XVII Deux audiences

12 octobre.

J’ai été reçu hier par le roi à Lisbonne, et aujourd’hui par la reine, au château de Cascaes.

Le roi, venu pour la journée à Lisbonne, donnait audience dans le palais das Necessidades, dont les jardins et les bosquets d’orangers couvrent le sommet d’une colline, à l’est de la ville.

Des lanciers, sabre au clair, montaient la garde au pied de l’escalier d’honneur. En haut, dans la première salle, un détachement de hallebardiers formait la haie. Leur uniforme, assez sévère, comme celui des hallebardiers de la cour d’Espagne, leur belle prestance, le geste de tous les bras reposant à terre la hampe de l’arme au passage des visiteurs, composaient un tableau moyen âge, d’un goût rare, qui eût séduit un peintre. Dans un salon voisin, se tenaient le secrétaire particulier du roi, M. de Pindella, des chambellans, des officiers, un ou deux diplomates au costume chamarré de broderies, attendant l’audience. Très vite, un petit groupe se forma autour de M. le ministre de France, qui avait bien voulu me présenter. Une conversation s’engagea, à voix basse. Et cela ne suffit pas, sans doute, pour permettre de juger la société de Lisbonne, en ce moment dispersée ; mais l’accueil empressé fait au ministre de France, l’étude des physionomies, le thème et le ton de la causerie, ne démentaient pas ce qu’on m’avait dit de l’extrême affabilité du monde portugais. Pendant cette demi-heure d’attente, j’ai entendu parler, – en très bon français, – de poésie, de théâtre, de paysage. J’ai appris même qu’il y avait des poètes à la cour de Portugal. Quant au souverain, dont la présence dans une pièce voisine était à chaque moment rappelée par le va-et-vient d’un officier d’ordonnance, je savais qu’il était également lettré, qu’il possédait à fond le français, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, et même, je crois, le russe. On m’avait raconté qu’il peignait fort bien à l’aquarelle, excellait aux armes, et pouvait passer pour un des premiers fusils de l’Europe. Mais nous ne connaissons la physionomie des rois que par les timbres-poste. Et les timbres-poste sont souvent en retard. Quand je fus introduit devant Sa Majesté le roi don Carlos, je fus surpris de voir qu’il portait toute sa barbe, blonde et toute frisée. Il se tenait debout, appuyé à une console, en uniforme de général en chef, dolman noir avec le bâton de commandement brodé au col, et pantalon gris à bande rouge. Il avait causé quelques minutes, seul à seul, avec M. Bihourd. Quand j’arrivai, les questions d’affaires terminées, le roi, très aimablement, me tendit la main, me témoigna le regret que le Portugal fût si peu connu à l’étranger, me demanda quelle impression m’avait faite Lisbonne, et, sans chercher les mots, avec la même facilité d’expressions que s’il eût parlé portugais, me donna des aperçus intéressants sur les diverses provinces du royaume, sur le peuple, et parla de plusieurs littérateurs portugais dont le nom avait été prononcé. Puis, relevant avec beaucoup de bonne grâce une allusion du ministre de France : « Vraiment, cela vous intéresserait de voir quelques-unes de nos pièces rares d’orfèvrerie ? » Le roi quitte le salon de réception. Nous le suivons. Il traverse ses appartements particuliers, arrive dans un grand cabinet de travail, et nous montre des aiguières ciselées, d’un très beau style, posées sur les tables, puis des manuscrits et des livres précieux de sa bibliothèque. Je remarque, sur des chevalets, plusieurs marines ébauchées, d’un impressionnisme très juste. Enfin, avant de nous congédier, pensant qu’il ferait plaisir à ce Français qui passe, le roi me permet de voir la célèbre argenterie de Germain, et ajoute en riant : « Si vous rencontrez quelqu’un, dites que c’est moi qui vous envoie. » Et c’est ainsi que j’ai pu étudier à loisir, sur trois dressoirs de la salle à manger du palais, les pièces d’orfèvrerie du plus pur Louis XV, qui n’ont pas, prétend-on, de rivales en Europe. La maison de Bragance possédait deux services du même maître, l’un pour le gras, l’autre pour le maigre. La branche brésilienne emporta celui-ci en Amérique, et l’autre partie de la vaisselle plate, ornée d’animaux, de pampres, de feuillages, d’une valeur inestimable, demeura la propriété de la maison de Portugal.

La cour est encore à Cascaes. C’est un petit village de pêcheurs, à l’embouchure du Tage, devenu, dans ces dernières années, une station balnéaire florissante et luxueuse. On voit encore, sur la plage, des barques longues, tirées à sec, d’autres qu’on repeint, d’autres qui arrivent du large, n’ayant qu’un mât, une voile en forme de croissant de lune et portant, sur la vergue cintrée, une demi-douzaine d’hommes à cheval, occupés à carguer la toile. Les rues voisines sont tout étroites, avec des maisons basses et des filets pendus à des clous. Le château royal n’est lui-même qu’un vieux fort, bâti sur une pointe et transformé, tant bien que mal, en habitation. Les murs d’enceinte sont intacts. Une terrasse à créneaux, encore armée de canons, borde la rive de la petite anse, et sert de lieu de promenade et de récréation aux infants. Ses remparts tombent à pic sur une avenue plantée de palmiers et touchant la mer. On découvre de là le cours du Tage jusqu’à Lisbonne, et les montagnes bleues de Cintra dans les terres, et, vers l’occident, la mer libre.

Le grand deuil de la reine avait suspendu les audiences, et j’ai été reçu par une exception due à ma qualité de Français, et dont j’ai vu tout le prix lorsque j’ai été admis en présence de la souveraine. L’aimable comte de Sabugosa, grand-maître de la maison de la reine, me fit traverser une cour, une antichambre, un grand salon, et m’introduisit dans un petit salon jaune ouvrant sur la terrasse. La reine Amélie était en deuil, avec de simples bracelets d’or au bras gauche. Elle me fit asseoir, et, tout de suite me parla de la France. Elle est grande, jeune, très jolie, avec un teint délicieux et des yeux si bons, si intelligents, si sérieux, qu’il ne me souvenait guère d’avoir rencontré un charme aussi complet. Tandis qu’elle me parlait, j’étudiais l’expressive bonté de ce regard droit et franc, et je comprenais l’enthousiasme des femmes de Séville qui, dans les rues, lorsque la reine était encore la duchesse de Bragance, l’interpellaient avec leur liberté méridionale, et s’écriaient : « Mais arrête-toi donc ! Vive ta mère ! Vive la grâce ! Que tu es belle ! » La reine voulut bien me dire qu’elle était heureuse de recevoir un compatriote : « Si vous saviez ce que cela m’a coûté, de traverser la France, mais de la traverser seulement ! » Elle ajouta, retenant à peine ses larmes : « Il a fallu que mon père mourût pour qu’on vît quelle grande âme c’était. D’ailleurs, on lui a rendu justice… on a été respectueux… » Elle me parla ensuite du palais de Cintra, de Lisbonne et du Portugal, de plusieurs choses encore, et de « cette admirable reine d’Espagne ». Pendant ce temps, un vieux chambellan se promenait sur la terrasse. Je voyais passer, dans l’encadrement de la porte-fenêtre, son ombre digne. Les jeunes princes couraient autour d’un affût de canon, entre deux tas de boulets noirs. Plus loin, deux dames d’honneur, par-dessus le rempart, regardaient la mer. Quand la reine Amélie se leva, elle me recommanda : « Dites du bien de ce bon peuple portugais. » Je n’ai pu étudier le peuple d’assez près et assez longuement pour le juger, mais j’ai pu acquérir du moins la conviction, et la fierté, que la France lui a donné une souveraine accomplie.

Je retrouvai dans le grand salon M. de Sabugosa ; une voiture l’attendait à la porte du palais, et, avant de rentrer à Lisbonne, je pus faire le tour de ce petit territoire de Cascaes, où, par la vertu de la faveur royale et de la mode, on voit surgir de terre des villas, des hôtels et, ce qui est beaucoup plus remarquable, une végétation inconnue. Je ne sais comment les arbres réussissent à pousser sur les falaises qui s’étendent au delà de la résidence royale. La pierre affleure partout, mais ils poussent. Un bois de Boulogne se dessine, encore jeune, à l’état de baliveaux et de bourgeons pleins d’espoir, dont la vitalité diminue, cependant, dans le voisinage de la mer. Celle-ci est d’un bleu indigo, du bleu des pays très chauds, et elle bat une côte sauvage, hérissée de roches jaunes veinées de noir. Nous nous arrêtons un moment pour voir le Trou d’enfer, un de ces gouffres, si nombreux sur le littoral breton, où la vague tournoie et tonne quand la marée monte. Il y a des garde-fous en fil de fer, une terrasse cimentée, avec une cabane pour les marchands de gâteaux. Heureusement cet excès de civilisation ne gâte qu’un point négligeable de la falaise, qui s’en va, rousse et bordée de lumière aveuglante, jusqu’au cap da Roca, le plus occidental de l’Europe. Ces mots-là sonnent bien, et je regarde avec complaisance ce cap, le plus occidental… Puis, un détour dans les terres, et alors, de vrais jardins, des parcs touffus, des promenades plantées de palmiers magnifiques, de bananiers, et une foule de maisons d’un grand luxe peintes de couleurs tendres, toutes fraîches, toutes pimpantes. La plus belle est peut-être celle du duc de Palmella. Mais le noble duc a bâti non loin de là un chalet pour ses gens de service ; une liane s’est emparée de cette construction plus modeste qu’on lui abandonnait, et je ne sais pas d’architecture comparable à ces buissons de grappes mauves dont elle couvre les fenêtres.

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