XVI De Madrid à Lisbonne. – Le marché. La ville.

Lisbonne, 9 octobre.

Nous montons dans le Sud Express à onze heures du soir. Le train a été réduit autant que possible. Il ne se compose plus que de trois voitures, dont un wagon-restaurant et un fourgon. Nous sommes huit ou neuf voyageurs.

Dix-sept heures de route par le plus rapide des trains ! Les express ordinaires mettent vingt et une heures et demie : ce sont de gros chiffres. J’ai besoin de me répéter, en attendant le sommeil, que la Compagnie internationale a rendu le voyage moins long, bien moins énervant, et que, libre, elle eût mieux fait encore. Le train est bientôt lancé à belle allure ; il coule sur les rails, presque sans un frémissement ; la nuit grise, un peu laiteuse, couvre des plaines d’une désolation sans pareille : je m’endors avec l’espoir d’ouvrir les yeux sur un tout autre paysage.

Erreur ! Je m’éveille, au grand jour, parmi des roches grises et des vallonnements de terre nue, coupés de failles profondes qui sont des lits de torrents. L’air matinal est déjà chaud. Vers dix heures, nous touchons la frontière de Portugal, Valencia de Alcàntara. Deux jeunes femmes, debout sur le quai de la gare, appuyées nonchalamment aux montants d’une porte, sont vêtues d’étoffes éclatantes, de robes à rayures horizontales, rouges en bas, puis crème, puis vert d’eau, puis rouge cerise, puis couleur de paille mûre. Elles ont chacune un bébé sur les bras. La plus jeune n’a pas quinze ans. Des mouchoirs rouges cachent leurs cheveux, et, de teint, elles sont dorées, cuivrées : on dirait deux oranges mandarines qui auraient des yeux noirs.

Bientôt quelque chose de nouveau apparaît dans le paysage et l’égaie : le vert des feuilles caduques. Près des aloès et des cactus en ligne servant de clôtures, voici des figuiers, des roseaux, des vignes. Un berceau de chèvrefeuille donne un air de paradis à la halte de Marvajo. La nature du sol s’est modifiée, et la physionomie des gens. Trois paysans chasseurs, en veste brune et bonnet de laine vert, la poire à poudre pendue au côté et longue comme un oliphant, offrent aux employés du train des perdreaux à trente-cinq sous la couple. Les horizons montueux se chargent de bois touffus, bas, mêlés de hautes herbes qui doivent être des remises merveilleuses. Des villages d’une blancheur d’Orient brillent çà et là comme des gemmes. Puis la terre s’aplanit ; nous franchissons le Tage, large fleuve coupé de bancs de sable, limoneux, sillonné de barques aux formes de gondole, aux voiles pointues couleur d’ocre. Nous suivons la rive droite. Une des plus belles vallées du monde s’ouvre et va vers la mer : elle s’agrandit démesurément ; elle est verte, elle est bleue, elle est bordée au loin par la lueur des eaux vives. La richesse de ses limons modèle puissamment ses futaies d’oliviers, met l’étincelle des sèves jeunes à la pointe des herbes, épaissit les cimes rondes des bosquets d’orangers. Des filles ramassent des olives, et rient au train qui passe. Une branche de lilas fleuri tremble à portée de la main. Nous nous engageons sous un long tunnel, et après sept minutes de ténèbres, nous revoyons la lumière en gare de Lisbonne.

Il est tard lorsque je sors au hasard dans la grande ville inconnue. La promenade de l’Avenida monte, plantée de deux rangs de palmiers superbes, puis entre des hôtels, puis entre des maisons, puis s’enfonce dans les terrains non bâtis. En descendant, je trouve une grande foule buvant l’air tiède du soir sur la place de D. Pedro IV, place carrée, pavée de cailloux qui forment des zigzags noirs et blancs. Six rues parallèles, dont plusieurs très commerçantes, bien éclairées, la rue de l’Or, la rue de l’Argent, partent de là et conduisent au bord du Tage. L’arrivée au fleuve est ménagée avec un art savant et tout à fait imposante. On suit le trottoir en flânant ; la vue est barrée au fond par un arc de triomphe ; on passe sous le portique, et, soudainement, on éprouve la sensation de la nuit bleue immense autour de soi. Les becs de gaz se sont écartés, à droite et à gauche, jusqu’à n’être plus que des petits points brillants. Ils éclairent des façades monumentales : la Bourse, la Douane, l’hôtel des Indes, l’Intendance de la marine, des ministères, que d’autres suites d’arcades, d’autres façades ornées réunissent en arrière, tandis qu’en avant, dans la grande trouée libre, sans limites visibles entre le ciel et l’eau, le Tage, enflé par la marée, réfléchit les étoiles et jette son écume sur des quais de marbre blanc. Aucun promeneur : je suis seul avec un douanier. Je me figure que j’ai été transporté au premier plan d’un de ces tableaux de Claude Lorrain, où l’on voit des architectures royales avancer leurs files de colonnes et de statues jusqu’au bord de la mer luisante.

Pour revenir, j’ai repris une des rues parallèles déjà parcourues. Je me suis arrêté devant la boutique d’un fabricant de malles. Elles sont bien curieuses les malles portugaises, et parlantes à leur manière. Ce n’est plus le cube offensant pour l’œil, mais pratique, solide, protégé et cadenassé, des fabricants anglais, non : des boîtes longues, couvertes de papier d’argent, de papier d’or, garnies aux coins avec ces tôles peintes où sont imités des écailles et de vagues tourbillons ; des meubles de pacotille, mais voyants, faits pour séduire des imaginations orientales. Les prix affichés étonnent par leur apparente énormité. À côté de la boutique du malletier, je vois du vin à cinq cents réis la bouteille ; des chapeaux de dames à sept mille réis. Je suis au Terminus-Hôtel pour la somme de trois mille cinq cents réis par jour. Je change un louis, et je reçois une poignée de billets de banque représentant un tel nombre de réis que je me dis innocemment : « Suis-je riche ! » ; mais ils fuient comme ils viennent, par escadrons.

Lisbonne, 10 octobre.

Un de mes amis, qui est poète, mais qui n’est jamais allé en Portugal, m’avait dit, sur un boulevard de Paris, de son air doucement inspiré : – Lorsque vous serez à Lisbonne, mon ami, vous verrez, au milieu du Tage, un fort de grandes dimensions et de construction moderne, formidable s’il était besoin de défendre la passe, mais que la longue paix a livré aux fleurs. Elles couvrent les glacis, elles s’épanouissent autour des embrasures. Un jour un navire étranger étant entré sans faire les saluts d’usage, un coup de canon fut tiré du fort.

Et nul ne sait s’il partit un boulet, mais des bandes d’oiseaux s’envolèrent, et la rade fut jonchée de tant de milliers de pétales de roses, et de jasmins, et de feuilles flottantes, qu’elle ressemblait à un jardin.

Mon ami s’était trompé. Il n’y a aucune forteresse pareille à Lisbonne, mais l’image éveillée par sa légende poétique n’a rien que de très vrai : un climat délicieux, une terre heureuse et la douceur de vivre.

Il est presque trop grand, cet enchantement de la vie. Il incline vers l’absolu far niente un peuple qui serait riche avec peu de travail. Un brave homme de Portugais, qui vient de me faire une visite matinale, m’a dit :

– Notre pays est comme divisé en deux parties qui diffèrent de mœurs autant que d’aspect. Le nord est tout verdoyant, cultivé, planté de vignes, commerçant, laborieux. La province d’entre Minho et Douro, monsieur ! on jurerait voir un paradis terrestre ! Mais le sud, et le sud commence, hélas ! avant Lisbonne, un peu au-dessous de Coïmbre, quel abandon, et souvent quelle désolation ! Le nord mange la soupe aux choux et aux herbes ; le sud mange la soupe aux oignons et à l’ail : symboles des deux couleurs de la terre, verte là-haut, et rousse en bas. Rien n’égale la tristesse des plaines de l’Alemtejo : n’y allez pas ! Mais ici même, dans nos rues, voyez le nombre de gens qui ne font rien. La grande affaire est de se faufiler dans une administration, et le moyen de forcer la porte, c’est de faire de l’opposition. Dès l’âge de quinze ans, nos petits jeunes gens débutent dans les journaux. On a le droit de tout dire. Vie publique, vie privée, rien ni personne n’est à l’abri. Un jour ou l’autre, quand ils deviennent gênants, on leur trouve un emploi public. Ah ! monsieur, la belle armée d’employés que nous avons ! mais le beau pays que nous aurions sans eux !

Dès que je suis dans la rue, je cherche le marché, coin toujours pittoresque dans les villes du Midi. Je ne sais pas la route, mais je n’ai qu’à suivre un de ces paysans chaussés de grandes bottes et coiffés du bonnet de laine verte. J’arrive ainsi dans une halle qu’annoncent de loin la rumeur confuse des voix et l’odeur des fruits mûrs. Tous les types populaires sont là : des têtes jaunes comme des concombres, d’autres couleurs de terre, d’autres rosées, d’autres brunes avec de grosses lèvres. Le marché a une physionomie de bazar colonial. Une négresse passe, les cheveux roulés dans un foulard de soie aurore, et, sans avoir de semblables, elle a plus de voisins dans cette foule, elle étonne moins qu’en aucun autre pays d’Europe. Les voix sont dures et nasales. Le bruit du papier froissé remplace le cliquetis du billon autour des étalages de bananes, de coings, de poires, de pêches, de tomates, autour des mannes de raisin rouge ou blond, transparent et tavelé, pareil à ceux des vieilles frises de marbre. Pour acheter une poule, une cuisinière tire de sa poche une liasse de billets qu’un paysan enfouit dans un portefeuille de cuir, bondé comme celui d’une petite banque. Dans la rue voisine, dans celles qui suivent, dans tout Lisbonne à la fois, des filles superbes, un panier sur la tête, crient la marée fraîche. Une main touchant le bord de leur panier, large et plat comme un tamis de vanneur, où les poissons alignés font un soleil d’argent, l’autre main à la ceinture, les jupes relevées, les jambes nues, les cheveux cachés par un foulard de soie dont la pointe flotte sur les épaules, elles vont sans remuer la taille, d’un pas robuste et rapide. Le passant les occupe peu. Elles regardent devant elles, et mangent leur pain en courant. Quelques-unes de ces pauvres femmes sont très belles ; toutes révèlent une communauté d’origine, un type primitif au teint brun, aux traits énergiques, aux yeux longs et très noirs. Et, en effet, leur colonie, qui habite un quartier distinct, vient du nord du Portugal, et se rattache, dit-on, à une souche phénicienne. On les nomme quelquefois ovarinas, du nom d’un petit port près de Porto, et quelquefois varinas, mot que l’on fait dériver de vara, perche à conduire les bateaux. Le dimanche, elles mettent leurs pieds nus dans des babouches de cuir jaune.

Une aimable attention du ministre de la France à Lisbonne, M. Bihourd, va me permettre de voir la ville comme elle doit être vue, c’est-à-dire de différents points de l’autre rive. Sur sa demande, l’ingénieur français qui dirige les travaux du port a bien voulu me donner rendez-vous à l’un des débarcadères. Une chaloupe à vapeur chauffe au bas de l’appontement. Nous embarquons. Elle suit les quais, d’un développement considérable, qu’achève la maison Hersent. Nous allons, avec le courant, vers la mer qu’on ne découvre pas encore. Le Tage, en cet endroit, est resserré entre la ville et de hautes falaises. Il coule rapide ; on le devine profond. Nous croisons des gabares chargées de pierre, des barques de pêche dont l’équipage, endormi sur le pont, dans la belle chaleur tempérée par la brise, a confié sa destinée et celle du bateau aux mains d’un mousse crépu qui tient la barre. La tour de Belem, au bout d’un banc de sable, un côté louchant la vague et l’autre à sec sur la berge, grandit dans le soleil. C’est la plus jolie forteresse du monde, toute de marbre, toute fleurie de créneaux armoriés, de logettes à balcons, de tourelles en poivrières, de fenêtres divisées par une colonne légère. La gentille guerrière ! À qui a-t-elle bien pu faire du mal ? M. Billot, qui la connaît bien et qui l’aime, assure que ce fut contre les felouques des Maures qu’elle se battit. Je veux bien le croire, bien qu’il n’y paraisse pas. Le fort, à ce qu’il prétend, est même encore armé. « Au temps de la guerre de Sécession, il n’hésitait pas à canonner un croiseur sudiste qui passait, au mépris de la consigne. Le galant Américain répondait par un salut : il était de ces gentilshommes qui ne frappent pas une femme, même avec une fleur, qui ne risquent pas d’endommager un bijou gothique par un brutal boulet. »

Les Lisbonnais n’ont pas eu le même respect. La ville ne possédait pas d’autre monument de premier ordre, si ce n’est l’église des Hiéronymites, cette grande fleur de pierre, jaune et touffue comme un chrysanthème, qui se dresse à deux cents pas de là : aussi n’a-t-elle pas manqué de le profaner. Il fallait une usine à gaz : on l’a placée juste derrière, pour faire contraste. Ses cloches noires servent d’écran à la dentelle de marbre ; la cheminée enfume les créneaux ; des tas de charbon se répandent jusqu’aux assises de la tour. Et j’ai entendu dire que la concession de cette entreprise criminelle fut obtenue par un Français ! Je détourne les yeux, pour regarder en avant le fleuve qui s’ouvre, resplendit de lumière, se barre au loin d’écume, vers Cascaes.

Nous virons de bord, et nous traversons le Tage. Le bateau revient vers Lisbonne, en suivant les falaises à pic, très nues et de couleur ardente, qui resserrent le courant. Lisbonne couvre la rive gauche, et semble une ville immense. De la tour de Belem jusqu’à la place du Commerce, où la côte tourne un peu, elle se développe sur une longueur de six kilomètres, et s’étend à trois kilomètres encore au delà. Étroite d’abord, et comme étirée, composée de deux ou trois rues que dominent des crêtes pierreuses ou des jardins d’un vert sombre, elle s’élargit régulièrement, gagne sur les collines, les revêt tout entières, descend dans leurs plis, remonte les pentes voisines. Ses maisons, assez hautes, très serrées, s’enlèvent en teintes vives entre l’eau et le ciel. Elles sont rarement blanches, souvent roses, bleues, lilas, jaunes ou même grenat. Sur la première ligne de cette mosaïque, qui flambe en plein soleil, les mâts des navires pointent, comme une moisson d’herbes sèches.

Et tout à coup, juste au milieu de la ville, en face de la place du Commerce, où, le premier soir, j’ai vu ce beau clair d’étoiles, la falaise s’arrête, et le Tage se répand dans une baie d’une admirable courbe, aux horizons très plats, très doux, avec de vagues silhouettes de palmiers et de pins. Nous gouvernons droit sur le fond de cette rade lumineuse, que pas une ride ne ternit. En regardant vers l’ouest, et tout à fait dans le lointain, j’en découvre une seconde, plus étendue encore, paraît-il, appelée la Mer de paille, – mar de pailha, – et l’ingénieur, M. Maury, m’explique que la grande masse d’eau emmagasinée par la marée dans ces deux réservoirs, drague et creuse, en s’écoulant deux fois le jour, la partie plus étroite du fleuve qui s’en va vers la mer, et entretient, sans frais pour le trésor, un chenal de quarante mètres de profondeur. Des pêcheurs tirent, sur la grève, un filet dont les lièges semblent en mousse d’argent. L’équipage d’une baleinière de la marine portugaise, peu pressé, nageant avec lenteur, pour le plaisir, nous hèle gaîment au passage. Nous descendons sur les marches boueuses d’un grand escalier de pierre, débarcadère d’une petite résidence royale, un peu abandonnée, cachée à l’extrémité de la baie. Les jardins qui l’enveloppent sont pleins d’arbres étranges. Nous traversons une charmille de buis haute de plus de six pieds, où les brins d’herbe, depuis longtemps, n’ont pas été foulés, et nous montons, par un raidillon sablonneux et croulant, au sommet d’un monticule ombragé de pins parasols. Vue de là, Lisbonne est encore plus belle. La mosaïque a disparu, et la ville apparaît, vaporeuse, divisée en trois blocs pâles par les failles profondes qui coupent ses collines. Un seul nuage allongé, tordu comme une fumée, s’est arrêté au-dessus d’elle, et, chauffé par le soleil, éclaboussé par les reflets du fleuve et de la ville, se désagrège et se disperse en minces flocons d’or.

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