VI Santander. – Deux romanciers. – La baie de nacre

Santander, 18 septembre.

La meilleure route, de Bilbao à Santander, c’est la mer. Le chemin de fer fait un immense détour, et descend jusqu’à Venta de Baños pour remonter au nord. Une ligne de vapeurs dont le service n’a lieu, malheureusement, que pendant les mois d’été, suit la côte cantabrique, et met les deux villes maritimes à cinq heures l’une de l’autre.

Dès que nous sommes sortis du Nervion, le bateau tourne à gauche, et file droit à l’ouest. Les montagnes, prolongement de nos Pyrénées, ont l’air toutes proches, et sont sauvages, d’une belle teinte mordorée, sous le soleil levant, comme celles de la Sardaigne. Je ne vois pas de maisons, pas de cabanes de pêcheurs sur les falaises grises recouvertes de maquis, pas de champs cultivés. Quelques éboulements de terre, aux flancs de ces solitudes montantes, indiquent des puits de mines. À peine, très distants l’un de l’autre, deux ou trois petits ports serrés entre les roches, penchant leurs toits de tuiles au-dessus de l’eau bleue. La mer est belle, aussi déserte que la terre. Une seule voile, pointue comme une aile, s’en va, splendide de lumière.

Cette navigation, si rude en hiver, si douce aujourd’hui, se termine dans un paysage enchanteur. On double une série de caps aux falaises énormes, nues, éboulées, fendues par les lames, et, tout à coup, une baie s’ouvre, assez profonde pour qu’on n’en voie pas la fin, et les montagnes qui barraient l’horizon s’éloignent en menues dentelles mauves, et la rive droite est pleine d’îlots verts, de groupes d’arbres enveloppant de petits carrés blancs qui se rapprochent, qui se mêlent, qui deviennent une ville. Nous avançons lentement ; il y a tant de lumière, tant de ciel, tant de brume fine sur les choses, que je pense aux deux écrivains, et que je comprends.

Vous devinez bien que, dans une pareille mollesse de rives, une ville ne peut manquer de s’endormir un peu. Santander est moins active que sa rivale, Bilbao ; elle a de longs quais où sont amarrés quelques navires à vapeur, des voiliers, deux grands steamers qui chauffent pour je ne sais quelle destination lointaine ; elle a des maisons de baigneurs, d’artistes, de commerçants enrichis, sur la côte élevée qui borde le golfe et qui se termine par un éperon de rochers d’un jaune ardent, flanqué de deux plages, celle de la Magdalena et celle du Sardinero.

Tout près de la première, dans un site merveilleux d’où le regard peut errer sur toute la baie, habite M. Bénito Pérez Galdós. C’est un homme de cinquante ans, à la physionomie grave, un peu froide, aux moustaches grisonnantes et retombantes, aux cheveux courts, qu’on prendrait, dans une rue de France, pour un officier de cavalerie en civil. Il est venu très souvent en France ; il a voyagé ; il fait d’assez fréquentes apparitions à Madrid. Sa patrie n’est pas Santander : il est né aux Canaries. Bien qu’il soit attaché au pays d’adoption dont la beauté l’a séduit, il n’est pas lié par ce joug puissant de la terre au point d’avoir donné pour cadre, à la plupart de ses romans, cette province de Santander. Il vit en province et n’est pas, au sens propre du mot, un écrivain provincial. Son œuvre est considérable. S’il m’était permis de la juger sur des impressions nécessairement rapides, sur des lectures en chemin de fer ou en bateau, je dirais que l’auteur me paraît être, en philosophie, un voltairien ; en politique, un libéral ; qu’il a commencé par écrire des récits patriotiques, à la manière d’Erckmann-Chatrian ; qu’il a, plus tard, modifié son genre, et serait plus voisin aujourd’hui, avec toute la différence entre le génie espagnol et le génie anglais, de Thackeray ou de Dickens, je veux dire moins préoccupé des drames de l’histoire que de la peinture des mœurs et de la comédie de la vie. Le style d’un ouvrage étranger nous échappe encore davantage. Cependant, je ne crois pas me tromper en avançant que ceux de M. Pérez Galdós sont surtout remarquables par la composition, par des qualités de plan, de méthode, et par la science du mouvement. Il appartient à l’école ironiste, qui ne laisse voir l’émotion de l’écrivain que par surprise et par hasard.

Dans la conversation que j’ai eue avec lui, M. Pérez Galdós, avec une modestie charmante, m’a surtout parlé de M. de Pereda.

– C’est notre maître, m’a-t-il dit, un grand poète en prose, le plus classique à la fois et le plus novateur de nos écrivains. Je l’aime beaucoup, bien que nous ne pensions pas de même sur plusieurs points. Il a décrit, il a chanté ce pays de la Montaña sous tous ses aspects. Et remarquez-le, tout poète qu’il est, il observe scrupuleusement, il n’hésite pas à employer, dans le dialogue, le mot local, lui qui parle le plus pur castillan. Vous trouverez même dans Sotileza, – son chef-d’œuvre, à mon avis, – un vocabulaire de la langue de nos marins et pêcheurs de Santander. Lisez encore Esceñas montanesas (Scène de la Montaña), et la Puchera (le Pot-au-feu), autant de livres de premier ordre. Et voyez l’auteur, si vous le pouvez. Il habite, à quelques lieues d’ici, sa propriété de Polanco. C’est le plus aimable et le plus accueillant des hommes.

J’avais lu, justement, en tête d’un volume : El Sabor de la Tierruca (la Saveur du Terroir) – le dixième des œuvres complètes de M. de Pereda – un prologue de M. Pérez Galdós, qui fait le plus grand honneur à chacun des deux amis.

M. Pérez Galdós y raconte comment la lecture des scènes de la Montaña lui donna l’envie de connaître ce pays de Santander, comment il y vint, y fut retenu, et s’y fixa.

« À la porte d’un hôtel, dit-il, je vis pour la première fois celui qui captivait ainsi mon esprit, dans l’ordre des goûts littéraires, et, depuis lors, notre amitié a été s’affirmant avec les années, et s’avivant, chose étrange, avec les discussions. Avant d’entrer en relations avec lui, j’avais entendu dire que Pereda était un ardent partisan de l’absolutisme, et je ne le pouvais croire. On avait beau m’assurer l’avoir vu à Madrid, dans les rangs des députés de la minorité carliste, une pareille idée me paraissait absurde, impossible ; elle ne m’entrait pas dans la tête, comme on dit. Quand je l’eus fréquenté, je fus convaincu de la funeste vérité. Lui-même, par ses furieuses attaques contre tout ce qui m’était sympathique, la confirma pleinement. Mais sa fermeté, son inflexibilité pure et désintéressée et la noble sincérité avec laquelle il exposait et défendait ses idées, m’émerveillèrent à ce point, et complétèrent si bien à mes yeux la physionomie de Pereda, qu’il m’en coûterait aujourd’hui de l’imaginer autrement ; je crois même que sa vigoureuse personnalité perdrait toute sa figure en perdant cette belle unité et ce ton de haut relief. Dans sa manière de penser, il y a beaucoup de sa manière d’écrire : même horreur de la convention, même sincérité… Ceci dit, j’ajoute que Pereda est, comme écrivain, le plus révolutionnaire de nous tous, le moins attaché à la tradition, l’émancipateur par excellence. À défaut d’autres mérites, il aurait encore droit au premier rang par la grande réforme qu’il a faite, en introduisant le langage populaire dans la langue littéraire, en les fondant avec art, en conciliant des formes que nos maîtres de rhétorique les plus distingués déclaraient incompatibles… Une des plus grandes difficultés auxquelles se heurte le roman espagnol, consiste dans le défaut de souplesse de notre langue littéraire pour reproduire les nuances de la conversation courante. Les orateurs et les poètes la maintiennent dans ses anciens moules académiques, la défendent contre les efforts de la conversation, qui tente de la tirer à soi ; le fâcheux régime de douane de ces esprits cultivés la prive de flexibilité. D’autre part, la presse, sauf de rares exceptions, ne se met pas en frais pour donner au langage courant la couleur littéraire, et, de ces vieilles antipathies entre la rhétorique et la conversation, entre l’académie et le journal, résultent d’irréductibles différences entre la manière d’écrire et la manière de parler, ce qui fait le désespoir et l’écueil du romancier. Pour vaincre ces difficultés, nul n’a été plus hardi que Pereda ; il a obtenu de merveilleux succès et nous a offert des modèles qui font de lui un vrai maître en cet art redoutable… Autre chose : Pereda ne vient jamais à Madrid. Pour le voir, il faut aller à Santander ou à sa maison de Polanco, où il vit la majeure partie de l’année, dans une aisance matérielle, un luxe, qui ajoutent un trait de plus à son originalité. C’est un écrivain qui dément, mieux que tout autre en Espagne, la prétendue incompatibilité entre la richesse et le talent… »

Pouvais-je passer près d’un pareil homme, que je n’avais aucune chance de retrouver à Madrid, sans essayer de le voir ? J’avais un mot pour lui. J’ai pris rapidement mon parti, et je suis allé à Polanco. Là, parmi des collines arrondies et largement ouvertes, dans une atmosphère d’une limpidité admirable, un parc entouré de murs, planté de grands arbres que dominent des eucalyptus, s’élève sur une colline ; quelques maisons de village s’abritent en arrière. L’une d’elles, près de l’entrée, reconnaissable à son architecture ancienne, un peu plus décorée que les autres, est la casa solar des Pereda, et porte, sur sa façade, les armes de la famille. La porte du parc est ouverte. J’entends des rires. Sous les charmilles, deux jeunes filles et un garçon d’une douzaine d’années jouent au croquet. C’est lui qui court prévenir son père. J’avance, par l’allée tournante, dans l’ardente chaleur où monte le dernier parfum des fleurs d’automne, et, à peine suis-je rendu devant le perron d’une villa carrée, de construction récente et soignée, que je vois arriver… J’ai cru d’abord que c’était don Miguel de Cervantès lui-même. Jamais encore je n’avais rencontré ce pur type espagnol, le hidalgo complet de l’histoire et de la légende : le visage long, les cheveux gris en broussailles, le grand nez busqué, les moustaches fortes, la barbiche toute blanche, et des yeux noirs très fins, très bons en même temps, et ce geste noble de la main, qui salue de loin et dit d’avance : « Ma maison est vôtre, monsieur ! » M. de Pereda, en veston du matin, était occupé à surveiller des ouvriers qui travaillaient dans un coin du parc. Il m’emmène dans son cabinet, une pièce vaste du rez-de-chaussée, pleine d’objets d’art et de photographies d’artistes.

Nous causons longuement. Il m’interroge sur la littérature de France, et je le questionne sur la littérature d’Espagne. Je l’ai prié de parler lentement, – et pour cause. Mais il a vite oublié. Les phrases lui viennent, abondantes, et je les sens littéraires, lors même que des mots m’échappent, et je reconnais l’éloquence naturelle de la race, rehaussée par le goût d’un esprit cultivé. Sa belle voix grave a des ardeurs de jeunesse. Il ne pose pas. Il parle de lui-même avec simplicité, de son pays avec un enthousiasme mêlé d’un peu de regret. Quand nous en sommes venus là :

– Ah ! monsieur, me dit-il, la distance est grande déjà entre la province de Santander que j’ai peinte et celle que vous voyez ! Avez-vous rencontré des costumes ? Si vous demeuriez parmi nous, pourriez-vous observer ces locutions, ces mœurs toutes particulières qui donnaient leur physionomie originale à nos marins, à nos paysans ? Non, tout cela existait dans ma jeunesse, il y a trente ans. Et tout cela disparaît. À peine reste-t-il des traces de ce qui fut une poésie. J’ai essayé de noter, afin de les conserver en quelque manière, ces traits de la vie du peuple, qui allaient s’effacer. Par la psychologie, mes romans sont de tous les pays ; par le cadre ils sont de ce pays-ci. J’ai peint la mer et nos marins, la campagne de la plaine, la campagne des monts cultivés. À présent je veux finir par les cimes, et j’écris le roman de la haute montagne, des quelques-uns qui vivent tout là-haut.

Ce que je connaissais des œuvres de M. de Pereda m’avait appris qu’il était un grand artiste, un styliste achevé et un écrivain fécond à la fois. J’avais présente à l’esprit cette description d’un chêne-rouvre, par où débute El Sabor de la Tierruca, et qui tient trois pages, des plus fortes qu’on puisse lire. En voyant l’homme, mon impression première s’affirmait. Oui, j’avais devant moi, et j’en ressentais pour lui une sorte de respect ému, un de ces esprits d’élite, faits pour voir, pour comprendre et pour révéler à lui-même le monde qui s’ignore, un de ceux, plus rares encore, qui, possédant cette richesse, n’en ont pas abusé.

– Je sais que vous êtes très aimé, lui dis-je. Vous vivez, dans ce cabinet de travail, au milieu de souvenirs de vos admirateurs. Il y en a qui sont un hommage bien délicat, et qui doivent vous toucher : ce grand tableau, par exemple ? Une scène de Sotileza, n’est-ce pas ?

Nous traversâmes ensemble l’appartement. Au fond, occupant presque tout le panneau, une grande marine représentait une barque, lancée par dix rameurs, gouvernée par un vieux pêcheur debout à l’arrière, et qui franchit les deux lames de la barre de Santander. Au bas, un cartouche portait ces trois mots : « Jésus, y adentro ! »

– C’est un présent de la ville de Santander, me dit M. de Pereda, qui me fut offert, par souscription, quand je publiai Sotileza. Vous voyez, l’homme de barre, le vieux, qui a la responsabilité de la manœuvre, vient de jeter l’invocation traditionnelle, à laquelle ne manquent pas nos marins, même aujourd’hui, par beau ou par mauvais temps ; elle est difficile à traduire, elle signifie, à peu près : « Jésus ! et confiance maintenant, nous entrons au port ! » Voulez-vous voir un autre souvenir donné à l’occasion du même roman ?

Sur un chevalet, M. de Pereda désigne un plat d’acier, artistement ciselé, dans un encadrement de bois noir et de velours cramoisi.

– Je tiens beaucoup à cet objet, monsieur, car il me rappelle, mieux que tout autre, la province que j’ai décrite. La petite ville de Torrelavega, la plus voisine de Polanco, et ma capitale, à moi, me l’a donné. Regardez : les titres de mes romans sont gravés au trait, sur les marges, entre les portraits de quatre écrivains, Cervantès, Calderon, Garcilazo et Quevedo, dont les trois derniers sont nés dans cette province ; le bois, sombre comme l’ébène, a été trouvé dans des fouilles, près d’ici, parmi des débris de l’âge romain ; les quatre clous d’airain qui tendent le velours ont été enlevés à une ancienne porte de la ville ; l’acier même du plat provient des minerais de nos montagnes.

Nous continuâmes un peu cette revue, qui prolongeait ma visite et ma joie. M. de Pereda me reconduisit, à travers le parc, sous le couvert des arbres où les cris d’enfants ne montaient plus. Nous nous quittâmes comme ceux qui commencent à s’aimer, et qui ne doivent plus se revoir.

Si vous voulez maintenant, mon ami, savoir ce que j’ai trouvé de nouveau dans ces lieues de campagnes, traversées au trot lent de ma voiture, je vous dirai que c’est d’abord la route elle-même, défoncée, poussiéreuse, bordée d’arbres souffrants ; puis, des bois d’eucalyptus dont il y a une profusion sur les côtes, bois très hauts, touffus seulement de la pointe, sentant l’aromate et sombres comme des futaies de pins qui n’auraient pas d’étincelles aux feuilles ; une femme portant, sur sa robe usée, le cordon noir d’un tiers-ordre ; des hommes en blouses très courtes, couleur saumon à rayures noires, ou bleues à rayures blanches ; une niche de chien, devant une ferme, avec l’inscription : « Garde juré » ; un étalage de cruches faites en forme d’oiseaux, ayant, autour du col, un cercle de peinture rouge, et jolies à ravir ; des maisons pauvres qu’on dirait abandonnées, laissant pendre au bord du chemin leurs cordons d’oignons roux et de maïs doré.

Sur le quai de Santander, où j’achète un cigare, la marchande me salue de cette formule charmante de congé : « Vaya usted con Dios ! – Allez avec Dieu ! » Un douanier se promène, à l’endroit où eut lieu l’explosion. Il est drapé dans un manteau écarlate et noir, qui lui donne un faux air de Turc. De la terrible catastrophe du 4 novembre 1893, à peine quelques traces, çà et là : un trou dans l’appontement auquel était amarré le navire chargé de dynamite ; des barres de fer tordues, éparses sur la voie ou dans les jardins négligés de la cathédrale. Les vingt-trois maisons, détruites par l’incendie, ont été rebâties plus belles qu’auparavant. Les morts sont oubliés. Il fait une nuit lumineuse, tiède, d’une paix presque trop grande, au-dessus de ce théâtre de tant d’agonies. Les quais s’en vont vers le large ; l’œil les suit à la traînée des becs de gaz de plus en plus rapprochés et voilés ; la baie, d’un bleu irréel, transparente, sans une ride, éclairée par la lune, réfléchit les navires, les feux de bord, les étoiles ; on devine confusément, sur la rive opposée, des montagnes qui ont des formes de nuages et des sommets d’argent. Cela ressemble à ces paysages romantiques, tracés en mosaïques de nacre, sur les guéridons d’autrefois. J’ai ri, le premier, de leurs couleurs invraisemblables. Et voilà que je rencontre ici, dans cette nuit d’automne, le rêve réalisé des ouvriers de Nuremberg.

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