’intense émotion l’avait transfiguré. On l’eût dit de vingt années plus jeune. Il s’avançait à petits pas, le corps un peu plié en avant, mais la tête ferme et haute, et il regardait un seul homme, le fonctionnaire allemand debout à côté du canapé. Sa lourde mâchoire tremblait, et se crispait comme s’il eût articulé des mots qu’on n’entendait pas.

M. Joseph Oberlé se méprit-il ou voulut-il donner le change ? Il se tourna du côté de M. de Kassewitz étonné et sur ses gardes, et dit :

– Monsieur le préfet, mon père nous fait la surprise de descendre : je ne m’attendais pas à ce qu’il vînt se mêler à nous.

Les yeux du vieux député, tendus sous leurs lourdes paupières, ne quittaient pas l’Allemand, qui faisait bonne contenance, et qui se taisait.

Quand M. Philippe Oberlé fut à trois pas de M. de Kassewitz, il s’arrêta. Alors, de sa main gauche qui était libre, il prit dans la poche de sa redingote et il tendit au comte de Kassewitz son ardoise, sur laquelle deux lignes étaient écrites. Celui-ci se pencha, puis se redressa superbement :

– Monsieur !

Déjà M. Joseph Oberlé avait saisi la mince lame de pierre, et lisait ces mots tracés avec une décision singulière : « Je suis ici chez moi, monsieur ! »

Les yeux du vieil Alsacien ajoutaient : « Sortez de ma maison ! » Et ils ne se baissaient point. Et ils ne lâchaient point l’ennemi.

– C’est trop fort ! dit M. Joseph Oberlé. Comment, mon père, vous descendez pour insulter mes invités !… Vous excuserez, monsieur, mon père est vieux, exalté, un peu troublé par l’âge…

– Si vous étiez plus jeune, monsieur, dit à son tour M. de Kassewitz, nous irions plus loin… Et vous ferez bien de vous rappeler que vous êtes chez moi, aussi, en Allemagne, en terre allemande, et qu’il n’est pas bon, même à votre âge, d’y injurier l’autorité…

– Mon père ! dit madame Oberlé, en se précipitant vers le vieillard pour le soutenir… je vous en prie… Vous vous faites mal… C’est une émotion trop forte…

Un phénomène anormal se produisait, en effet. M. Philippe Oberlé, dans la violente colère qui l’agitait, avait trouvé la force de se redresser presque entièrement. Il paraissait gigantesque. Il était de la même taille que M. de Kassewitz. Les veines de ses tempes se gonflaient ; ses joues se coloraient de sang ; ses yeux revivaient. Et, en même temps, toute cette chair à demi morte tremblait et épuisait en mouvements involontaires sa vie factice et fragile. Il fit signe à madame Oberlé de s’écarter, et de ne pas le soutenir.

Lucienne, pâle, leva les épaules, s’approcha de M. de Kassewitz :

– Ce n’est qu’un acte de nos tragédies de famille, monsieur. N’y prenez pas garde, et venez à l’usine avec nous. Laissez-moi passer, grand-père !

Celui-ci n’y prit pas garde. Elle passa, d’un air de défi, entre M. Philippe Oberlé et le fonctionnaire qui répondit seul :

– L’injure qu’on me fait, je ne vous en rends pas responsable, mademoiselle… Je comprends la situation, je comprends.

La voix s’échappait avec peine de la gorge serrée. Furieux, dominant d’une demi-tête tous ceux qui étaient là, sauf M. Philippe Oberlé, M. de Kassewitz tourna sur ses talons, et s’avança vers la porte.

– Venez, je vous en prie, dit M. Joseph Oberlé, en s’effaçant devant le préfet.

Lucienne était déjà dehors. Madame Oberlé, aussi malade, d’émotion que ce vieillard qui refusait son secours, sentant les larmes l’étouffer, courut jusqu’au vestibule, et remonta dans sa chambre, où elle éclata en sanglots.

Dans le salon, Jean restait seul avec le vieux chef, qui venait de chasser l’étranger. Il s’approcha :

– Grand-père, qu’est-ce que vous avez fait !

Il voulait dire : « C’est un terrible affront. Mon père ne le pardonnera pas. La famille est brisée complètement. » Il aurait dit cela. Mais il leva les yeux vers ce vieux lutteur tout près de l’hallali, faisant tête encore. Il vit qu’à présent le grand-père le fixait, lui ; que la colère atteignait son paroxysme ; que la poitrine se soulevait ; que la figure grimaçait et se tordait. Et tout à coup, dans le salon jaune, une voix extraordinaire, une voix rauque, puissante et rouillée, cria, dans une sorte de galop nerveux :

– Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en !

La voix monta jusqu’aux notes aiguës. Puis elle se brisa. Et, la bouche encore ouverte, le vieillard chancela, et s’abattit sur le parquet.

La voix avait retenti jusque dans les profondeurs de la maison. Cette voix qu’on n’entendait plus jamais, madame Oberlé l’avait reconnue, et, par la porte ouverte de sa chambre, elle avait pu saisir les paroles. Ce n’avait été qu’un cri de rage et de souffrance, au contraire, pour M. Joseph Oberlé, rejoint, aux deux tiers du jardin, près de la scierie, par le son terrible de ces mots qui ne se laissaient plus saisir ni deviner. Il s’était détourné une seconde, les sourcils froncés, tandis que les contremaîtres et les ouvriers allemands de l’usine saluaient M. de Kassewitz de leurs vivats, puis il avait continué vers eux.

Dans le salon, madame Oberlé accourut d’abord, puis Victor, puis la vieille Salomé, disant, toute blanche et les mains levées : « Est-ce que ce n’est pas M. Philippe que j’ai entendu ? » puis le cocher et le jardinier, hésitant à s’avancer et curieux de voir cette scène pénible. Ils trouvèrent Jean et sa mère agenouillés près de M. Philippe Oberlé, qui respirait avec peine, et se trouvait dans un état de complet abattement. L’effort, l’émotion, l’indignation, avaient épuisé les forces de l’infirme. On le releva, on l’assit dans un fauteuil, et chacun s’ingénia à ranimer le malade. Pendant un quart d’heure, il y eut des allées et venues entre le premier étage et le salon. On apportait du vinaigre, des sels, de l’éther.

– Je pensais bien que monsieur aurait une attaque, disait Victor ; depuis ce matin il était hors de lui. Ah ! le voilà qui remue un peu les yeux… Il a les mains moins froides.

Au fond du parc, une acclamation nourrie s’éleva :

– Vive Monsieur le préfet !

Elle entra, avec la brise tiède, dans le salon, où jamais de tels mots n’avaient sonné avant ce jour. M. Philippe Oberlé ne sembla pas les entendre. Cependant, après quelques minutes encore, il fit signe qu’on l’emmenât dans sa chambre.

Quelqu’un montait rapidement les degrés du perron, et, avant même d’entrer, demanda :

– Quoi encore ? Qu’est-ce que ces cris-là… Ah ! mon père !

Il changea de ton aussitôt, et dit :

– Je pensais que c’était vous, Monique, qui aviez une crise de nerfs… Mais alors, qui donc a poussé un cri pareil ?

– Lui !

– Lui ? dit M. Oberlé, ce n’est pas possible !

Il n’osa répéter la question. Son père, debout, soutenu par Jean et par le valet de chambre, tremblant et fléchissant, s’avançait à travers le salon.

– Jean, dit madame Oberlé, veille bien à tout ! Ne quitte pas ton grand-père ! Je remonte.

Son mari l’avait retenue au passage. Elle voulait éloigner Jean. Dès qu’elle fut seule avec M. Oberlé, – dans la cage de l’escalier, tout en haut, on entendait encore des bruits de pas, des frôlements d’étoffes, des recommandations : « Soulevez-le ; prenez garde au tournant… »

– Qu’a-t-il donc crié ? demanda l’industriel.

– Il a crié : « Va-t’en ! Va-t’en ! » Ce sont des mots qu’il dit souvent, vous savez…

– Les seuls qu’il ait à sa disposition pour marquer sa haine… Il n’a rien dit autre chose ?

– Non, je suis descendue en hâte, et je l’ai trouvé étendu à terre, Jean près de lui…

– Heureusement, M. de Kassewitz n’a pas assisté à ce second acte. Le premier suffit… En vérité, toute la maison s’est liguée pour faire de cette visite, si honorable pour nous, une occasion de scandale et d’offense : mon père ; Victor qui n’a pas eu honte de se faire complice de ce vieillard en délire ; Jean, qui s’est montré impertinent ; vous…

– Je ne croyais pas que vous eussiez à vous plaindre de moi !

– De vous la première ! C’est vous, l’âme de cette résistance, que je vaincrai… Je la vaincrai, je vous en réponds !…

– Mon pauvre ami, dit-elle en joignant les mains, vous en êtes encore là !

– Parfaitement.

– Vous ne pourrez pas tout vaincre, hélas !

– C’est ce que nous verrons.

Madame Oberlé ne répondit pas, et remonta en hâte au premier. Une inquiétude nouvelle, autrement forte que la crainte des menaces de son mari, la torturait. « Qu’a voulu dire mon beau-père ? se demandait-elle. Ce vieillard n’est point en délire… Il se souvient ; il prévoit ; il veille sur la maison ; sa pensée est toujours raisonnée… Pourvu que Jean n’ait pas compris comme moi !…

En haut de l’escalier, elle rencontra son fils qui sortait de la chambre de l’aïeul.

– Eh bien ?

– Rien de grave, j’espère ; il est mieux ; il veut être seul.

– Et toi ? interrogea la mère, angoissée, prenant son fils par la main, et l’entraînant vers la chambre qu’il habitait. Et toi ?

– Comment, moi ?

Quand il eut fermé la porte derrière elle, elle se plaça devant lui, et, toute blanche de visage dans la lumière de la fenêtre, les yeux fixés sur les yeux de son enfant :

– Tu as bien compris, n’est-ce pas, ce qu’a voulu dire le grand-père ?

– Oui.

Elle essaya de sourire, et ce fut navrant, cet effort d’une âme angoissée.

– Oui, n’est-ce pas ? il a crié : « Va-t’en ! » C’est un mot qu’il a dit souvent à des étrangers. Il s’adressait à M. de Kassewitz… Tu ne le crois pas ?

Jean secouait la tête.

– Cependant, mon chéri, il ne pouvait s’adresser à d’autres…

– Pardon, il s’adressait à moi.

– Tu es fou ! Vous êtes les meilleurs amis du monde, ton grand-père et toi…

– Justement.

– Il n’a donc pas voulu te chasser du salon !

– Non.

– Alors ?

– Il m’ordonnait de quitter la maison.

– Jean !

– Et cependant, le pauvre homme avait eu de la joie en m’y voyant entrer.

Jean cessa de regarder sa mère, parce que les larmes avaient jailli des yeux de madame Oberlé, parce qu’elle s’était encore approchée de lui, et qu’elle lui avait pris les mains.

– Non, mon Jean, non, il n’a pu penser cela… Je t’assure que tu as mal compris… En tout cas, toi, tu ne le ferais pas ?… Dis que tu ne le feras jamais ?…

Elle attendit un moment la réponse qui ne vint pas.

– Jean, par pitié, réponds-moi !… Promets-moi de ne pas nous quitter ?… Oh ! vraiment, que serait la maison sans mon fils, à présent ?… Moi qui n’ai plus que toi !… Tu ne me trouves donc pas assez malheureuse ?… Jean, regarde-moi !…

Il ne put résister tout à fait. Elle revit les yeux de son fils, qui la regardaient avec tendresse.

– Je vous aime de tout mon cœur, dit Jean.

– Je le sais ! Mais ne pars pas !

– Je vous plains et je vous vénère.

– Ne pars pas !

Et, comme il ne disait plus rien, elle s’écarta.

– Tu ne veux rien promettre ! Tu es dur, toi aussi ! Tu ressembles…

Elle allait dire : « À ton père. » Jean pensa : « Je puis lui donner plusieurs semaines de paix, je dois les lui donner. » Et il dit, tâchant de sourire à son tour :

– Je vous promets, maman, d’être à la caserne Saint-Nicolas le 1eroctobre. Je vous le promets… Êtes-vous contente ?

Elle fit signe que non. Mais lui, la baisant au front, ne voulant rien dire de plus, il la quitta en hâte…

* * * * * * * *

Le bourg d’Alsheim s’entretenait à présent de la scène qui s’était passée chez M. Oberlé. Dans la chaleur torride du soir, dans la poussière de froment coupé, de pollen de fleurs, de mousse desséchée, qui volait, féconde, d’un champ à l’autre, les hommes rentraient à pied ; les enfants et les jeunes gens rentraient à cheval, et la queue des chevaux était d’or, ou d’argent, ou noire et feu, dans l’ardente lumière que jetait, par-dessus l’épaule des Vosges, le soleil incliné. Les femmes attendaient leurs maris sur le seuil des portes, et, quand ils s’approchaient, faisaient plusieurs pas au-devant d’eux, dans la hâte de répandre une si grosse nouvelle : « Tu ne sais pas ce qui s’est passé à l’usine ! On en reparlera pour sûr, et d’ici longtemps ! Il paraît que le vieux M. Philippe a retrouvé la voix dans sa colère, et qu’il a chassé le Prussien. » Plusieurs des paysans disaient : « Tu parleras chez nous, femme, quand la porte sera close. » Plusieurs observaient, avec inquiétude, l’agitation des voisines et des voisins, et disaient : « Tout cela finira par une visite des gendarmes. » À la ferme de M. Bastian, les femmes et les jeunes filles achevaient de cueillir le houblon. Elles bavardaient encore, rieuses ou soucieuses selon l’âge. Le fermier avait défendu qu’on rouvrît la porte donnant sur la rue du bourg. Il continuait, prudent sous sa jovialité apparente, à verser les mannes pleines de fleurs d’où perlait le pollen frais. Les bœufs et les chevaux, passant près de la cour, aspiraient l’air et tendaient le cou.

Et, peu à peu, les travailleuses se levèrent, secouèrent leurs tabliers, et, lasses, détirant leurs bras jeunes, bâillant à la fraîcheur dont il venait quelques bouffées par-dessus les toits, partirent pour gagner plus ou moins loin le gîte et le souper.

Chez les Oberlé aussi, le dîner sonna. Le repas fut le plus court et le moins gai qu’eût éclairé le reflet des boiseries et des peintures de couleur tendre. Très peu de mots furent échangés. Lucienne songeait au nouvel obstacle que rencontrait son projet de mariage et à l’irritation violente de M. de Kassewitz ; Jean, à l’enfer qu’était devenue cette maison familiale ; M. Oberlé, à ses ambitions probablement ruinées ; madame Monique au départ possible de son fils. Vers la fin du dîner, au moment où le domestique venait de se retirer, M. Oberlé se mit à dire, comme s’il continuait une conversation :

– Je n’ai pas coutume, vous le savez, ma chère, de céder à la violence ; elle m’exaspère, et c’est tout. Je suis donc résolu à deux choses : d’abord à faire construire une seconde maison dans les chantiers, où je serai chez moi, puis à hâter le mariage de Lucienne avec le lieutenant von Farnow. Ni vous, ni mon père, ni personne ne m’en empêchera. Et je viens de lui écrire, à lui-même, dans ce sens.

M. Oberlé regarda successivement, avec la même expression de défi, son fils et sa femme. Il ajouta :

– Il faut que ces jeunes gens puissent se revoir et se parler librement, comme des fiancés qu’ils sont…

– Oh ! dit madame Oberlé, les choses…

– Qu’ils sont ! reprit-il, de par ma volonté, et à dater de ce soir. Rien n’y changera rien… Je ne puis malheureusement les faire se rencontrer ici. Mon père inventerait un nouveau scandale, ou toi, – il désignait son fils, – ou vous, – et il désignait sa femme.

– Vous vous trompez, dit madame Oberlé. Je souffre cruellement de ce projet, mais je n’organiserai aucun scandale pour faire échouer ce que vous avez décidé.

– Alors, reprit M. Oberlé, vous avez l’occasion de prouver ce que vous dites. J’avais l’intention de ne rien vous demander, et de conduire moi-même Lucienne à Strasbourg, chez une tierce personne, qui aurait, dans son salon, réuni les fiancés.

– Je n’ai jamais mérité cela !

– Acceptez-vous donc d’accompagner votre fille ?

Elle réfléchit un instant, ferma les yeux, et dit :

– Certainement.

Il y eut une surprise dans la physionomie de son mari, de Jean et de Lucienne.

– J’en serai ravi, car ma combinaison ne me séduisait qu’à moitié. Il est beaucoup plus naturel que vous vous chargiez de conduire votre fille. Mais quel lieu de rendez-vous avez-vous l’intention de choisir ?

Madame Monique répondit :

– Ma maison d’Obernai.

Un mouvement de stupeur fit se redresser à la fois le père et le fils. La maison d’Obernai ? celle des Biehler ? Le fils, du moins, comprit le sacrifice que faisait la mère, et il se leva, et la baisa tendrement. M. Oberlé dit lui-même :

– C’est bien, Monique. C’est très bien. Et quelle époque vous conviendra ?

– Le temps de prévenir M. de Farnow. Vous fixerez vous-même l’heure et le jour. Écrivez-lui de nouveau, quand il vous aura répondu.

Lucienne, si peu tendre qu’elle fût pour sa mère, se rapprocha d’elle, ce soir-là. Dans le petit salon où elle travailla au crochet pendant deux heures, elle s’assit auprès de madame Oberlé, et, de ses yeux attentifs, elle suivait ou essayait de suivre la pensée sur ce visage ridé, creusé, si mobile et si expressif encore. Mais on ne lit souvent qu’à moitié les âmes. Ni Lucienne, ni Jean ne devinèrent la raison qui avait déterminé si promptement le sacrifice de madame Oberlé.

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