XXI Grenade la nuit. – Grenade le jour. – L’alhambra. – Les gitanos de l’Albaycin. – Dans une vieille église.

Grenade, 18 octobre.

J’arrive à Grenade la nuit. La gare est loin des hauteurs de l’Alhambra, où j’ai choisi mon hôtel, pour l’amour de ce nom magique. J’ai la tête pleine des enthousiasmes d’Henri Regnault et des vignettes de Gustave Doré. Tout s’annonce bien : une nuit sombre, une ville tortueuse et, derrière ma voiture, une diligence de la sierra entrant à fond de train dans Grenade. Elle est fantastique, la vieille guimbarde espagnole ; elle bouche toute la rue comme un grand écran noir ; je ne vois ni les roues, ni les fenêtres, ni le mayoral caché derrière sa lanterne, mais une masse d’ombre qui vient, et, en avant, dans une gerbe de rayons rouges, cinq mules cabrées, fumantes, couleur de feu. On dirait des bêtes échappées, des bêtes de lumière et de rêve, qui nous poursuivent, le cou tendu, les naseaux en sang, les oreilles bordées de pourpre. Elles s’évanouissent à un tournant. Nous passons sous une porte, et nous voilà dans une futaie montante. L’air devient froid. Plus de pavés, plus de maisons, rien que des bois en pente et le bruit des eaux courantes dans le silence de la nuit. La voiture s’arrête. Je cherche l’Alhambra, et je n’aperçois qu’une façade d’hôtel, et, partout autour, une forêt d’ormes immenses, mouillés par les pluies d’automne, balayant de leurs cimes un ciel gris sans étoiles…

– Monsieur, prenez-moi, si vous voulez un bon guide ! Les autres ne savent rien !

Ils étaient deux, ce matin, qui m’ont crié cela à mon premier pas hors de l’hôtel. J’ai pris avec moi le troisième gamin, qui n’avait rien dit, et j’ai traversé dans sa largeur la futaie de grands ormes que je montais hier soir. Elle longe les murs d’enceinte de l’Alhambra. Mon guide, qui a le regard câlin des jeunes Arabes, danse de joie derrière mon dos. Je me détourne.

– C’est que je suis content ! me dit-il. Mais je savais que je conduirais aujourd’hui un étranger !

– Comment le saviez-vous ?

– Puisque j’ai rencontré trois morts en sortant de la maison, j’étais sûr d’une bonne journée. Il n’y a pas de meilleur signe, monsieur. Quand nous rencontrons un aveugle, un borgne, nous pouvons bien renoncer à courir les hôtels et dormir toute l’après-midi : pas un voyageur ne louera nos services. Mais un mort, trois morts surtout, voilà qui annonce le bonheur ! Moi, je suis rentré bien vite à la maison, et j’ai crié à ma famille : « Réjouissez-vous, je vais travailler aujourd’hui ! » Vous voyez bien !

Au bout de l’avenue que nous suivons, une grande porte s’ouvre dans une tour carrée sans créneaux, marquée de la main et de la clef. Le chemin tourne dans l’épaisseur des murs, continue en montant, et débouche sur un tertre planté d’ormeaux, la cour des Citernes. Un homme m’offre un verre d’eau glacée et bleue, qu’il tire d’un puits profond. Un autre se précipite à ma rencontre, en gesticulant. C’est un affreux mendiant au chapeau pointu, à la veste de velours galonnée et fripée, qui se dit prince des bohémiens : « Achetez ma photographie, monsieur ! Deux francs pour les Américains, un franc pour vous qui ne l’êtes pas ! » Je m’enfonce à gauche, où sont de pauvres jardins, des ruines de murailles, des soulèvements de terre couvrant d’autres ruines, et, l’enceinte se rétrécissant, j’arrive à la tour de la Véla. L’escalier se tord en spirale ; nous vivons cinq minutes dans le noir ; puis le jour reparaît ; je pose le pied sur la plate-forme, et je découvre une des vues les plus harmonieuses que l’homme puisse contempler. Derrière moi, la Sierra Nevada, toute blanche de neige. Un éperon s’en détache, entièrement boisé, portant à son sommet le vaste palais de l’Alhambra. Je suis à l’extrémité de cet éperon vert, très haut et très ardu. Il s’avance jusqu’au milieu de la ville. Elle est là tout entière, rose et déployée en éventail au-dessous de moi, Grenade, la cité tant rêvée. Vers la gauche, c’est la ville nouvelle, plus vive de couleur et plus tassée ; vers la droite, c’est la ville ancienne, hachée de menus traits d’ombre par les jardins plantés d’ifs, montant un peu sur les collines pelées de l’Albaycin, le faubourg bohémien. En avant, au delà du cercle immense des maisons, une plaine sans limite, doucement bleue parce qu’elle est lointaine, traversée de lueurs pâles qui sont des bras de fleuve.

La nature espagnole se révèle ici dans toute sa splendeur. Elle manque d’intimité. Ne lui demandez pas une chute de moulin encadrée de vingt chênes, une vallée d’herbe fraîche avec des peupliers en couronnes, ou même un beau groupe d’arbres faisant un berceau d’ombre au toit centenaire d’une ferme. Elle ignore les tableaux de genre, les petits cadres tout faits : elle est âpre, elle est nue, elle est ouverte au vent. Mais donnez-lui l’espace ; laissez-la développer les plis larges de ses terres, fondre les tons de ses plaines, bleuir ses montagnes, mettre dans l’air du ciel une telle limpidité qu’aucun trait du dessin ne s’efface, qu’aucun rayon ne se perde : si les hommes alors bâtissent Grenade aux toits roses, ils auront ajouté la vie à la beauté sereine et qui n’a pas de saison.

Tout près de moi, en ramenant mes yeux sur la tour, j’aperçois une cloche. Elle est fameuse dans les traditions du pays, la cloche de la Véla : elle sonne le 2 janvier pour fêter l’anniversaire de 1492, époque à laquelle la bannière chrétienne flotta sur l’Alhambra. Les jeunes filles, ce jour-là, montent en foule pour tirer la corde, car il est de foi populaire que les carillonneuses du 2 janvier se marieront dans l’année. Je ne me lasse pas d’étudier le paysage. Je me rends compte de la forme de cette forteresse de l’Alhambra, dont les murailles suivent les crêtes du promontoire boisé ; mais les constructions ne se relient plus les unes aux autres, et se lèvent isolées, tours ou morceaux de palais, sans ornement extérieur, parmi des terrains semés de ruines. Mon guide m’interrompt :

– Il faut se hâter, si vous ne voulez pas être trempé par la pluie !

En effet, des nuées d’automne, accourues des sommets de la Sierra Nevada, crèvent sur nous, et bruissent lourdement sur les ormeaux des pentes.

Je repasse dans la cour des Citernes, près du monstrueux palais inachevé dont Charles-Quint enlaidit la terre sacrée de l’Alhambra, près des boutiques de marchands de photographies, de marchands d’antiquités parisiens, qui viennent là « pour la saison », et je visite la tour des Infantes, la tour de la Captive, puis les salles ou les patios qu’il suffit de nommer pour qu’une image précise réponde à l’appel des sons : la cour des Myrtes, la cour des Lions, la salle des Ambassadeurs, la salle des Abencérages, les bains, la salle des Deux-Sœurs, et tout le reste que détaillent les guides.

Qu’y a-t-il donc ? Oh ! vraiment, « il pleure dans mon cœur, comme il pleut sur la ville ! » Est-ce l’humeur du temps qui assombrit la mienne ? Je regarde, et je m’étonne de ma froideur en présence de merveilles tant vantées. J’évoque le souvenir de ces pages célèbres qui m’avaient, il me semble, chargé d’admiration, comme une bobine aimantée l’est d’électricité. L’étincelle ne part pas. Je suis déçu, et, en y songeant bien, la pluie n’explique pas toute ma déception. Vous qui n’avez vu l’Alhambra qu’en photographie, mon ami, ne le regrettez qu’à demi : la cour des Lions, que vous imaginez grande, est petite en réalité, presque mesquine ; ses lions sont moisis par l’humidité ; le patio des orangers renferme surtout des ifs malingres ; l’eau ne court plus dans les rigoles taillées en plein marbre qui promenaient autrefois, à travers le palais, la fraîcheur et la vie ; des touristes en pardessus, guidés par des employés en uniforme, déambulent entre les colonnes et rompent tout rêve qui s’ébauche, et si vous jetez les yeux sur le prodigieux décor des murs et des plafonds, ah ! mon ami, c’est là que le temps s’est montré cruel, et l’homme aussi. Vos photographes, avec une habileté qui trompe l’étranger, ont saisi la minute où les jeux de lumière et d’ombre étaient le plus harmonieux, et choisi l’endroit, bien limité, je vous assure, d’où les dessins tracés dans la pierre, les revêtements de faïence, les dentelles de stuc festonnant le cintre des portes, pouvaient donner l’illusion d’un chef-d’œuvre à peu près intact. Vous échappez aux plâtrages qui remplacent les pièces tombées d’elles-mêmes ou volées, aux restaurations malheureuses, à la misère de tant de motifs exquis, sur lesquels il a coulé de l’eau et du temps, tapisseries dont il reste la trame, dont la couleur est morte. Elle est morte, et au fond de ces alvéoles, nids d’abeilles disposés en corniches ou tapissant les voûtes, un peu d’or, un peu de rouge, un peu d’azur mêlés, parlent d’une poésie disparue, qu’avec ces courts fragments l’imagination ne parvient pas à reconstituer. Je ne m’en consolerai pas. Il aurait fallu voir l’Alhambra dans sa nouveauté, quand les maîtres de l’Islam, vêtus aussi bien que lui, frôlaient ses dalles de marbre du pli brodé de leurs tuniques. Cet art de l’Alhambra était léger, tout décoratif, fantaisiste et souriant ; il exprimait le bien-être, la gloire, le repos, la richesse ; sa grâce presque entière était dans sa jeunesse ; ses œuvres n’avaient pas les lignes sévères que l’œil retrouve aisément, et elles ont pâli avec l’éclat des pierres, et leur beauté délicate a souffert plus qu’une autre de la mort des détails.

Il y a cependant deux choses, dans ce musée de l’Alhambra, qu’on ne peut dessiner ni décrire, et que rien ne fanera jamais : ce sont les reflets des faïences arabes, et, dans l’encadrement de toutes les fenêtres ouvertes sur le ravin du Darro, ces paysages de second plan, ces bouts de collines pâles, qu’une cause inconnue de moi, une vertu mystérieuse sans doute de l’air de la Sierra, colore d’une teinte laiteuse et bleue, comme si le jour venait à travers une opale. Ils me séduisent depuis si longtemps, ces lointains de l’Albaycin, que je quitte le palais pour aller vers eux. Nous descendons, par la porte de Fer, dans un chemin fortement encaissé, sauvage, que dominent bientôt à gauche les falaises caillouteuses qui portent l’Alhambra et à droite de hauts talus couronnés d’ormes. Le chemin s’enfonce en tournant dans le ravin. Le temps s’est embelli. Tout à coup, mon guide lève les bras et s’exclame : « Quel bonheur ! » Je ne comprends pas d’abord. Il me montre quatre hommes montant, deux par deux, et balançant sur leurs épaules une boîte rose. « Un mort, monsieur ! » Quelques gens du faubourg bohémien, hommes et femmes, suivent à la débandade. Le petit cercueil approche. L’enfant est à découvert, vêtu d’une robe blanche, son pauvre visage pâle couronné de roses, et, comme c’est un garçon, un voile de tulle rouge le couvre et flotte au vent. Une pitié m’étreint le cœur à la vue de ce cortège d’indifférents, qui passe sans une larme. Elle dure encore, lorsque le guide s’écrie de nouveau : « Encore un, monsieur ! Non, c’est trop de chance ! » Je le fais taire. Et nous croisons un autre convoi, une autre boîte ouverte, blanche cette fois, où une petite fille est étendue, fleurie aussi et voilée de bleu. Ils montent. J’entends leurs rires derrière nous, et le bruit des cailloux déplacés qui roulent et nous poursuivent. Nous arrivons au bas de la gorge ; la campagne s’élargit devant nous. Sur l’autre bord d’un ruisseau, le faubourg de l’Albaycin s’étage aux flancs des collines, quelques maisons de pierre d’abord, puis des trous irrégulièrement percés dans la terre, des séries de cavernes reliées par des sentiers bordés de cactus. C’est le royaume des bohémiens, tondeurs et souvent voleurs de mules, forgerons, étameurs, dont les femmes sont quelquefois belles, toujours sales, habiles à tisser des couvertures, à tresser des paniers et à dire la bonne aventure. Ils vivent là, sans autres lois que leurs coutumes, sous l’autorité d’un capitaine qui répond de leurs délits devant la police de Grenade.

Je n’ai pas fait cent pas dans la rue montante, l’unique rue digne de ce nom de l’Albaycin, que le fils du capitaine, un bel homme de trente ans, aux moustaches noires soignées, habillé en bourgeois, sort d’une maison où il attendait sans doute la venue de quelque étranger, la vraie aubaine du quartier. Malgré les prudentes recommandations des itinéraires en Espagne, il n’y a aucune espèce de danger à se risquer seul dans l’Albaycin. Sa bohème est mendiante, gênante, grouillante, mais très apprivoisée. Les bons offices du capitaine sont seulement nécessaires pour organiser une représentation de danses bohémiennes. Je m’adresse donc à D. Juan Amaya, et je lui fais part de mon désir. Il donne des ordres. Quatre ou cinq estafettes, prises parmi les oisifs qui se chauffaient le long des murs, partent dans différentes directions, et, en attendant que le corps de ballet soit réuni, je visite plusieurs de ces caves, creusées dans la colline, où habitent les sujets du capitaine. Chacune se compose de plusieurs chambres, dont l’une est éclairée par la porte, la seconde, par une fenêtre sans vitres, la troisième par le jour qui peut venir à travers les deux autres.

Les parois de pierre, irrégulières, bosselées, fendues, qui servent de mur, sont ornées de quelques images pieuses ; le mobilier est des plus sommaires, et la cuisine semble avoir pour base le riz aux piments doux. Nous sommes enveloppés d’une nuée de vieilles qui supplient, de gamins pouilleux qui tendent la main, de bambines merveilleusement dressées à envoyer des baisers aux étrangers pour obtenir un sou. Des sons de guitare nous tirent d’affaire. On nous attend là-bas. Nous regagnons la rue, et nous sommes introduits, mon compagnon, le guide et moi, dans une petite chambre d’un premier étage, blanchie à la chaux, meublée de chaises de paille. J’y retrouve les chromolithographies pieuses des cavernes et le capitaine pinçant de la guitare. Près de lui, un bohémien maigre, à la peau presque noire, joue de la bandurria, de la mandore. Ils occupent un des bouts de la pièce, près de la porte ; nous nous asseyons en face, à l’autre extrémité. Un jeune homme « au torse d’écuyer », et cinq danseuses, vêtues d’un châle et d’une robe bleue, jaune ou rouge, sont rangés le long du mur, à droite. Les cinq femmes s’appellent Encarnacion Amaya, Josefa Corte, Encarnacion Rodriguez, Trinidad Fernandez et Trinidad Amaya. La première est célèbre, on vend sa photographie dans toutes les boutiques de Grenade. Sa beauté un peu molle et pleine ne rappelle cependant que de loin le type des gitanas. La vraie gitane est plutôt une fille de dix-sept ans, Encarnacion Rodriguez. Celle-là est grande et souple, brune à la croire taillée dans du cuir de Cordoue ; elle a des cheveux bleus et lourds qui retombent en mèches sur les joues, et écrasent à moitié l’œillet rouge piqué au-dessus de l’oreille ; elle ne rit pas ; une tristesse de captive emplit ses yeux très longs, et on ferait un profil de déesse avec l’ombre de ses traits projetée sur un écran.

Au signal donné par le chef, homme et femmes se lèvent, dansant et chantant en mesure. Les danses sont élégantes, et figurent la marche d’un cortège, les compliments aux fiancés, les souhaits, une déclaration d’amour. Les vers, criés sur un mode très haut, sont d’un goût douteux. Qu’importe ! le spectacle est joli, étrange, plus gracieux cent fois que les sévillanes exécutées à Madrid, dans les cafés-concerts. Il y a dans cette race bohémienne, un charme félin, un peu sensuel, jamais vulgaire, et qu’on n’imite pas. Elle danse gravement, avec une espèce de noblesse perverse et naturelle. Rien ne caractérise mieux cette manière que ces duos d’amour, dansés tantôt par un homme et une femme, tantôt par deux gitanes, et qui succèdent aux figures d’ensemble. Les amoureux s’écartent, se rapprochent, passent avec une œillade, s’évitent d’un tour de rein, ne se touchent jamais, et se parlent tout le temps, font un dialogue avec des attitudes, des regards, des sons de castagnettes, – mâles et femelles d’après le timbre, – avec le geste du pied, de la main, et l’arc changeant des lèvres. La guitare et la mandore pleurent langoureusement. Un tambour de basque se démène endiablé, et toutes les bohémiennes qui ne dansent pas, celles aussi venues en curieuses et qui assiègent la porte, ponctuent le fandango de cris aigus. Les olé ! pleuvent. Des phrases entières partent dans un éclat de rire. Bah ! les étrangers ne comprennent pas. J’ai saisi au vol deux ou trois de ces exclamations, que chacune lance au hasard. Elles disaient : « Vive la mère qui t’a enfanté ! », ou bien « Bobadilla, trois minutes d’arrêt ! », ou bien « Voyez cette belle Encarnacion, monsieur, monsieur ! » C’est à la fois burlesque, truqué, naïf et d’un art indéniable.

J’ai dit que ces bohémiens de l’Albaycin étaient très apprivoisés. Avec quelques bravos, un compliment, plusieurs bouteilles de vin blanc discrètement demandées, et que les bohémiennes, d’ailleurs, avaient bues « à la France », j’avais cru comprendre que nous jouissions d’un commencement de réputation auprès de la troupe de D. Juan Amaya. J’en fus assuré par lui-même, au moment des adieux. Une Française et son mari étaient entrés dans la salle, pendant les danses. Quand ils se levèrent pour partir, le capitaine s’approcha de moi, et me dit, avec une dignité affectueuse :

– Monsieur, les gitanos et les gitanas sont touchés de vos bons procédés. Ils vous proposent, pour vous marquer leur gratitude, d’exécuter devant vous quelques pas qui ne se dansent pas devant les dames.

Je remerciai D. Juan Amaya, et je rentrai dans Grenade.

La nuit tombait. De gros nuages roulaient toujours dans le ciel ; un peu de rouge, au couchant, divisait leurs fumées. Je m’en allai, au hasard, dans les ruelles misérables et pleines d’imprévu qui fourmillent dans cette ville ancienne. Des pignons aux toits avancés et très vieux se levaient çà et là, des entrées de posadas pareilles à des gueules de fours, des forges, des balcons protégés par des grilles ventrues, des boutiques rapprochées, infimes, pauvres à faire peine. Une cloche tinta, et sa voix fêlée s’harmonisait si bien avec la tristesse, des choses, c’était une voix si lasse et si pitoyable, qu’elle n’avait jamais dû chanter, même dans sa jeunesse, et qu’elle m’attira. Je me dirigeai vers elle, comme si je faisais l’aumône en l’écoutant.

Elle partait du clocheton d’une église enchâssée entre deux maisons, et dont la façade médiocre se distinguait seulement des voisines par un fronton roulé à ses extrémités. J’entrai en soulevant la portière de cuir mou. L’intérieur était complètement dans l’obscurité. Quelqu’un remuait du côté du chœur, tout au fond. Une étincelle brilla, perdue dans cette masse d’ombre, décrivit un zigzag en montant, et se fixa, rougeâtre, à six pieds du sol. Le bruit se rapprocha. Une seconde étincelle, plus près de moi, étoila le mur, et fit luire une surface dorée. Je compris que le sacristain allumait une veilleuse devant chacun des autels, et, quand il eut dix fois répété l’opération, une voix, au bout de l’église, commença la prière du soir. Dans les ténèbres, devenues maintenant comme de grands plis de deuil tendus d’une arcade à l’autre et relevés d’un clou d’or, je distinguai la forme agenouillée de deux hommes, deux mendiants enveloppés de leurs manteaux élargis. Ils avaient seuls obéi à l’appel de la cloche, ils venaient seuls prier avec le prêtre, invisible là-bas, en cette fin de jour lugubre. Cet abandon me fit songer à ce que m’avaient dit, de la situation religieuse en Espagne, des personnes absolument sûres et d’une entière compétence. Je me souvins de ces conversations que j’avais eues, en différents points du royaume, et qui variaient quelque peu dans la forme, mais qui s’accordaient au fond, et pouvaient se résumer ainsi :

– Nous bénéficions, monsieur, d’une antique réputation, qui ne correspond plus, malheureusement, à la réalité. Je sais combien nos compatriotes tiennent à honneur de garder à leur pays sa renommée de royaume très chrétien, mais je vous dois la vérité, puisque vous la demandez. Or, les différentes provinces sont bien loin d’offrir, chez nous, la même physionomie religieuse. Il y en a qui sont demeurées très fidèles, et d’autres dont on pourrait affirmer qu’elles n’ont conservé de la religion que le goût des cérémonies extérieures et une sorte de foi sans pratique. Remarquez que ces dernières se doutent à peine, – je parle du peuple, – de l’indifférence où elles sont tombées, et que si vous répétez mes paroles, elles étonneront beaucoup d’Espagnols. Rien de plus vrai, cependant. Tracez une ligne de biais, suivant la direction des Pyrénées, et enfermant les provinces basques, la Navarre, une partie de la Vieille-Castille, l’Aragon, la Catalogne : vous avez là, telle qu’elle figure dans l’histoire, la vieille Espagne religieuse, la foi vive et pratique, un clergé irréprochable, une piété de cœur reflétée par les mœurs, avec trois villes que je puis appeler trois citadelles catholiques, Vittoria, Burgos et Pampelune. Et n’allez pas commettre, je vous prie, l’erreur de tant de Français : pour être plus démonstrative que celle des peuples du Nord, la foi espagnole n’en est pas moins ici très éclairée. Il est parfaitement ridicule de prétendre que, parce qu’ils habillent de riches vêtements leurs saints et leurs madones, les Espagnols ignorent qu’une statue n’est qu’un symbole. Ils chantent leur foi ; vous murmurez la vôtre : mais les mots ont le même sens et les esprits la même pensée. Partout ailleurs, je ne dis pas, monsieur, qu’on ne rencontre des villes, des villages, des coins de campagne pénétrés d’un christianisme semblable, ni surtout qu’il n’y ait, en grand nombre, des exemples individuels de haute vertu, de dévouement, d’héroïsme même si vous voulez. Mais la pratique religieuse a diminué, et, avec elle, le niveau des mœurs. Les causes en sont nombreuses. Vous en devinez plusieurs : révolutions, propagande rationaliste, abandon des provinces par tant de familles d’un rang supérieur, qui incarnaient la tradition et la maintenaient autour d’elles. Cependant, pour qui voit juste, il est impossible de nier que l’insuffisance du clergé de paroisse ne soit aussi l’une des causes de cet affaiblissement. Je ne parle pas des exceptions, je parle de la masse, et je dis que l’admission parfois trop facile des candidats au sacerdoce ; une préparation hâtive, tout au moins dans ce que nous appelons la carrera breve ; le relâchement de l’autorité épiscopale, rendu presque fatal par la difficulté des communications dans certaines parties du royaume et par l’inamovibilité des bénéfices ; l’abandon de ce prêtre à lui-même pendant de longues années, abandon si complet que, jusqu’en 1870, la plupart des diocèses ignoraient l’usage des retraites ecclésiastiques, ont produit un clergé souvent médiocre. Ce qu’on peut lui reprocher, plus encore que l’immoralité, qui demeure en somme, exceptionnelle, c’est le manque de zèle, l’inertie, la routine, auxquels font si fréquemment allusion les chansons populaires improvisées dans les fêtes et en présence même du curé. La décadence de la pratique religieuse en Espagne est en grande partie venue de là. Elle est manifeste surtout en Andalousie. Je pourrais vous citer telle ville de soixante mille âmes où le nombre des communions pascales ne dépasse pas quelques centaines. Et, si vous étudiez de près le peuple de Séville, par exemple, vous constaterez que, dans ces vastes cités ouvrières occupées par d’innombrables familles, plus de la moitié des unions sont libres ; vous observerez, non pas une hostilité contre l’Église, car ces gens-là sont les premiers à prendre part aux processions, mais une ignorance presque totale des préceptes de morale et de discipline chrétiennes. La merveille, c’est que la foi ait survécu à cet oubli de ses œuvres. Elle était si profonde et si forte dans notre Espagne, qu’on la réveille, comme les morts de l’Évangile, en l’appelant. Elle répond toujours : partout où sont prêchées des missions, l’ancienne Espagne reparaît, et s’étonne elle-même d’avoir si longtemps dormi. Nous assistons, cela est certain, à un mouvement de réformes. Nos évêques, dont plusieurs, vous le savez, sont des hommes remarquables, ont commencé, comme ils devaient le faire, par modifier l’éducation des clercs. Ils suppriment, l’un après l’autre, le carrera breve. Ils établissent des retraites ecclésiastiques. Ils brisent, peu à peu, la routine. Le Pape, de son côté, a fondé récemment à Rome un collège de clercs espagnols. On peut dire que l’Espagne religieuse est en train de se refaire, mais il y faudra le temps, et vous jugerez vous-même que le mal est encore sérieux. »

Je me souvenais surtout d’une sorte de discours passionné que m’avait adressé un des hommes les plus remarquables que j’aie eu l’occasion de fréquenter en Espagne. Cet homme était un prêtre espagnol. Il avait fait ses études à l’étranger. Un jour que nous causions de la question religieuse dans son pays, et que je lui répétais, pour les contrôler, quelques-unes des idées que je viens d’exposer, il m’interrompit, et m’ouvrit son âme. Je ne pourrai reproduire la véhémence du ton, mais je suis sûr des mots, qui se sont gravés dans ma mémoire.

– Oui, me disait-il, cette réforme dans l’éducation du clergé est indispensable, mais il en existe une seconde, non moins urgente, celle de l’instruction publique en général. Toutes deux se tiennent. Écoutez-moi. Vous savez que nous avons ici plus de dix millions d’illettrés. Des sept millions restant, cinq millions seulement savent lire et écrire. Je ne veux pas trop approfondir ces lectures et ces écritures-là ! L’enseignement secondaire dure cinq ans. Pas de grec. Le latin qu’on apprend est celui des classes de sixième et de cinquième en France. J’ai toujours pensé que ce serait une chose curieuse qu’une délégation internationale, autorisée à examiner et à comparer de bons élèves en Allemagne, en Angleterre, en France et ici. Le résultat serait douloureux pour l’Espagne, mais il lui ouvrirait les yeux. Car, c’est un fait certain que le talent naturel est ici fort au-dessus de la moyenne des autres nations, lorsque les connaissances acquises restent si fort au-dessous. On n’y sait pas ce que c’est que de savoir, en général. Et ceux qui le savent, les rares, les érudits, ne font rien pour créer le mouvement qui pourrait entraîner l’opinion vers les réformes nécessaires.

» Regardez-nous ! Il y a vraiment des peuples assis, comme dit la Bible. Je n’ajouterai pas, comme elle, « dans l’ombre de la mort », mais je dirai dans l’ombre de la tradition. La tradition, en Espagne, est qu’il y ait un sommet docte, des Castelar, des Cánovas, des Moret, des Menendez Pelayo, des Pereda, des Pérez Galdós, des Echegaray, quelques archevêques et évêques d’un haut talent. Et puis, brusquement, un ressaut profond, où la moyenne, la bonne moyenne intelligente, ne sait déjà plus que fort peu, lit infiniment moins que le plus petit bourgeois français, et se contente du pot-au-feu que lui sert le journal. Enfin, au-dessous de cela, le néant, énorme, s’étendant aux sept dixièmes de la nation. Et c’est une peine infinie, que de voir ces regards vifs sortir de ces faces derrière lesquelles on ne sent rien de ce qui fait palpiter ailleurs les peuples, de ce qu’on sent derrière l’œil terne des Germains et des Saxons des classes inférieures. Ici, l’instrument cérébral est supérieur, et on n’en fait pas plus de cas que de ce sol merveilleux, resté en jachères dans les Castilles et l’Andalousie.

» Grande tâche, que de renouveler ici l’instruction publique, de la rendre moderne en la laissant chrétienne, deux termes conciliables pourtant. Quelques hommes s’y sont essayés depuis soixante ans, le premier marquis de Pidal, M. Claudio Moyano. Mais depuis ? Personne n’a remplacé ces deux hommes morts depuis longtemps ; personne ne s’est voué à la tâche ingrate de glisser, parmi les papotages de la politique parlementaire, une idée, toujours la même, qui se fît jour à la fin, et s’imposât, et obligeât l’Espagne à se voir telle qu’elle est, et à se désirer différente de cela.

» Ne l’avez-vous pas observé vous-même ? À coup sûr vous êtes entré dans quelque librairie d’une de nos villes de cinquante ou quatre-vingt mille âmes, et vous avez trouvé, sur quelques rayons poudreux un assemblage de petites nouvelles, en partie traduites du français, et une absence complète de ce qui dénote une culture plus élevée. À Madrid il y a progrès, depuis quinze ans, progrès réel. On commence, dans la librairie, à vendre autre chose que du Jules Verne ou du Paul de Kock. Vous noterez cela plus sûrement encore à Barcelone, où le mouvement date de plus loin, où les tendances de la population la portent vers le mieux en toutes choses. Mais Madrid et Barcelone ne sont pas l’Espagne ! Et croyez-en la triste expérience que nous en avons faite, les humaniores litterae ne peuvent pas plus que le pain manquer à un pays, sans que l’anémie y sévisse aussitôt. On nous a appris que l’Église, pendant les âges ténébreux, a gardé la flamme vive des belles-lettres. Tous, nous avons évoqué cette vieille image des cloîtres amis du bien penser et du bien dire, dans l’Europe perdue de force brutale. L’Espagne aussi a eu ses grands centres rayonnants, qui se sont appelés Salamanque et Alcala de Henarès. Puis tout s’est arrêté, tout s’est lassé. Aujourd’hui l’église d’Espagne dort. Je suis convaincu que c’est là le grand mal profond de ce pays. Le jour où elle renaîtrait par l’étude, le pays la suivrait et retrouverait sa grandeur. Si elle ne renaît pas ainsi, il continuera quelque temps de tâtonner, puis d’autres chefs se présenteront, et il ira, ayant perdu ses chefs anciens, il ira, emporté par sa fougue passionnée, Dieu sait où, bien loin sans doute de cet idéal de savoir et de foi qui devrait être le sien. La libre pensée guette l’aristocratie des intelligences ; l’indifférentisme guette les esprits moyens ; la révolution violente et aveugle a pris position dans la masse. Et voici la grande question qui se dresse, dans un avenir non lointain : la question de savoir dans quelle mesure l’Espagne restera une nation chrétienne.

» Oh ! officiellement, on en est loin encore. Il y a les pompes du culte qui demeurent, les longues théories de Séville, aux jours de semaine sainte, avec les statues qu’on promène dans la splendeur des cierges ; il y a, à Madrid, des messes à grand orchestre, où les hauts fonctionnaires assistent en uniformes brodés… Mais, le jour où cette façade s’écroulerait, la situation paraîtrait ce qu’elle est, effrayante… Hélas ! monsieur, qui dira ces choses ? Personne. Il faut bien connaître ce pays pour les penser. Il faut ne pas en être pour les dire. Et j’ai une douleur dans l’âme, toutes les fois que j’y songé

Tout cela, et d’autres traits, d’autres exemples, repassaient dans mon esprit, tandis que la prière s’élevait là-bas, entendue de deux pauvres de Grenade et d’un étranger que le hasard avait conduit. Elle s’acheva dans les ténèbres, comme elle avait débuté. Le prêtre s’éloigna. J’écoutai le bruit sourd de ses pas sur les dalles, puis le glissement des manteaux et des espadrilles tout près de moi. Une à une les lampes s’éteignirent, et il n’y avait plus, lorsque je partis, qu’une seule étincelle vivante, dans un bas-côté de la pauvre église.

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