XXV

Le 1er septembre suivant, les deux cloches de Marans, pendues sous un hangar, à côté de l’église, sonnaient à toute volée. Les gamins du bourg, que le bruit charme, étaient accourus là, au plus près, et suivaient des yeux et de la tête les battants des cloches dans leur trajet régulier. Aux fenêtres des maisons, des bonnes gens se faisaient la barbe, en se mirant dans une vieille petite glace brisée dont il ne restait qu’un éclat, et par derrière, dans la demi-ombre des chambres, passait et repassait la silhouette de la ménagère affairée qui épinglait son châle de soie. La boutique du perruquier ne désemplissait pas. Près de la porte de la cure, une trentaine de pauvres, comptant au moins soixante béquilles, assis par groupes, attendaient la donnée de pain qui devait avoir lieu.

Par deux fois déjà le curé était sorti sur le seuil de la sacristie, et avait fait un signe interrogatif à sa domestique qui, par la plus haute lucarne du presbytère, inspectait la campagne. Deux fois elle avait répondu :

—  Nenni, monsieur le curé.

Les métayers en vestes bleues, coiffés de leurs larges chapeaux de feutre, les métayères et leurs filles, avec leurs plus belles coiffes de dentelle et leurs robes à petits plis, arrivaient par familles, traînant les enfants, et entraient dans quelque maison amie, autour de la place. Bientôt toutes les maisons furent pleines, et le murmure d’une foule invisible se mêla aux volées des deux cloches, qui semblaient s’exciter l’une l’autre à bravement sonner la fête.

Tout à coup un gamin, posté en sentinelle à l’entrée du chemin de Vern, traversa la place en criant :

—  Les voilà, les gars, les voilà !

Beaucoup de têtes parurent aux fenêtres. En une minute la ruche fut dehors. On entendait, en effet, un galop de chevaux, et des cris, et des coups de fusils qui se rapprochaient. L’attente fut courte. Un nuage de poussière s’éleva au tournant de la route, et trente fils de métayers débouchèrent en cavalcade, glorieux, bruyants, retenant avec peine leurs gros chevaux de ferme gorgés d’avoine et ornés de rosettes blanches. Plusieurs portaient des carabines, d’autres des pistolets d’arçons. Tous avaient un coup de cidre et de soleil sur la tête. Au commandement de l’un d’eux, ils se rangèrent sur deux lignes, formant la haie jusqu’à l’église.

La foule se massa, derrière, curieuse, penchée vers la route comme un champ de froment que le même souffle incline tout entier. Le cortège nuptial s’avançait. Marthe de Seigny ouvrait la marche, au bras de mon grand-père. Elle était exquise de grâce, dans sa robe de damas blanc, souriant avec je ne sais quelle gravité émue à cette population amie, qui se découvrait devant elle et se pressait pour la mieux voir. Derrière elle, le baron Jacques, triomphant, élégant comme un prince des contes de fées, donnait le bras à la mère du comte Jules. Puis venait, accompagnée du chevalier d’Usselette, qui s’était décidé à quitter Paris, une très ancienne douairière, coiffée en ruche d’abeilles, puis d’autres voisins, d’autres voisines, quelques jeunes gens, quelques jeunes filles, blondes, lestes et bavardes comme des alouettes, et enfin ma tante Giron, qui avait obstinément refusé de figurer dans les premiers rangs, et s’était placée au dernier avec le notaire Taluet.

Tandis que le cortège traversait la place de l’église, au milieu de la foule que le sentiment profond des convenances empêchait encore de manifester bruyamment sa joie, le notaire se pencha vers ma tante.

—  Vous me voyez, dit-il, tout ému, madame Giron, d’avoir signé ce contrat de mariage. Avez-vous entendu comme mademoiselle de Seigny, future épouse, m’a dit gentiment : « Monsieur Taluet, vous voudrez bien remettre cinquante mille francs à M. le curé de Segré, pour être distribués entre les pauvres du canton. » Elle est riche, certainement, cette jeune personne, mais je crois qu’elle saura l’être.

—  Elle a le cœur bien fait, Taluet : c’est de race.

—  Vous avez raison, madame Giron. Madame la baronne, sa mère, était peut-être un peu moins jolie, mais pour la bonté…

—  Pauvre femme, dit ma tante avec un soupir, comme elle serait heureuse aujourd’hui !

Les invités entrèrent dans l’église. Toute la paroisse les y suivit. Métayers, closiers, valets de ferme, ouvriers, ils étaient tous venus, car c’était grande fête ce jour-là : pas un bœuf ne fut attelé, le marteau du forgeron s’arrêta, et la corde des puits resta sèche sur les treuils.

Quand les cloches eurent cessé de sonner, la porte de la sacristie s’ouvrit. Il en sortit six enfants de chœur comme à Pâques. Les fiancés contractèrent mariage devant l’abbé Courtois, et ce fut lui qui les bénit. Il avait bien préparé un petit discours, mais il comptait sans l’émotion. Quand il vit tant de monde et tant de beau monde ; quand il vit surtout, agenouillés devant l’autel, ces deux jeunes gens qu’il avait connus enfants, toujours aimés, toujours suivis du regard, dont l’union réalisait un de ses rêves les plus anciens, il sentit qu’il ne pourrait pas parler, et, s’approchant, leur dit :

—  Mes enfants, je vais prier le bon Dieu pour vous, de tout mon cœur. Ça vaut mieux qu’un discours. D’ailleurs, vous n’y tenez peut-être pas, et moi, je ne suis pas bien d’aplomb pour prêcher.

La messe terminée, au milieu des acclamations et des feux de mousqueterie Jacques et Marthe de Lucé furent conduits en triomphe à la Basse-Rivière. La jeune femme n’avait pas voulu que la fête eût lieu à la Cerisaie, à côté de cette Gerbellière témoin d’un deuil encore récent, sous les yeux de ce vieillard que les éclats de la joie populaire seraient venus troubler dans la douleur dont il mourait.

Sur la prairie, près du château, deux tentes avaient été dressées : l’une très vaste, où tous les habitants du bourg et des fermes trouvèrent leur couvert mis ; l’autre, plus petite, décorée de feuillages et de fleurs.

À quelques pas de cette dernière, devant l’entrée, la Framboise, en livrée de piqueur, tenait par la bride une jolie jument grise à crinière blanche, toute harnachée de neuf, qui piétinait l’herbe du pré. Le mors et le filet d’acier fin, la têtière ornée de chaque côté d’un chiffre en argent bruni, les rênes de cuir léger et la selle de femme piquée d’arabesques de soie, sortaient de chez le premier sellier de Paris.

Les invités avaient sans doute reçu le mot, car ils s’arrêtèrent, firent cercle, et se retournèrent tous vers ma tante Giron qui arrivait la dernière du cortège, avec son fidèle Taluet, et ne se doutait de rien. Ils virent le baron Jacques quitter sa jeune femme, s’avancer vers ma tante et l’amener à son bras, stupéfaite, jusqu’auprès de la jument grise.

—  Madame Giron, dit-il alors, je sais que la Rouge est bien malade du grand voyage qu’elle a fait, et qu’elle ne s’en relèvera sans doute pas. Nous avons pensé, ma femme et moi, que la Grise pourrait remplacer la Rouge. Acceptez-la, je vous en prie, en témoignage de la reconnaissance et de l’affection que nous avons pour vous.

Les hommes se découvrirent, les femmes s’inclinèrent, et tous ensemble, joyeux de la joyeuse confusion et de la surprise de ma tante Giron, crièrent :

—  Vive madame Giron ! Vive madame Giron !

Pour elle, très émue et ne voulant pas laisser paraître cette émotion, elle se mit à tourner autour de la jument et à l’examiner d’un œil connaisseur.

—  Fine tête, murmurait-elle, l’encolure courte, les reins solides… C’est une jolie bretonne cette bête-là !

Puis, revenant vers les deux jeunes époux, les mains tendues :

—  C’est bien trop beau pour moi, dit-elle, merci quand même !

Ce ne fut pas tout. Jacques et Marthe exigèrent qu’elle prît à table la première place à côté d’eux, et quoi qu’elle fît pour s’en défendre, elle dut s’asseoir à droite du châtelain de la Basse-Rivière, à l’autre bout de la tente. Pendant le repas, elle ne mangea guère, absorbée qu’elle était par la contemplation de ces deux jeunes gens qu’elle aimait tendrement, et peut-être aussi par de lointains souvenirs maternels, qu’éveillait toujours en elle la présence de Marthe, et cette fois plus que d’ordinaire.

La journée était douce, le ciel d’un gris laiteux. Par les larges baies que formaient les portières d’étoffes relevées et drapées deux à deux, la vue s’étendait sur les pentes vertes du pré, sur la rivière bordée d’arbres, sur les champs de chaume et de millet qui montaient de l’autre côté du ruisseau. Rapidement la conversation s’anima. Une joie vraie vivait dans tous ces visages jeunes ou vieux qui entouraient la table.

Mon grand-père se trouvait placé vis-à-vis du chevalier d’Usselette. L’ancien page du roi racontait avec détails, la dernière réception chez madame de Rumford, une réception merveilleuse, où tout Paris avait applaudi la Malibran. Mon grand-père, distrait, ne marquait son attention que par d’insuffisantes exclamations. Il écoutait autre chose : un chant lointain, saccadé, que la brise apportait par-dessus la rivière.

Les nouveaux mariés s’étant levés, pour aller faire le tour de la tente voisine et souhaiter la bienvenue aux fermiers ; leur sortie fut suivie d’un silence. Les réunions humaines, comme le vent, ont de ces accalmies subites. Pendant ce court espace de temps, le chevalier s’était tu. Il perçut alors ce petit cri bien connu des chasseurs :

—  Ket, ket, ket, ké det ! Ket, ket, ket, ké det !

Une compagnie de perdreaux rouges trottait, à n’en pas douter, au bord du champ de chaume, là-bas, près de la haie.

—  Qu’est-ce que ces oiseaux ? dit M. d’Usselette.

—  Des perdreaux, répondit mon grand-père. Il y a une demi-heure qu’ils rappellent dans ce coin de chaume. N’est-ce pas enrageant ?

—  Pourquoi, monsieur, enrageant ?

—  Songez que c’est aujourd’hui l’ouverture de la chasse ! Est-il possible, ajouta mon grand-père avec un soupir, de choisir pour son mariage, un jour pareil ?

—  Comment, c’est l’ouverture ! Je m’empresse de vous dire, monsieur, que je n’ai jamais chassé, mais je ne comprends pas que mon neveu, qui est un damné chasseur, n’ait pas pris garde à cette date.

—  Ket, ket, ket, ko det ! faisaient les perdreaux.

—  C’est la jeune femme qui l’a fixée. Un caprice. Sa mère s’était mariée aussi le 1er septembre.

—  Ket, ket, ket, ké dot ! Ket, ket, ket, ko det !

À ce moment, des acclamations s’élevèrent de la tente voisine :

—  Vive monsieur Jacques ! Vive notre maîtresse !

Les convives prêtèrent l’oreille, ils entendirent le vague bourdonnement d’un discours débité aux jeunes châtelains par le métayer de la Basse-Rivière, et d’une réponse de Jacques, à la fin de laquelle les vivats et les cris redoublèrent.

Quand tout s’apaisa, très loin, très loin, sur le dos du coteau, les perdreaux rappelaient encore :

—  Ket, ket, ket, ké det ! Ket… ket… ké det !

Mon grand-père n’y tenait plus. Il s’agitait sur sa chaise, regardait le champ de chaume, clignait l’œil gauche comme s’il allait tirer un coup de fusil. Il était en proie à une tentation formidable de s’esquiver et de courir chez « ma sœur Giron », pour se jeter dans les genêts.

Jacques et Marthe rentrèrent dans la salle, lui tout fier de l’ovation qu’elle avait partagée, elle toute rouge de plaisir. Avant de regagner leurs places, ils s’arrêtèrent près de chacun pour recueillir ou dire un mot aimable. En passant près de mon grand-père, Jacques, qui le connaissait bien, s’aperçut qu’il était soucieux. La jeune femme causait avec le chevalier d’Usselette.

—  J’ai vécu à la cour, disait le vieux gentilhomme en s’inclinant, et, d’honneur, ma chère enfant, je n’ai rien vu de plus charmant que vous. Si j’avais quarante ans de moins, Jacques n’aurait pas triomphé si facilement.

Et le rire perlé de la jeune femme montait dans l’air.

Le baron s’était penché sur l’épaule de mon grand-père :

—  Avez-vous entendu les perdreaux ? dit-il tout bas.

—  Ah ! je crois bien, mon ami ! Ils sont là vingt peut-être.

—  Pourquoi n’allez-vous pas les tirer ? Je vous assure que moi-même, si je pouvais !…

Mon grand-père fit un geste de désespoir, en montrant son habit de cérémonie.

—  Bah ! reprit le baron, ce n’est pas une raison pour manquer l’ouverture. Nous allons tout à l’heure quitter la tente pour prendre le café dans le salon. Montez dans ma chambre, François vous donnera mes guêtres et mon fusil… Visez bien surtout !

La figure de mon grand-père s’épanouit.

—  Je vais en tuer deux seulement, dit-il, pour le premier déjeuner de madame de Lucé à la Basse-Rivière.

Trois quarts d’heure plus tard, en effet, tandis que les invités finissaient de prendre le café, réunis par petits groupes dans le salon du château, mon grand-père y rentra furtivement. Il avait un accroc à son habit vert, mais son visage était radieux : il avait fait l’ouverture, il avait, à l’arrêt de son chien, vu le premier vol de perdreaux s’élever en chantant des chaumes.

À l’autre extrémité de l’appartement, près de la fenêtre ouverte sur la campagne, ma tante Giron l’attendait, en causant avec Jacques et Marthe.

—  Mes amis, dit-elle, maintenant que vous voilà heureux, je n’ai plus rien à faire ici, et je m’en vais.

Les deux jeunes gens protestèrent, voulurent la retenir. Toutes les instances furent inutiles.

—  Non, répétait-elle, laissez-moi aller. Les longues fêtes ne sont pas pour les vieux comme moi.

Ne pouvant la garder, ils voulurent l’accompagner jusqu’au seuil, et, quand elle les eut embrassés, tout attendrie, la regardèrent s’éloigner dans l’avenue au bras de mon grand-père. Bientôt, comme elle marchait d’un pas rapide, les bouquets d’aulnes de la rivière et les premières haies des champs la cachèrent à leurs yeux. S’ils avaient pu la suivre plus longtemps, ils l’auraient vue, un peu avant d’arriver à Marans, s’arrêter sur la route et, par-dessus les murs d’un champ où, parmi les ifs, des croix de bois s’élevaient, contempler tristement une tombe entourée d’une couronne de violettes de toute saison près de laquelle l’herbe était plus foulée qu’ailleurs. Elle resta ainsi un peu de temps : l’ancienne douleur la ressaisit.

—  Ah ! dit-elle, ma pauvre enfant ! Je n’ai fait que penser à elle. Savez-vous, mon frère, qu’elle aurait vingt ans depuis ce matin !

Deux grosses larmes coulèrent sur ses joues.

Mais ce moment de faiblesse passa vite. Mon grand-père l’entraîna. Ils gravirent la petite côte du bourg, et, tout au haut, avant d’entrer chez elle, se détournant du côté de la Basse-Rivière, d’où montait par instant le bruit de la fête, elle ajouta, avec le bon air calme qu’elle avait d’habitude :

—  La joie des autres, comme cela fait du bien !

FIN

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