Je reviens à Madrid ; novembre est commencé, et, dans quelques jours, mon voyage va s’achever. Je trouve la capitale un peu froide, moi qui arrive de Séville, et plus animée qu’à ma première visite. Les rues sont pleines d’hommes de toutes conditions enveloppés de la capa doublée de velours rouge, vert, gris, orange ; quelques chapeaux de soie, coiffant des ministres ou des ministrables, émergent de la foule ; les promenades ont plus d’équipages ; le cercle de l’Athénée, les clubs, les cabarets à la mode, les théâtres, reprennent possession de leur clientèle élégante, qui a passé l’été aux bains de mer ou dans les villes d’eaux ; la cour est rentrée. Chaque matin, j’assiste, sur la place d’armes du Palais royal, à cette jolie manœuvre de la garde montante, infanterie, cavalerie, artillerie, qui vient, jouant la marche royale d’Espagne, en grande tenue, avec des formations et des pas harmonieusement réglés, relever la garde descendante. J’assiste au défilé des suisses du palais, qui portent la hallebarde antique et ce joli costume : bicorne galonné, habit bleu foncé à la française avec bord de couleur garance, gilet et parements rouges, culotte blanche, guêtres de la couleur de l’habit, montant au-dessus du genou. Je vois l’étonnant appareil de ce cortège qui traverse Madrid, quand le nouvel ambassadeur de France va présenter ses lettres de créance, l’escorte de cavaliers, les attelages à quatre et six chevaux, les carrosses de gala dorés, laqués, sculptés, dont un entièrement vide et qu’on nomme « le carrosse de respect ». Et ces anciennes traditions, cette pompe fameuse de la cour d’Espagne, m’amusent comme un beau décor au milieu duquel je sens s’agiter des acteurs et des intérêts modernes. Je me dis bien que l’autorité a souvent changé de visage et d’habit dans le monde, qu’elle n’est ni diminuée, ni agrandie, par l’appareil dont elle s’entoure, et cependant, j’éprouve un plaisir, une joie toute populaire et naïve, effet sans doute d’un atavisme lointain, à voir cette majesté d’une cour, dont nos yeux sont déshabitués, et notre esprit peut-être, mais non pas notre sang.
J’ai retrouvé la même pointe d’émotion et le même sentiment de curiosité amusée, en traversant les appartements du palais, le jour d’une de ces grandes réceptions dont l’ordonnance est célèbre. Il y avait des hallebardes partout, et des figures bien intéressantes parmi les personnes qui attendaient leur tour d’audience : grands d’Espagne, hommes politiques fort préoccupés, – car nous étions à la veille d’une crise, – diplomates, mamans venues pour présenter leur fille et le fiancé de leur fille, et cette dame triste, attendrissante et coquette dans sa mantille, qui devait avoir une douleur à raconter, et ce beau chevalier de Calatrava, qui portait l’habit blanc boutonné, avec la croix rouge sur la poitrine.
La reine était en deuil, gantée de noir et debout. En l’abordant, je fus frappé de ce que cette physionomie gracieuse et jeune reflétait d’intelligence et d’habitude du pouvoir. Dans les yeux de la jeune femme qui souriait, j’apercevais la souveraine ; dans les questions qu’elle me posait sur mon voyage, je découvrais l’esprit déjà rompu à présider un conseil, à suivre une idée, à traiter avec des hommes des affaires qui s’enchaînent. Un instant après, au nom du petit roi que j’avais prononcé, elle devenait émue, et je voyais la mère, et encore la souveraine, défendant l’enfant royal contre la calomnie qui le guette. « N’est-ce pas qu’il est bien portant et vif ? Vous l’avez rencontré. Il n’a eu que les maladies légères de son âge. Et, Dieu merci, le voilà fort, et à l’abri. » Oui, à l’abri, doublement, derrière elle qui veille sur l’enfant, et qui garde pour lui la couronne. Tandis que je l’écoutais, et quand je regardai, pour la dernière fois, le salon où la reine demeurait encore, attendant une autre visite, j’avais l’impression vive que je voyais une de ces grandes régentes, qui font figure dans l’histoire, une de ces mères de rois qui, pour défendre un trône, ont mieux que le fer et la force : les deux bras qu’elles croisent sur la poitrine de leur fils.
Il était déjà nuit, quand je sortis du palais. Je traversai la place de l’Orient, et je me promenai au hasard, triste parce que j’allais quitter l’Espagne. Je devais visiter encore Barcelone et cette belle abbaye de Montserrat, perchée dans la montagne, mais je sentais que ce ne seraient là que des arrêts sur le chemin du retour, et que ce voyage était fini, que j’avais entrepris et fait avec tant de joie.
Sur les avenues du Prado, je croisai un Espagnol, très répandu dans le monde de Madrid, qui marchait vite, enveloppé de son manteau. Il me reconnut, et me prit le bras. J’avais joui, à diverses reprises, de sa conversation brillante, de son esprit éloquent et informé sur toutes choses : mais combien plus je le goûtai ce soir-là ! Il refit avec moi mon voyage, il s’anima, il laissa transparaître ce fond de nature poétique et passionné, don gratuit de la race, que voilait d’abord chez lui la convention mondaine.
– Votre chagrin me plaît, dit-il, car il y entre de l’amour.
– N’en doutez pas.
– Vous aimez l’Espagne, vous reviendrez à elle. Alors, vous étudierez ce que vous avez aperçu. Nos villes cachent nos villages. Et c’est là qu’on le rencontre encore, l’Espagnol vrai, l’Espagnol du peuple, ce chevalier rude et tendre, qui vit sur son passé d’honneur. C’est là qu’elles se sont réfugiées, la foi, la poésie, la grandeur pauvre de l’Espagne. Je vous mènerai vers elles. Je vous ferai entendre, chez des rustres sans lettres, des légendes qui valent un chant d’Homère ; je vous ferai voir ce laboureur, qui a une âme ancienne et des façons de roi. Connaissez-vous l’Oiseau noir ?
Je ne connaissais pas l’Oiseau noir, et il me récita ce conte exquis de Navarre… « Vous reviendrez ! » À mesure que mon ami parlait, ce mot s’embellissait, se fleurissait de tous mes souvenirs remués et rassemblés en gerbe, et comme en Sicile, comme à Malte, comme à Venise, comme si nous étions maître du jour qui ne s’est pas levé, moi, j’ai répondu : Oui !
FIN