XXX Les marais du Bas-Guadalquivir. La grande outarde

Les marais du Bas-Guadalquivir ! J’en rêvais depuis des semaines, et, dès mon arrivée à Séville, j’avais cherché à organiser une expédition de chasse. Je veux livrer, à ceux qui seraient tentés de suivre mon exemple, le nom des deux personnes qui m’ont guidé et accompagné pendant cette journée, dans un des pays les plus pittoresques et les plus sauvages que j’aie vus ; ce sont M. Pierre Alrieu, directeur du fameux hôtel de Madrid, à Séville, et M. Vicente Saccone, un bonhomme qui a l’air d’un trappeur indien, rusé, goguenard, endurant, l’un des familiers de la grande steppe andalouse, et qui s’adonne au plus étonnant des élevages : il vit une partie de l’année dans la marisma ; il y recherche, au printemps les œufs d’oiseaux, courlis, hérons, flamants, outardes, grèbes, les fait couver par des poules ou éclore dans les couveuses, nourrit, avec des soins infinis, dans un petit établissement qu’il possède au bord du fleuve, cette famille d’oiseaux rares, s’embarque avec eux sur un vapeur, et, après trois semaines de navigation, va les vendre, vivants, sur le marché de Londres.

Il doit avoir peu de collègues en Europe.

À cinq heures du matin, nous descendons au bord du Guadalquivir. Séville est encore endormie. Et la nuit est bleue. Je ne l’ai jamais vue de cette couleur franche et uniforme. L’eau du fleuve est bleue. Les arches du pont de Triana, où nous attend le bateau, sont bleues ; les navires qu’on découvre au delà des arches le sont aussi par reflet ; le ciel est criblé d’étoiles qui semblent plus fixes que les nôtres : elles rappellent le regard des Andalouses, qui est long et qui ne tremble pas. Dans le grand silence de la ville, nous embarquons, nous glissons entre les quais, nous dépassons les dernières maisons, après lesquelles le fleuve tourne. Puis il reprend sa route, droit vers la mer. Le matin se lève, et voici le paysage qui se prolonge pendant des lieues : un fleuve large, boueux, jaune pâle et luisant, qui coule entre une rive droite un peu soulevée, couverte de saules derrière lesquels sont des parcs d’orangers et quelques lignes de palmiers, dressant leurs plumes, et une rive gauche très plate, l’herbage à fleur d’eau, sans haie, sans arbres, sans autre limite que les montagnes lointaines d’Utrera.

Dans une touffe de peupliers, le dernier abri contre le soleil qui monte et pèse déjà sur la plaine, un petit village est caché, Coria, d’où se détache une barque à la voile triangulaire. Nous avons stoppé. Deux rabatteurs viennent à nous, et prennent place à bord. Ils portent des fusils à ressorts extérieurs, et dont la crosse, incrustée de nickel, trahit l’origine arabe ; une poire à poudre faite d’une corne de bœuf fermée avec un bouchon, et, dans une outre de peau noire, du vin blanc d’Aznalfarache, cette vieille enceinte mauresque que nous avons laissée derrière nous.

Le bateau poursuit sa route. Maintenant nous sommes en pleine marisma. La steppe marécageuse s’étend aux deux côtés, désert d’herbe fanée, dont la teinte rousse, peu à peu, se fond dans les lointains et devient d’un mauve léger. Elle s’ouvre ; elle ferme bientôt sur nous son cercle partout égal, comme celui de l’Océan ; elle va vers la mer invisible qu’elle borde sur plus de cent kilomètres. Le fleuve la coupe du large trait de ses moires jaunes, puis se divise et la sépare en îles. Au-dessus d’elle, au-dessus de nous, le ciel est sans nuage, non pas foncé, comme on le croit souvent, mais d’un azur lamé d’argent. Et rien ne fixe le regard, qui erre dans cette splendeur de toutes choses, si ce n’est, à des distances folles, vers le point où les montagnes se sont abaissées et cachées, l’aigrette d’un bouquet de palmes, immobile sur l’horizon clair.

Les premières bandes de canards se lèvent autour de nous, et des couples de flamants, de loin en loin, hors de portée, battent l’air de leurs ailes de feu. Le silence n’est troublé que par le bruit de notre hélice. Nous abordons. La proue s’enfonce dans les vases molles, et nous mettons pied à terre dans une grande île où paît un troupeau de plusieurs centaines de vaches bravas.

– Il faut traverser le troupeau, me dit M. Saccone, pour nous rendre à cette cabane, là-bas.

À ce moment, j’avoue que toutes ces têtes noires encornées, qui dépassaient les hautes herbes et nous barraient le chemin, ne me parurent pas uniquement pittoresques. Je les trouvai inquiétantes. Le chasseur chef me rassura en me disant qu’au contraire des taureaux, les femelles n’attaquent pas, en général, à moins qu’on ne les provoque. Cet « en général » me laissa rêveur. Cependant nous passâmes au milieu de ce troupeau, et de beaucoup d’autres, et je ne crois pas que, de toute la journée, nous ayons couru un réel danger.

La cabane, plantée sur la prairie, à deux kilomètres en avant, était une cabane de vaqueros, pauvres gens qui vivent là, sans communication avec le monde civilisé, n’ayant en vue ni village, ni sentier, ni ombre d’aucune sorte que celle de leur toit de planches, et à qui le propriétaire donne un franc par jour, du pain, et une provision d’huile et de vinaigre pour la salade de piments. En nous voyant venir, l’homme s’avança au-devant de nous, à cheval, et nous dit qu’il avait aperçu, le matin, cinq outardes, dans une région désignée d’un geste fauchant, qui embrassait bien des hectares. J’entrai dans la cabane, composée de deux chambres, enfumée, avec des lits de misère en roseaux et en feuilles. Une vieille était assise près de la porte.

– Quel âge avez-vous ? lui demandai-je.

– Quatre douros et quatre réaux, monsieur !

C’est leur manière de compter, à ces demi-sauvages andalous. Quatre douros, à vingt réaux chacun, font quatre-vingt ; plus quatre réaux : la vieille a voulu dire qu’elle avait quatre-vingt-quatre ans. Elle nous souhaite bonne chance, et nous nous déployons en tirailleurs, dans le marais, précédés du vaquero à cheval. La chaleur accable l’herbe. Nous marchons, tantôt sur la vase écaillée, molle encore et semée de mottes régulières où penche une touffe poilue, tantôt sur une terre plus sèche, que hérissent de larges bandes de graminées, roussies par le soleil et hautes de plus d’un mètre. Les moustiques invisibles, assemblés par milliards au-dessus de la prairie, font un bruit aigu et continu, comme un appel de clairon qui ne cesserait jamais. Je regarde le vaquero, qui va, penché sur l’encolure du cheval, le chapeau à grands bords rabattu sur son visage, observant la plaine tout au loin. Ses yeux sont d’une extraordinaire puissance. De temps en temps, il s’arrête, se dresse sur ses étriers, ou même debout sur la selle, et, portant la main à la hauteur de ses sourcils, prononce lentement, comme une sentence : « Un pájaro ! un oiseau ! » Il a découvert, à deux ou trois kilomètres en avant, un gibier que lui seul ou un de ses pareils peut reconnaître à une telle distance. Alors, il part, faisant un long détour à gauche ; les rabatteurs à pied prennent à droite ; ils se rencontrent au delà du point où sont posés les oiseaux, et nous, les chasseurs, couchés derrière une touffe d’herbe, nous attendons. Des vols de petits faisans à queue courte se lèvent en criant et passent, presque toujours hors de portée. La route est si libre pour eux ! Mais la grande outarde ne se montre pas. Je ne vois d’elle qu’une ou deux plumes tombées à terre.

Cependant, j’ai été bien stylé par les gens de la marisma. Je sais que les outardes femelles vivent toute l’année dans le marais, que les vieux mâles arrivent en avril, probablement du Maroc, et repartent en septembre. Je sais encore qu’il ne faut pas faire un mouvement tant que la grande outarde n’a pas franchi la ligne des tireurs, qu’elle vient dans le vent, lancée comme un boulet de canon, et grosse comme une dinde, la tête blanche et le corps maillé de brun et de gris… J’ai été renseigné sur la meilleure manière de viser, sur le numéro du plomb à employer, sur le poids de ce gibier de prince… mais où est-elle, la grande outarde ? Si elle a entrepris de trouver un coin d’ombre, elle doit être loin d’ici…

Des bécassines partent, et montrent une seconde le retroussis blanc de leurs ailes. À dix pas de moi, un des rabatteurs s’arrête, un pied en avant. Quelque chose de brun s’est enroulé en spirale autour de sa jambe. C’est un serpent, qui mord rageusement le pantalon de cuir du vaquero. L’homme ne se trouble pas ; il ne secoue pas la bête ; il n’appelle personne, mais, tranquillement, entre le pouce et l’index, il saisit le reptile derrière tête, commence à l’étouffer, le fait tourner en l’air comme un fouet, et brise sur le sol une sorte de couleuvre jaune, longue de plus d’un mètre. Nous changeons de procédé, et nous essayons d’approcher les petits faisans, suivant une méthode usitée dans les marismas : en nous cachant derrière le cheval, dressé à ce manège, et qui va doucement, broutant l’herbe, vers le gibier. Hélas ! je m’aperçois vite que l’heure est trop chaude, qu’il faudrait plusieurs jours dans le marais, et une habitude, et la chance, plus fugace encore qu’un oiseau d’eau, pour rapporter un butin sérieux, pour abattre une outarde, un flamant, une aigrette. Nous avons réussi seulement à tuer un héron garde-bœufs, oiseau charmant, au bec jaune et vert, au corps d’un blanc de neige.

Mais, à la poursuite du rêve, on gagne toujours quelque chose. Nous n’avons pas rejoint la grande outarde, mais nous avons changé d’île, descendu et remonté les bras du Guadalquivir, parcouru des espaces immenses et contemplé des paysages nouveaux. J’ai vu l’harmonieuse beauté du fleuve tournant entre deux rives de saules pâles ; j’ai passé dans un désert que tapissait entièrement une sorte de bruyère marine, pareille à du corail rouge ; j’ai contemplé, aux heures tardives, la marisma qui se voilait, devenait d’un violet sombre de pavot, et les centaines de chevaux que le soir réunissait autour d’un abreuvoir, tandis que le gardien, debout au sommet d’un tertre, prenait, dans le soleil couchant, des proportions fantastiques, et quand je suis revenu, les terres plates noyées dans le crépuscule, le ciel où toute la lumière s’était retirée, les alignements lointains des palmiers, la douceur infinie de l’air, tout me donnait, tout gravait en moi l’illusion que je voyais s’assombrir et mourir dans la nuit les campagnes du Nil.

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