II

Ma tante Giron appartenait à cette bourgeoisie rurale qui tenait le milieu entre le paysan et le grand propriétaire, classe autrefois nombreuse, presque disparue aujourd’hui.

Avant la Révolution, la famille rurale qui parvenait à la fortune n’émigrait pas dans les villes. Elle demeurait dans le coin de terre où elle avait lentement grandi et conquis un rang supérieur dont elle était justement fière. Rapprochée des paysans par son origine, vivant au milieu d’eux et, jusqu’à un certain point, de la même vie, étroitement associée à leurs intérêts, elle rencontrait chez eux des sympathies naturelles aussi nombreuses que fortes.

Comme nos pères avaient raison de se fixer ainsi dans les lieux et parmi les hommes témoins de leur élévation ! Ils appréciaient cette douceur d’être honorablement connu et de longue date dans un pays. Et vraiment il en est peu d’aussi grande. Tout le monde vous salue, vous accueille, vous tend la main. Les choses mêmes vous sont familières, et vous parlent. Pour être aimé, vous n’avez presque rien à faire : vos aïeux ont fait le reste. Leur vertu vous enveloppe, le nom qu’ils ont laissé vous ennoblit aux yeux des générations présentes. Les vieux vous disent :

« Ah ! monsieur Jean, ou monsieur Paul, ou monsieur Pierre, j’ai bien connu votre père. Quel bon homme c’était, et secourable au pauvre monde et de bon conseil aussi ! Nous étions amis tous deux, et quand il passait devant la maison, il ne manquait jamais de dire : « Est-il permis d’entrer, père Choyot ? » Et il entrait, et moi je vous faisais danser sur mes genoux. Entrez donc, monsieur Jean, ou monsieur Paul, ou monsieur Pierre. »

La plupart de nos villages comptaient une ou deux familles de cette bourgeoisie rurale. Les traditions de foi étaient vivantes chez elles, l’hospitalité généreuse, l’autorité paternelle respectée. Les caractères s’étaient dépouillés de la rudesse paysanne sans rien perdre de l’humeur franche et hardie des ancêtres. Ce premier degré de la bourgeoisie était un des éléments les plus sains du peuple de France, et c’est à lui qu’on doit, en partie, la préservation des campagnes contre tant d’hérésies, religieuses ou politiques, dont les hautes classes de la société étaient atteintes longtemps avant que la Révolution éclatât. À la fin du siècle dernier, elle fut presque toute dispersée et ruinée. La tourmente passée, les conditions sociales n’étaient plus les mêmes, les traditions étaient rompues : elle ne put se reconstituer. Une race d’honnêtes gens avait vécu.

Un des traits caractéristiques de cette classe, c’étaient le sentiment très vif de sa dignité, l’amour de la campagne et de la vie laborieuse, abondante, considérée qu’elle y menait.

Ma tante Giron avait à un haut point cet amour-propre rural, et plaisantait volontiers les gens de ville. Toute occasion lui était bonne pour les morigéner. Quand nous venions la voir pendant les vacances, tout enfants, et qu’il était l’heure de goûter :

—  Les enfants, disait-elle, allez demander à Rosalie une tartine de raisiné… on dit du raisiné par ici. Les beaux messieurs de ville appellent ça autrement, n’est-ce pas ?

Elle savait fort bien que non.

—  Mais non, ma tante, répondions-nous en rougissant, on dit aussi chez nous du raisiné.

—  C’est bien étonnant, reprenait-elle ; et, haussant la voix : Allez, les petits, et demandez à Rosalie d’en mettre beaucoup sur votre pain. Tu entends, Rosalie ?

—  Oui, madame.

Rosalie entendait toujours, car sa maîtresse parlait pour toute la maison, quelquefois même pour les environs, dans les jours d’orage.

Elle était si vive, ma tante Giron ! Avec son curé, ses parents, ses voisins, ses voisines, avec tout le monde elle avait son franc parler, et rien ne l’eût empêchée, quand l’envie lui en prenait, de dire à quelqu’un son fait. Que de gens elle a grognés dans sa vie ! Toute la paroisse y a passé.

C’était là vraiment son seul défaut : bonne, généreuse, dévouée, forte contre le mal et contre le malheur, elle avait la tête un peu trop près du bonnet.

L’expression peut s’appliquer rigoureusement à ma tante Giron, car elle portait des bonnets à grands tuyaux retombant jusque sur les épaules, bonnets en mousseline les jours ouvrables, de dentelle le dimanche, qui lui seyaient bien, – car elle avait été jolie, – et qu’elle ornait d’un ruban quand elle allait à la grand’messe, avec sa pointe de velours brodé et sa robe de soie puce à petits plis.

Ma tante Giron était née à la fin du siècle dernier, à Bouillé-Ménard, bourg craonais qui possède de beaux arbres, un vieux château et le souvenir d’un important commerce de toile. Son père avait fait fortune dans ce commerce déjà exploité avec succès par le grand-père. Un jour, vers la vingtième année, M. Giron, un honnête homme, propriétaire fermier qui habitait Marans, était venu à Bouillé-Ménard demander la main de Marie. Le parti était de tous points convenable, de sorte que l’oncle Jean, chirurgien à Segré, ayant un peu grossi la dot, l’oncle Pierre, curé de la Chapelle, avait béni le mariage.

Ce fut une heureuse union que celle-là. M. Giron, en se mariant, avait loué cinq grandes fermes, et les faisait valoir. Grâce à son expérience, grâce surtout à l’activité et à l’intelligence de sa femme, qui s’entendait merveilleusement à régenter les bêtes et les gens d’une métairie, à vendre le grain au plus haut cours, à se servir de tout, et qui ne s’épargnait point, l’entreprise prospéra.

Mais ce bonheur dura peu. M. Giron mourut. Il laissait une petite fille que ma tante aimait follement : car les orphelins ont ce privilège de tenir deux places dans le cœur des mères. Hélas ! un jour qu’elle la nourrissait, elle vit l’enfant pâlir, tressaillir et expirer sur sa poitrine en une minute : cette minute, elle la pleura toute sa vie.

Vaillante et habile comme elle l’était, ma tante Giron eût pu continuer longtemps encore à exploiter les domaines qu’administrait son mari. Elle le fit pendant deux ans. Puis l’ennui la prit. À quoi bon gagner encore, et pour qui ? N’avait-elle pas assez pour vivre et faire du bien autour d’elle ? Lors donc que les baux furent arrivés à expiration, malgré les instances des propriétaires, elle ne consentit pas à les renouveler, vendit ses charrues, congédia ses gens de ferme, et ne garda de l’ancien train de vie que le logis où elle habitait, une valoirie de quelques hectares, la coutume de se lever dès l’aube, son franc parler avec tout le monde et l’amour exclusif de la terre craonaise.

Le logis, d’ancienne construction, avec des toits irréguliers et des fenêtres de toutes les grandeurs percées à toutes les hauteurs, donnait d’un côté sur la place de l’Église. La façade principale regardait le chemin des Portes, qui conduit à Chazé. Une cour plantée de fleurs l’en séparait seulement. Au delà de la cour, et suivant la pente assez rapide de la route, il y avait une luzernière, puis un pré, puis le ruisseau bordé d’aulnes. Si vous ajoutez quelques champs remontant la côte sur l’autre bord du ruisseau, une étable où trois vaches, les meilleures du pays, mangeaient à des crèches toujours pleines, une écurie pour la jument rouge, un pigeonnier, vous aurez une idée du domaine et de la valoirie de ma tante Giron.

On entrait dans le logis par la cuisine, ornée de casseroles de cuivre rouge ou jaune dont les tons éclatants s’enlevaient sur des murs bruns de fumée. La cheminée était immense. Le tablier s’avançait jusqu’au tiers de la salle. D’ordinaire, un chien courant dormait à droite du foyer ; à gauche ronflait un chat. C’étaient là le royaume et les sujets de Rosalie, une vieille maigre, proprette et silencieuse, toujours en mouvement, toujours inquiète. Personne n’a jamais tant fourbi, brossé, épousseté, que Rosalie. À force de les laver, elle avait fini par user les carreaux de sa cuisine. Il est vrai que les visiteurs, qui devaient nécessairement traverser l’appartement, avaient un peu contribué à ce dégât. C’étaient d’abord les pauvres, que ma tante Giron ne manquait pas d’assister, quand ils étaient du pays ; puis les métayers, qui l’avaient en grande estime, et la consultaient volontiers ; les curés des paroisses voisines, qu’elle réunissait une fois l’an, en chapitre, autour de sa table, ou plus souvent celui de Marans, l’incomparable abbé Courtois, dont la renommée, dès cette époque, franchissait les limites du Craonais ; c’étaient encore, de temps en temps, des voisins ou des parents qui, ayant goûté une fois l’hospitalité du vieux logis, aimaient à renouveler l’épreuve. Parmi ces derniers, mon grand-père le greffier, qui avait épousé la sœur de ma tante Giron, était l’hôte le plus assidu. Il venait surtout dans la saison de la chasse, et ne connaissait pas de meilleure fête qu’une journée passée à battre les trèfles et les champs de genêts, en compagnie de son ami le baron Jacques, avec la perspective d’un dîner, au retour, chez celle qu’il appelait « ma sœur Marie ».

Le 1er septembre 1828, une de ces bonnes journées finissait, un de ces bons dîners commençait.

Quand les trois chasseurs entrèrent dans la salle à manger, depuis longtemps déjà la soupe fumait dans la soupière. Le couvert était mis sur une nappe bien blanche de toile à gros grains, fleurant l’iris. Une oie rôtie, farcie de marrons et de pruneaux, des betteraves, une tarte de Segré, mi-frangipane, mi-confiture, – friandise archéologique dont nos neveux riront, bien à tort, – des biscuits à l’anis et de beaux fruits du jardin composaient le dîner. Il était servi dans des assiettes octogonales en terre crème, à petits reliefs, qui seraient introuvables aujourd’hui, et que ma tante Giron avait achetées un prix modéré à un potier breton. Aucun luxe d’aucune sorte n’était admis chez elle. L’ameublement était simple comme le repas : un dressoir en cerisier, des chaises, trois fauteuils de paille couverts de ces housses rembourrées dont les générations nouvelles ignorent la douceur, une horloge ayant un soleil pour balancier, c’était tout. J’oublie cependant les gravures encadrées de bois noir : un Ecce homo ; une sainte Vierge ; saint Jean-Baptiste caressant un mouton ; saint Sébastien percé de flèches : une allégorie représentant le duc de Bordeaux enfant, couché dans son berceau, la France veille sur lui et trois soldats, figurant l’armée, lui jurent fidélité, la main levée et la jambe en avant ; une lithographie de Chateaubriand sur un rocher, et cette autre que vous vous rappelez peut-être, Marie Stuart quittant la douce France : elle est debout dans le bateau, un vieux gentilhomme, dans l’eau jusqu’à la ceinture, paraît lui offrir de la suivre à la nage, la reine, indifférente, regarde un paquet de cordages roulé sur le rivage, et les nuages ont l’air de montagnes.

La première ardeur de la faim apaisée, la conversation s’engagea, et prit d’abord l’inévitable chemin de la chasse du jour. Ma tante Giron, en fine maîtresse de maison qu’elle était, sut en écouter le récit détaillé. Chacun expliqua la raison de toute pièce manquée : un coup d’aile imprévu, un arbre masquant la bête, le pied qui glisse, l’arme qui fait long feu, la distance, une distance folle, jamais la maladresse. Chacun s’étendit sur les coups heureux : la mort du lièvre prit des proportions épiques.

De la chasse du jour, on passa naturellement aux aventures quelconques de chasse, et chacun dit la sienne, invraisemblable et toujours authentique.

Mon grand-père raconta, – ce n’était pas, je crois bien, la première fois, – les belles attaques au couteau contre les sangliers, en plein hallier, dont il avait été l’acteur ou le témoin, quand, avec son père, le vieux camarade de Stofflet, il habitait encore Segré, et suivait les chasses à courre des derniers veneurs de l’ancien régime.

Jacques se souvint à propos d’une partie d’affût aux canards, organisée un soir dans les roseaux d’une culée d’étang. Les victimes se chiffraient par douzaines dans son récit, et l’ombre des oiseaux qui arrivaient confiants aux bords de cet étang merveilleux, ou le quittaient effarés, obscurcissait la terre, et avançait la nuit. Quand ce fut le tour du comte Jules :

—  Moi, dit-il, j’aime la grosse bête.

Son ami Jacques eut un sourire moqueur. Jules ne s’en aperçut pas. Il continua :

—  Je crois qu’elle m’aime aussi.

—  Heureuses les amours partagées, murmura son voisin.

—  Oui, le chevreuil, le cerf, le loup, le sanglier, voilà mon gibier. Ces bêtes-là ne sont pas farouches avec moi. Elles sont familières, quelquefois même au point de me gêner. Tenez, un jour, nous chassions au courant dans la forêt d’Ombrée. J’étais posté sur la lisière d’une taille, assis dans un fossé. Ma tête dépassait un peu la crête du talus, mais très peu. Les chiens lancent un brocard, et le mènent grand train. Il m’arrive par derrière. J’entendais son galop : patapa, patapa. Je ne bouge pas. Tout à coup deux pattes s’appuient sur ma tête, et la pressent vigoureusement. Une ombre passe au-dessus de moi. C’était le chevreuil, qui m’avait pris comme tremplin pour sauter le fossé. Heureusement, j’avais ma casquette de cuir !

—  Vos histoires sont toujours invraisemblables, mon cher Jules, dit mon grand-père en riant.

—  Je vous en raconterai bien d’autres dans quelques années : des chasses à l’ours, au renard bleu !

—  Comment cela ?

Le jeune homme se leva à demi, et, d’un ton de bonne humeur un peu forcé :

—  Mes amis, madame, dit-il, je vous annonce mon départ pour l’Amérique.

—  Quelle plaisanterie ! fit ma tante Giron.

—  Nullement. C’est chose décidée en conseil de famille, arrêtée dans les détails mêmes. Le 11 de ce mois, dans dix jours, je m’embarque, à Plymouth, sur le Scotland, qui me déposera sur les rives du Saint-Laurent, à Québec.

—  Est-ce en qualité de mineur, mon cher, dit Jacques, ou de scieur de long, ou de brasseur de bière que tu vas aborder le nouveau monde ?

—  Non, mon ami, en qualité de planteur. Mon oncle de Mortaing, tu sais, ce vieux garçon aventureux, a fondé là-bas une colonie dont il est roi : trois mille hectares d’un seul tenant, terres à blé, prairies immenses. Un véritable rêve… M. le vicomte de Chateaubriand, ajouta-t-il en se retournant et en s’inclinant du côté de la muraille où pendait le portrait de l’illustre écrivain, j’emporterai les Nachez.

 Vous avez tort, Jules, dit mon grand-père sérieusement, de quitter ce pays où votre famille est ancienne et considérée. Un héritage, si beau qu’il soit, ne vaut pas un tel sacrifice. Est-ce bien cette raison qui vous pousse ? Je vous connais trop pour le croire.

Le jeune homme qui, jusque-là, avait soutenu sa réputation de joyeux compagnon, devint grave tout à coup. Quelque souvenir l’émut sans doute. Une larme mouilla le bord de ses paupières.

—  Ma foi, ce n’est pas moi qui quitterai notre cher Craonais, dit Jacques, sans remarquer l’émotion que trahissait le visage de son ami. Depuis un an que j’y suis revenu, pas une heure d’ennui, pas un regret de Paris.

Le comte le regarda, et, s’efforçant de sourire :

—  Parbleu ! dit-il.

—  Que veux-tu dire ? demanda Jacques.

—  Tout simplement, mon cher, que ce pays a pour toi des attraits qu’il ne peut avoir pour moi, de charmants voisinages, par exemple.

—  Tu veux parler de mademoiselle de Seigny ? La plaisanterie tombe à faux, mon ami. J’ai pour cette aimable personne les sentiments de tout le monde, estime, respect, admiration si tu veux : je n’en ai pas d’autres.

—  Tant pis, monsieur Jacques, tant pis, interrompit ma tante Giron. Au risque de vous contrarier je vous dirai : tant pis. Voilà une charmante fille, douce au pauvre monde, pieuse comme les anges du paradis et jolie comme eux, par-dessus le marché…

—  Oh ! madame Giron, quel feu !

—  Je dis tout ce que je pense, vous le savez, et comme je le pense ; eh bien ! m’est avis que si M. Jacques de Lucé, ici présent, épousait mademoiselle Marthe, ce serait le bonheur de tous deux et le bonheur de beaucoup d’autres encore dans la paroisse.

—  Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de nos vertus respectives, madame Giron, mais d’abord, vous oubliez que je suis au plus mal avec la tante d’Houllins.

—  Pour une bagatelle !

—  La rupture n’en est pas moins complète. Observez, je vous prie, cette aimable vieille, quand je la salue, chaque dimanche, avec une persévérance méritoire, à l’issue de la messe de Marans : au lieu de me répondre, elle redresse la tête et la rejette en arrière, ou bien elle regarde, avec une intention marquée, du côté opposé. Sont-ce là de gracieuses avances, d’engageants préliminaires de… de ce que vous dites ?

—  Tu oublies d’ajouter, mon cher, dit Jules, que mademoiselle Marthe, en pareil cas – je l’ai remarqué une fois, mais ce doit être une habitude, – reste un peu en arrière de sa tante, et répond, elle, à ton salut, par une révérence qui n’a rien de désobligeant, je suppose, et qui expliquerait peut-être ta persévérance à saluer l’autre…

—  Ah ! ah ! monsieur Jacques ! dit ma tante Giron.

—  Qu’est-ce que cela prouve ? repartit vivement le jeune homme. Jugez vous-même, madame Giron, si ce n’est pas une cruauté que de me vouloir marier. Quelle a été mon existence jusqu’à présent ? J’ai à peine connu mon père. Nous sommes restés, ma mère et moi, dans le château de famille de la Basse-Rivière ; elle triste, moi enfant ; elle vieillissant, moi grandissant. Je n’avais pas treize ans quand elle est morte, elle aussi. Aussitôt, mon tuteur m’enlève de la terre patrimoniale, sous prétexte qu’il faut à un gentilhomme une autre instruction que celle qu’un vicaire de campagne peut donner. Il m’interne au collège, à Paris. J’y entends sonner seize, dix-sept, dix-huit ans. J’en sors bachelier, avide de grand air et de liberté. Enfin je vais revoir la Basse-Rivière ? Non. M. d’Usselette me retient à Paris : il faut compléter mes études, faire du droit, science indispensable, paraît-il, pour administrer convenablement les dix mille livres de rente que m’ont léguées mes parents, il faut voir le grand monde. J’obéis. Le grand monde que je vois met obstacle aux études que je fais. Au bout de six ans, j’obtiens de la lassitude des jurys d’examen mon diplôme de licencié. Me voilà libre ! Je rentre au pays. Il y a de cela douze mois, madame Giron, et je me souviens que mon cœur battait bien fort dans ma poitrine quand j’aperçus mes peupliers et mes girouettes rouillées. J’achète un cheval et des chiens ; je retrouve Jules, un camarade d’enfance, votre beau-frère, un ami que ma mère aimait déjà ; nous chassons ensemble dans un pays merveilleux : je cours les forêts voisines ; je suis reçu dans les châteaux et dans les fermes avec des sourires de connaissance que ma mère avait semés jadis par là, et qui fleurissent aujourd’hui pour moi ; Francine me nourrit comme un jeune nabab ; François commence à se faire à son triple métier de valet de chambre, de cocher et de piqueur ; enfin tout est joyeux et accueillant autour de moi, tout me plait, ma vie s’arrange à souhait : et vous voulez que je détruise tout cela, que je me marie, que j’introduise dans ma maison un élément nouveau, envahissant, que je vende Cab pour acheter deux percherons, que François disparaisse pour faire place à un groom en livrée, que je n’aie plus la liberté de mon temps ni de mon cœur ! Allez, madame Giron, vous êtes mon ennemie. Il est trop tôt pour une pareille folie. Dans cinq ans d’ici, si je change d’avis, je vous en préviendrai.

—  Là, là, là, comme vous plaidez, mon ami ! s’écria mon grand-père. Je vous assure qu’au tribunal, où mon métier me condamne à entendre les plaidoiries des avocats débutants, vous feriez bonne figure. Ils ne parlent pas avec tant de feu ni de couleur. Vous leur ressemblez seulement en ce que, comme eux, c’est par une mauvaise cause que vous débutez.

—  Laissez-le donc, mon frère, avec sa liberté ! ajouta ma tante Giron. Il en sera bientôt embarrassé. Il viendra nous trouver avec des airs longs comme d’ici Paris. Nous le renverrons à Francine et à François, à son cheval Cab et à ses forêts voisines.

Puis elle changea brusquement de conversation, comme elle faisait toutes les fois qu’elle était contrariée.

Depuis quelque temps déjà le repas était terminé, et les convives avaient écarté leurs chaises de la table sans la quitter tout à fait. Au dehors, c’était la nuit. Le village dormait. À peine si, à de longs intervalles, on entendait le pas d’un homme qui montait le petit chemin.

Bientôt les deux jeunes gens se levèrent, prirent congé de leur hôtesse, et, chargés de plus de perdreaux qu’ils n’en avaient rapportés de la chasse, sortirent du logis. Quand ils eurent dépassé l’église :

—  Reconduis-moi jusqu’à la Croix-Hodée, dit le baron Jacques ; nous ne nous reverrons plus guère, mon pauvre Jules !

—  Volontiers.

Ils prirent tous deux la route encaissée, bordée de grosses souches, qui menait à Segré. Les talus, les haies, les arbres, les enveloppaient d’une ombre épaisse. Parfois seulement, quand une barrière ouvrait une baie dans ce mur sombre, ils apercevaient les champs couverts d’une brume légère. Toutes les araignées qui tissent les fils de la Vierge étaient à leur métier, ce soir-là, et la besogne était avancée déjà, car les luzernes, les prés, les chaumes, avaient sous la lune un scintillement d’argent. La cime des peupliers se balançait lentement, touchée par les hautes brises, mais les feuillages plus humbles dormaient, et la campagne entière était assoupie.

—  Une belle nuit d’automne, dit le baron. Quand tu seras rendu, tu m’écriras si les nuits du Canada valent les nôtres, si on trouve là-bas des genêts et des madame Giron, comme ici.

—  Non, mon ami, répondit Jules, avec un accent de tristesse dont son compagnon fut étonné, je sais d’avance que tu n’auras rien à m’envier… Mon cher Jacques, ajouta-t-il après un moment, avant de partir pour longtemps, pour toujours peut-être, laisse-moi te dire, comme madame Giron : épouse mademoiselle de Seigny.

—  Comment, toi aussi ? Mais c’est un coup monté !

—  Non, mon ami. J’ai essayé de rire pendant le dîner. L’heure n’y est plus. Je vais te quitter, et je te parle sérieusement, et le conseil que je te donne vient du plus profond de mon cœur. J’ai bien le droit de te le donner, va, car, – à quoi bon te le cacher ? – j’ai pensé à elle.

—  Eh bien ! pourquoi n’y plus penser ?

—  Pourquoi ? C’était un rêve impossible : mon père et ma mère, – tu les connais, – n’auraient jamais consenti à un mariage avec une jeune fille si peu riche, et puis…

—  Et puis ?

—  Tu es arrivé au pays, plus brillant, plus séduisant que moi, qui suis un rural. J’ai vu tout de suite qu’elle te préférerait, que tu serais facilement son vainqueur et par conséquent le mien…

—  Et c’est pour cela que tu pars ?

—  Un peu. Je te la laisse. Dans ma pensée intime, c’est le bonheur que je te laisse. Tu pourrais ne pas l’apercevoir et passer à côté, Jacques, et je veux te l’indiquer aussi.

—  Mais, c’est une folie, mon bon ami ! Ne pars pas. Ne fais pas un sacrifice que je ne t’ai pas demandé, que rien ne justifie, je te l’assure. Je ne pense pas à mademoiselle de Seigny ; je ne pense même pas à me marier. Je t’en supplie, reste : j’irai demain trouver ton père, je lui dirai…

—  Non, mon ami, répondit Jules en lui prenant la main et en se détournant pour dissimuler son émotion : plus un mot de tout cela. Je suis décidé. C’est pour moi un passé fini. Le vent d’aventure a soufflé sur ma vie, il m’emporte, les amours de France sont pour d’autres… Adieu, Jacques…

Le baron, troublé de cette confidence, de cette douleur dont il était la cause involontaire, et sentant venu le moment de la séparation, d’une séparation peut-être définitive, resta quelque temps sans parler, tenant serrée la main de son camarade d’enfance. Il avait compris que la résolution de Jules était sans appel. Il n’essaya pas de lutter.

—  Adieu, dit-il enfin, adieu, brave cœur ! Les deux jeunes gens, par un mouvement rapide, se dégagèrent l’un de l’autre, et, saluant la Croix-Hodée qui se dressait là, toute grise dans la nuit, prirent les deux chemins opposés.

Jacques de Lucé regagna lentement la Basse-Rivière, et monta dans sa chambre. Il était agité, triste, et maugréait en lui-même contre cette petite voisine qui intervenait brusquement dans sa vie. Mille pensées, mille souvenirs se pressaient en lui, le fatiguant de leur nombre et de leur insistance. La singularité de sa position l’étonnait : on fuyait parce qu’on désespérait de le vaincre, et lui n’avait pas encore prétendu conquérir ; on avait créé pour lui de toutes pièces, en lui recommandant de ne pas s’y soustraire, un bonheur auquel il n’aspirait pas. « Quelle étrange manie ont les gens de vous marier, murmurait-il, et d’arranger votre existence à leur façon, de régler ce que vous ferez et ce que vous ne ferez pas et, ce qui est plus insensé encore, de fonder leurs propres projets sur de pareilles combinaisons, écloses dans leur cerveau, pour le compte du prochain ! Voilà ce pauvre Jules parti, parti par jalousie !… Et pourquoi ?… Cette jeune fille… est ma voisine… une voisine comme une autre, après tout… Non, il faut être juste ; pas tout à fait comme une autre-Elle est la plus proche, d’abord… Elle est jolie aussi… Oui, elle est plus qu’agréable… On la dit aimable, et je veux bien croire qu’elle l’est… La famille est bonne… Mais, enfin, ce n’est pas une raison parce qu’on a une voisine très proche, jolie, aimable et bien née, pour l’épouser nécessairement… fatalement… surtout quand on ne veut pas se marier ! »

La tyrannie d’une idée fixe est difficile à secouer. Quand il en fut rendu à ce point de ses réflexions, Jacques partit dans une nouvelle voie, et se demanda si vraiment il ne voulait pas se marier. Ce fut la source de raisonnements, d’objections, de réfutations et d’hésitations interminables. Il ne s’endormit qu’à deux heures du matin, brisé de fatigue, exaspéré contre les innocents qui troublaient sa quiétude et, naturellement, sans avoir trouvé la solution.

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