XVIII Les jardins de Cintra

Lisbonne, 13 octobre.

Cintra est un nid de verdure, une station d’été très élégante, dans une toute petite sierra hérissée d’arbres, qui s’élève à peu de distance de Lisbonne, suit une ligne parallèle au Tage, et finit dans la mer. La cour y passe près de trois mois, de juillet à la mi-septembre, et descend, quand la chaleur s’apaise, vers le château de Cascaes, où elle habite jusqu’aux premiers jours de novembre.

Le roi, dit-on, préfère le mouvement de Cascaes, les promenades et les excursions de pêche à l’embouchure du Tage ; la reine a une prédilection pour les ombrages recueillis de Cintra, pour ces beaux chemins en pente, aux tournants difficiles, où elle conduit à quatre, avec une adresse merveilleuse.

Le paysage est romantique à souhait. En une heure de chemin de fer, à travers une banlieue pleine de jardins, de villas et de moulins à vent dont les ailes de toile dessinent une croix de Malte, on atteint le pied de la montagne. Là commence l’enchantement. Vue d’en bas, la montagne est toute bleue ; elle porte au sommet un grand château qui paraît, lui aussi, fait avec de l’azur, et qui tord ses murailles autour de toutes les pointes de roche, qui dresse, en plein ciel, la silhouette la plus compliquée de tours rondes et carrées, de terrasses crénelées, de coupoles revêtues de faïence et luisantes vaguement. On monte à cheval ou à âne, et, dès qu’on a dépassé le village de Cintra, la forêt vous enveloppe, forêt de sapins mêlés d’ormes, d’eucalyptus et de bouleaux. Le chemin se plie en lacets ; le lierre roule en cascades aux deux bords ; on aperçoit, entre les branches, des plaines qui se fondent peu à peu et pâlissent à leur tour ; des sources coulent à travers bois ; l’air salin se parfume de résine ; des colonies de lis roses s’épanouissent aux rares endroits où le soleil peut toucher la terre.

Jusque-là nous avons, mon compagnon de voyage et moi, marché en route libre, sans rencontrer personne, sur le sol commun des rois et des charbonniers. Une barrière coupe une avenue : c’est l’entrée du parc royal. Un jardinier, en bonnet de laine, nous introduit et nous explique que les équipages, même ceux de la cour, ne pourraient sans danger gravir les pentes qui nous séparent du château, et que le roi et la reine, en descendant de voiture, doivent monter à âne pour achever le trajet. Nous traversons des jardins abrités, minutieusement tenus, où les fleurs sont vives encore, un bois de mimosas côtoyant un ruisseau très clair, un bois de citronniers, un autre de camélias géants, puis un corridor voûté et tournant qui donne accès dans le palais, des terrasses, des chemins de ronde, une chapelle froide et battue par le vent de mer ; enfin, par une échelle, nous grimpons au sommet de la grande coupole jaune : toute la sierra est à nos pieds, dentelée, touffue, énorme haie de verdure allant droit vers la mer que le soleil met en feu ; au bas de ses deux pentes, à gauche où le Tage coule au loin, à droite où s’étendent des plaines, il semble qu’il n’y ait plus de végétation, mais seulement des terres nues, entièrement plates, d’une même teinte lilas, que perlent çà et là des semis de maisons blanches, et d’où le regard, las de lumière confuse, revient vers la forêt fraîche, vers les cimes, fuyantes au-dessous de nous, qu’illumine le scintillement des pins, vers les ravins d’ombre où se devine un détour de sentier.

Et ce n’est pas encore la merveille de Cintra. Un ami nous a conseillé de visiter la villa Cook. Du haut du château de la Peña, j’ai aperçu, dans les frondaisons qui entaillent le bord de la plaine, la masse pâle d’un palais arabe. Il nous faut descendre près de six cents mètres de pente, tantôt à travers les bois, tantôt dans des lits de ruisseaux, ou entre deux murs tapissés de lierre et coiffés de branches de cèdres. L’air s’attiédit et se charge d’aromes puissants, mystérieux, qui font chercher du regard des arbres inconnus. Les eucalyptus trouent de leurs grandes gerbes glauques le vert noir des sapins. Un palmier dresse au-dessus d’eux son bouquet de plumes. Voici une maison de garde, une toute petite barrière, et une allée qui s’enfonce en pente raide sous les arbres enchevêtrés.

« C’est bien le palais de Monserrat, la villa Cook », me dit un homme qui passe, à cheval sur un âne minuscule et chargé de fagots, les jambes traînant à terre… Lady Cook ! on m’a parlé d’elle à Lisbonne : une Américaine qui s’appelait, de son nom de jeune fille, miss Tennessee Claflin, descendante de la maison ducale de Hamilton, richissime, apôtre de l’émancipation féminine, mariée à un Anglais, l’un des principaux importateurs de la cité. Elle est célèbre dans son pays d’origine. À dix-neuf ans, elle commençait une campagne de conférences en faveur des droits de la femme ; un peu plus tard, elle ouvrait, à New-York, avec sa sœur, une banque où elle réalisait, en quelques années, un bénéfice de cinq millions de dollars, dirigeait une revue d’études sociales, écrivait une quinzaine de volumes, se faisait élire membre du Sénat ; exclue par un vote des Pères conscrits de là-bas, elle leur intentait, devant la cour suprême, un procès retentissant ; enfin, elle fondait à ses frais les premiers clubs féminins, dont l’idée a fait fortune, comme on le sait, dans toutes les grandes villes d’Amérique. À Lisbonne, on n’avait pas pu me dire si lady Cook se trouvait à Cintra. Je savais seulement qu’elle n’habitait Monserrat que quatre ou cinq semaines par an, et que le palais, meublé avec une richesse inouïe, était sévèrement gardé contre la curiosité des voyageurs.

Mais, une fois de plus, la chance me servit bien. Nous suivons l’allée qu’ombragent des arbres de toutes les essences méridionales ; les feuillages les plus rares se croisent au-dessus de nous ; des lianes courent d’une branche à l’autre et retombent en grappes violettes ou pourpres. Je commence à marcher tout doucement, de peur que cette forêt vierge ne s’évanouisse, au bruit étranger de mes pas, comme dans les contes de fées. Les sous-bois sont pleins de mousse. Il y a une grande lumière en avant, et, quand j’ai franchi un pont de bois, je vois que cette lumière est une façade blanche, au milieu de laquelle s’ouvre une porte au faîte ajouré, semblable à celle des mosquées, et que sur le seuil deux femmes sont debout, près d’une balustrade qu’enveloppent des géraniums. Elles sont en noir. Les fées ne portant jamais le deuil, autant qu’il m’en souvient d’après d’anciennes lectures, je comprends que nous sommes en présence de la châtelaine et d’une de ses parentes ou amies. Mon compagnon de route s’est avancé, et, comme il parle très facilement l’anglais, je l’entends qui demande l’autorisation de visiter le parc. La dame qui lui répond est grande, mince, encore jeune de visage malgré ses bandeaux de cheveux gris. Elle a dû être fort belle, d’une beauté poétique et rêveuse. Et elle a des yeux clairs, énergiques. Le dialogue se poursuit une minute. Elle apprend que je suis écrivain. Le souvenir de sa réputation littéraire, de ses articles, de ses conférences, du Woodhull and Claflin Weekly, plaident sans doute auprès de lady Cook, en faveur des deux inconnus ; elle a le bon goût de ne pas même s’informer si je suis partisan de l’émancipation : elle nous invite à visiter le palais. Par le couloir de style oriental, orné de colonnes de marbres rares, de statues, et d’une fontaine au milieu, nous pénétrons dans une série de salons qui sont plutôt des musées que des appartements de réception. Les vieux japon, les vieux chine abondent, non pas les modèles de bazar, mais des pièces de toute beauté, d’un rose ou d’un vert tendre à désespérer les porcelainiers de Sèvres. L’Inde, la Perse, l’Asie Mineure, l’Afrique, sont représentées par des meubles, des stores, des tentures, des idoles dorées, des armes, des ivoires, des vases émaillés de la grande époque arabe, de ceux dont le vernis enferme, dans sa transparence nacrée, tous les reflets de l’arc-en-ciel. Un contraste drôle : devant les cheminées, qui sont aussi des œuvres d’art, et dans chacune des pièces, on a disposé un rang de potirons et de courges, qui achèvent de mûrir à l’abri.

L’aimable propriétaire de Monserrat, malgré le soleil, malgré une promenade projetée, veut encore nous montrer une vallée de son domaine. « Vous allez voir mes fougères ! » nous dit-elle. Nous repassons près des lianes fleuries, nous tournons à droite. J’entends des coups de pioche. Sous bois, au bord d’une cascade embarrassée de feuillages, nous saluons M. Cook, vieil Anglais à barbe blanche, qui surveille la transplantation d’une fougère arborescente haute de cinq ou six mètres et grosse comme un mât de navire. Il est coiffé du large panama des planteurs. Il nous indique la meilleure route à suivre pour voir le plus beau coin du parc. Alors, ayant pris congé de nos hôtes, nous descendons seuls, les pieds dans les lacis de lierre et les touffes de pervenches, sous la voûte découpée à jour des fougères qui emplissent le ravin. Des palmiers, des cocotiers, des caoutchoucs, des poivriers leur font suite. Ils forment une épaisse forêt. Des racines barrent les sentiers ; des troncs morts de vieillesse ou brisés par le vent, couchés sur des fourrés verts, dorment leur sommeil sans plus toucher la terre qu’au jour des premières sèves.

C’est la forêt vierge, un jardin sauvage tel que je n’en ai pas vu d’autre.

Pendant une heure j’ai vécu au Brésil, j’ai cherché les aras à huppe d’or au sommet des lianes, pensé aux tigres, écouté les sources et bu les lourds parfums, pétris de vie et de soleil, qui grisent comme du champagne.

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