XXIV

À cinq heures seulement, mon grand-père put rentrer chez lui.

En rentrant, il trouva le baron Jacques.

Le dîner était prêt. Les deux amis s’assirent tristes, à la table de famille. On essaya de causer, et, tout d’abord, pour obéir à leur convention, ils s’efforcèrent l’un et l’autre de ne parler ni de Marans, ni de mademoiselle de Seigny, ni de ce cher passé commun dont le souvenir pleurait en eux. Mais qui donc est toujours maître de sa pensée ? Ils se sentaient invinciblement emportés de ce côté, et la conversation avait des intermittences que chacun remplissait de ses rêves et de ses regrets. Rien n’y fit, rien ne put dissiper la mélancolie de ce repas d’adieu : ni l’accueil aimable de ma grand’mère, ni la paix souriante qui vivait en elle, et se reflétait sur son visage, ni l’effort persévérant qu’elle mit à rattraper et à renouer le fil de la causerie, sans cesse rompu. Insensiblement, la fatigue de cette lutte et cette loi qui, malgré nous, ramène dans nos paroles nos préoccupations, firent manquer les convives, et Jacques le premier, à l’engagement du matin. Il raconta la vie active, quelque peu aventureuse, des colons canadiens que, dans sa dernière lettre, le comte Jules lui avait décrite.

—  Ce régime me conviendra fort bien, ajouta-t-il ; Jules m’initiera aux procédés de culture américains, aux éléments de la langue iroquoise et de la course en raquettes, car vous savez que le domaine de M. de Mortaing confine aux réserves des sauvages. Qui sait ? je m’habituerai peut-être trop bien au pays, et vous courez risque de me revoir un jour avec une plume d’aigle dans les cheveux et le tomahawk à la ceinture.

Il cherchait à dissimuler la tristesse qu’il avait au cœur, mais sa gaieté forcée ne déridait personne.

—  Mon pauvre ami, répétait mon grand-père, nous étions si joyeux, ma femme et moi, jusqu’à ce matin ! Excusez-nous, si vous nous trouvez un peu maussades à cette heure. Nous ne pouvons nous faire à l’idée de vous perdre.

—  Il faudra nous écrire, monsieur Jacques, disait ma grand’mère. Une lettre, cela console et celui qui l’écrit et celui qui la lit. Tenez, voilà un petit homme qui vous écrira sa première lettre, dès qu’il saura tenir une plume. N’est-ce pas, mon trésor ?

Et elle se penchait, à sa gauche, vers une petite tête blonde dont le menton dépassait à peine la nappe, et qui, depuis le commencement du dîner, contemplait de tous ses yeux bleus le voyageur partant pour l’Amérique.

La grosse Fanchette grommelait sourdement, en changeant les assiettes.

—  Iroquois ! disait-elle, des gens qui ont des plumes dans les cheveux, des espèces de baladins naturels, quoi ! aller chez eux pour son plaisir ! N’aurait-il pas mieux fait de se marier avec « cette petite ange du bon Dieu » ?

Tout à coup, la sonnette s’agita violemment dans la cour.

Fanchette courut ouvrir. Elle recula de surprise devant les naseaux d’un cheval qui s’allongeaient vers elle. En même temps ma tante Giron sautait à terre, et lui jetait la bride sur les bras.

—  Attends-moi là, dit-elle.

Dans la salle voisine, tout le monde l’avait reconnue à son ton de commandement. Les convives s’étaient levés. Le baron se détourna à demi, un peu pâle, du côté de la porte entr’ouverte.

Elle entra.

—  Ma sœur !

—  Madame Giron !

—  Oui, c’est moi… Ah ! vous voilà ? s’écria-t-elle en apercevant Jacques. Encore heureux de n’avoir fait que huit lieues à cheval pour vous rattraper. J’en aurais fait deux cents, entendez-vous, pour empêcher votre équipée !

—  Vous savez donc, ma sœur ? interrompit timidement mon grand-père.

—  Si je sais ! ce n’est pas lui qui m’a rien appris, mais je sais tout : et le testament, et la lettre au notaire, et le pèlerinage à genoux dans l’herbe, au lever du soleil… Le baron passa du blanc au rouge.

—  J’ai traversé Marans ce matin, madame Giron, et j’ai voulu entrer chez vous pour vous dire adieu. Vous étiez déjà sortie.

—  J’étais à la Cerisaie, à veiller la tante, à soigner Annette, à consoler cette pauvre petite Marthe que je n’abandonne pas, moi, dans le malheur.

—  Modérez-vous, ma sœur, hasarda mon grand-père : Jacques a des raisons qu’il vous expliquera.

—  Vous allez peut-être le défendre, mon frère ! Croyez-vous que j’aie quitté Marans, et trotté pendant sept lieues sur huit, pour venir manger vos meringues et lui faire compliment de sa conduite ? Non, non, je suis venue lui dire, et je lui dirai qu’il agit contre le bon sens, contre l’amitié, contre tous ses devoirs ! En parlant ainsi, elle enlevait sa cape d’un geste brusque, la froissait dans ses mains, et la jetait sur une chaise, à cinq pas de là.

—  Pardon, madame, dit vivement le jeune homme, c’est précisément le contraire, et en partant je remplis un devoir.

—  Je serais curieuse de savoir lequel ?

—  Je m’étais promis de ne plus revenir sur ce sujet, mais puisque vous voulez savoir la raison de ma conduite, la voici. Jusqu’à hier, je pouvais prétendre à la main de mademoiselle de Seigny. Nos fortunes étaient à peu près égales. Elle eût, en m’épousant, gardé dans le monde le même rang qu’elle y tenait déjà. Tout à coup, par ce fatal testament que vous connaissez, la voilà devenue millionnaire, la plus riche héritière du Craonais. Elle peut rêver tout ce qu’elle voudra. Les grands partis ne lui manqueront pas. Mais les autres feront bien de se retirer, pour ne pas s’exposer à un refus humiliant, presque forcé, et c’est ce que je fais. Je sais bien que vous allez m’objecter nos relations de famille, notre voisinage, nos souvenirs d’enfance, et, en effet, madame Giron, grâce à de pareils avantages, à la vie très retirée qu’elle a menée jusqu’à présent, et qui n’a pas permis qu’elle fût remarquée comme elle mérite de l’être, je pourrais sans doute être agréé par mademoiselle de Seigny. Mais croyez-vous que je veuille courir le danger de la voir un jour, connaissant mieux le monde, s’apercevoir qu’elle aurait pu y occuper une des premières places et regretter celle que je lui aurais donnée ? Non, non, l’honneur me commandait de partir. En agissant ainsi, je la laisse libre de choisir parmi les nombreux adorateurs que sa fortune et sa beauté réunies vont jeter à ses pieds. Je lui épargne même les scrupules que ma présence lui eût peut-être causés.

—  Elle est héritière, c’est possible, mais vous l’aimiez avant qu’elle le fût, et, vertubleu, je ne vois pas ce qui vous empêche de continuer !

—  Oui, si j’avais déclaré mes sentiments il y a six mois, deux mois, quinze jours seulement, je pourrais encore songer à elle. Mais je me suis tu pendant deux ans, elle ignore tout, et si je parlais aujourd’hui, après ce testament auquel j’ai assisté comme témoin, que ne dirait-on pas ? Elle-même que penserait-elle ?

—  Elle ignore tout ? Vous croyez ? dit ma tante Giron en levant les épaules.

—  Je ne lui ai jamais rien avoué, répondit Jacques, dans les yeux duquel une larme se mit à trembler.

—  En vérité, vous êtes trop bêtes, vous autres hommes de ville ! s’écria ma tante en éclatant. Vous ne devinez rien, vous croyez qu’on ne s’aperçoit pas de vos manèges et de vos minauderies. Ah ! elle ignore tout ! ah ! vous ne lui avez rien avoué ! eh bien ! moi je vous dis, monsieur Jacques, que mademoiselle Marthe sait que vous l’aimez ?

—  Madame !

—  Et qu’elle vous aime !

—  Vous vous moquez, madame, et c’est mal à vous ! répondit Jacques, très pâle.

—  Vous en doutez ? Voulez-vous une preuve ? Je l’ai vue avant de partir. Elle a su que je venais ici, et pourquoi j’y venais, et elle ne m’a point retenue ; au contraire, elle m’a dit : « Allez » !

Jacques qui la regardait, anxieux, s’aperçut bien qu’elle ne se moquaitpas. Il voulut parler. Sa gorge serrée par l’émotion s’y refusa. Sentant les larmes couler sur son visage, honteux qu’on le vît pleurer, il se laissa tomber sur la chaise, et cacha sa tête dans ses mains.

Mon grand-père, déjà rasséréné, se pencha vers lui, et, de sa bonne voix, voulant encourager son ami :

—  Vous voyez bien, Jacques, elle a dit : « Allez » !

Pendant ce temps, ma grand’mère, émue et embarrassée, baissait les yeux, et caressait les joues roses de son fils.

Un sourire s’ébauchait au bas des pommettes rondes de ma tante Giron.

Soudain, la porte s’ouvrit avec fracas. Jacques se redressa, toutes les têtes se détournèrent.

—  Pardon, la compagnie, dit Fanchette, voilà plus d’une demi-heure que je tiens la jument par la bride. J’en ai les bras coupés. Où faut-il la mener ?

—  C’est à M. Jacques de décider, répondit ma tante Giron : s’il veut me promettre de m’accompagner demain matin à Marans, tu vas la conduire Aux Trois Marchands, pour qu’elle y passe la nuit, sinon, je repars de suite.

—  Allez mettre la Rouge Aux Trois Marchands, Fanchette, dit le baron, et recommandez qu’on lui donne, à mon compte, autant d’avoine qu’elle en voudra. Je lui suis reconnaissant, à cette bête…

—  C’est peut-être elle qui aura la plus grosse part, repartit ma tante. Elle n’est pourtant pas venue toute seule…

Jacques prit la main de l’excellente femme, et la serra dans les siennes :

—  Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait, madame Giron.

—  Tant mieux. Mais c’est à Marthe surtout qu’il faut être reconnaissant. Je vous raconterai tout demain, sur la route. Pas ce soir, vous en feriez une maladie. Ah çà ! continua-t-elle, vous ne m’offrez rien, ma sœur ? Vous oubliez que j’arrive de route, et que j’ai bien gagné mon dîner.

Et pendant que ma grand’mère, confuse d’une distraction si facilement explicable, tirait une foule de bonnes choses d’une foule de petits coins, mon grand-père, dans l’excès de sa joie, et comme sortant d’un rêve, frappa sur l’épaule du baron.

—  Mon cher Jacques, s’écria-t-il, nous chasserons encore ensemble !

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