XIX Dernières promenades dans Lisbonne

Lisbonne, 15 octobre.

Voilà une semaine entière que je suis à Lisbonne. Qu’ai-je fait de ces deux derniers jours ? À peu près rien. J’ai vécu en plein air, matin, midi et soir. Je me suis laissé prendre à la paresse de toutes les choses et de tous les êtres qui m’environnaient. J’ai contemplé, de la terrasse de la légation de France où il y a des jasmins bleus, comme j’en avais cueilli à Palerme, où d’un tout petit jardin que j’ai découvert en haut de la rua do Quelhas, le Tage, élargi par la nuit qui efface les rives, devenu un grand golfe d’azur pâle, où dorment des centaines de vaisseaux immobiles parmi des millions d’étoiles tremblantes. J’ai assisté à une course de taureaux portugaise, point sanguinaire, point émouvante, mais d’une jolie mise en scène. L’entrée des toreros, le jeu des cavalleiros, étaient des spectacles du plus grand art : le dernier acte était presque ridicule. Vous imaginez-vous Mazzantini obligé de paraître avec une épée de bois, devant une bête dont les cornes sont emmaillotées dans une gaine de cuir ! Cela rappelait beaucoup trop les arènes de la rue Pergolèse.

Qu’ai-je fait encore pendant ces deux jours ? Hier matin, dimanche, j’ai vu aussi la modeste chapelle, mais toute pleine de souvenirs de France, de Saint-Louis des Français. Elle est située dans une pauvre rue, touchant le beau quartier de l’Avenida. Comme celle de Madrid, elle est propriété nationale française, et elle abrite, à son ombre, un hôpital et une école de filles tenue par des religieuses. J’ai causé assez longuement avec un vénérable prêtre, chapelain de l’œuvre depuis trente-huit ans, M. l’abbé Miel. « Vous trouverez en lui, m’avait dit M. Bihourd, un homme fort aimable et des plus instruits. » À peine ai-je eu manifesté l’intérêt que je prenais à l’histoire de ces fondations, que l’archiviste passionné se révéla en effet.

– Nous avons des trésors, me dit-il, des pièces qui racontent, depuis 1438, sans lacune, la destinée de nos compatriotes à Lisbonne. J’ai tout classé moi-même. J’ai dressé une table. Venez !

Nous étions dans un salon assez vaste, pareil à un parloir de couvent, mais décoré de portraits officiels : Henri IV faisait vis-à-vis à Napoléon III, Charles X à Louis-Philippe ; les bustes en plâtre de M. Thiers, du maréchal de Mac-Mahon, de M. Grévy, de M. Carnot, regardaient un Louis XIV en perruque. M. l’abbé Miel passa dans un cabinet voisin, et ouvrit devant moi des liasses d’actes portugais ou français, des diplômes, des contrats de vente, un manuscrit du premier règlement élaboré, au commencement du XVe siècle, par les principaux de la colonie.

– Ils étaient en majorité Bretons, ajouta-t-il, et c’est pourquoi vous avez pu voir un autel dédié à saint Yves. Les traits abondent qui mériteraient d’être connus. Si j’avais le temps d’écrire cette histoire ! Mais cette joie-là sera pour un autre. Voulez-vous un petit exemple ? La messe de dix heures, qui vient de finir, réunissait comme d’habitude une bonne partie de la colonie française : savez-vous pour qui elle a été dite ?

– Je ne m’en doute pas.

– En 1581, la façade de la chapelle était obstruée par une maison appartenant à un Portugais, nommé Marc Heitor. Ce brave homme donna son logis à l’œuvre française, à la double condition qu’il fût démoli, et qu’une messe fût célébrée chaque dimanche à l’intention du donateur. La tradition n’a pas été interrompue. Voilà comment, ce matin, la messe a été dite pour le vieux Marc Heitor, qui était, de son vivant, cuisinier de Sa Majesté le roi de Portugal. Et l’histoire ne finit pas là, car la ville, ne voulant pas rester en arrière, s’empressa d’exempter d’impôts, lorsqu’elles ne seraient pas louées, les boutiques construites en bordure de la rue, dans les soubassements de la maison d’Heitor, et, même aujourd’hui, si le cas se présentait, le vieil acte de générosité de Lisbonne profiterait encore à l’œuvre française.

Enfin je me suis égaré, ce soir, dans une rue en échelle où habitent les marchandes de poisson. Les varinas, la journée finie, assises en rond ou couchées sur le sol, barraient toute la route, leurs jupes rouges, bleues, jaunes, étalées autour d’elles. Des nuées d’enfants en chemise galopaient de l’une à l’autre de ces grosses pivoines formées par le cercle des mères et des sœurs aînées. Pour passer, il fallait faire le tour. Et au-dessus d’elles, dans l’ouverture des toits, en plein ciel, des loques multicolores séchaient au bout d’une perche. Le vent les secouait, le soleil les trouait. Ces pauvres choses, chez nous, n’auraient pas valu un regard, mais le goût du Midi les avait choisies, la lumière les transfigurait, et c’était de la poésie encore, accrochée là-haut, dont la rue s’égayait…

Hélas ! je vais partir tout à l’heure. Il m’en coûte, Est-ce le voyage qui m’effraie ou m’ennuie ? Sûrement non, car je vais vers l’Andalousie, que j’ai tant souhaité voir. C’est Lisbonne qui me retient. Et de quoi est fait ce charme dont je me sens lié ? J’ai beau chercher, je ne trouve aucune raison bien forte, mais j’en découvre plusieurs petites, si faibles, si puériles que je suis tenté de rire en les énumérant, et si puissantes ensemble que j’ai envie de pleurer dès que je ne les sépare plus. Bien des tendresses sont ainsi. Quel est donc ce cantique dont une phrase me revient, et tourne en moi comme un refrain : « Tu m’as pris le cœur avec un de tes yeux et avec un de tes cheveux ? »

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