VII De Santander à Burgos. – Un soldat. La cathédrale et la campagne

Burgos, 20 septembre.

Quatorze heures de route, de Santander à Burgos. C’est un peu long. Je ne la décrirai pas. Mais je tiendrais volontiers le pari que les routes les plus renommées de la Suisse ne sont ni plus grandioses, ni plus variées.

Je ne m’éloigne pas sans un vif regret de ne pouvoir visiter les Asturies, et surtout la Galice, province oubliée dans l’ouest, dont mes amis d’Espagne m’ont raconté des merveilles. L’image de la façade de Saint-Jacques de Compostelle, entrevue sur une page d’album, me poursuit en chemin. Ma pensée reste en arrière, dans ces défilés de Covadunga, près d’Oviédo, où vit encore le souvenir du roi Pélage. Il s’était réfugié là, le roi vaincu, traqué par les Sarrasins. Avec trois cents compagnons, la dernière espérance de l’Espagne, il se cachait dans des cavernes, et les torrents, pour le mieux défendre, débordaient au pied des rochers. Il se rencontra, dans les villages voisins, des traîtres pour le vendre, et, même aujourd’hui, les habitants de ces villages maudits vivent à l’écart, méprisés, rejetés à cause de la trahison de l’an 737. Un voyageur que j’ai interrogé avait passé là. Il m’a dit la beauté sauvage du pays, les costumes, les vieilles mœurs, les expéditions contre les ours, les semaines dans la montagne, les nuits dehors. Cependant, je ne puis pas m’enfoncer dans cette pointe de la grande Espagne. Le temps me manque. Burgos est devant moi, et Salamanque, et Madrid, et Séville, et Grenade, et le reste. Mais, je ne sais pourquoi, il y a des espérances qui ne consolent pas tout à fait : et je suis triste.

Nous escaladons des rampes formidables, avec des vues de hauts pâturages où errent des troupeaux de juments. Peu à peu, et à force de me voir vis-à-vis de lui, immobile dans mon coin de wagon, un officier supérieur d’infanterie espagnole m’adresse la parole. Il est en civil. Je lui fais compliment de son chapeau de feutre gris, à larges bords plats, d’une forme autrefois « lancée » je crois, par les toreros, et très à la mode en Espagne, depuis quelques années. Aussitôt, il se lève, prend le chapeau qu’il avait posé dans le filet, et me le présente : « Il est à vous ! » me dit-il. Je suis tenté de sourire, en pensant à la figure qu’il ferait, si j’acceptais. Je connais l’usage, et je remercie. Nous conservons chacun notre chapeau. Mais la glace est rompue. Elle se brise entièrement quand j’ai accepté un œuf dur, car il y a peu de buffets, sur cette longue ligne. On trouve seulement, çà et là, aux stations, des marchands qui vendent un verre d’eau glacée, colorée et parfumée avec un doigt de liqueur d’anis, ou légèrement sucrée avec une de ces petites meringues, qui fondent instantanément, et qu’on nomme azucarillo. L’officier, comme mes autres voisins, a emporté son déjeuner. Quand il l’a terminé, en buvant un gobelet de cette délicieuse licor de Ojen, qui ne franchit guère nos frontières, et qu’il a proposée, d’ailleurs, à tout le wagon, pour répondre à de multiples propositions de poulet froid et de jambon, il est d’humeur causante. Ses traits durs, un peu lourds, se sont détendus. Je vois l’homme tel qu’il doit être dans sa famille ou parmi ses camarades : très franc, de jugement sain, assez drôle et peu rieur, vite emballé, bon homme au fond. Il se plaint qu’on n’augmente pas assez les forces militaires de l’Espagne.

– Nous devrions avoir une forte marine, pour appuyer notre politique extérieure. Car nous avons des ambitions, et vous devinez lesquelles, mais nous n’avons pas assez de navires pour les appuyer. Quant à l’armée de terre, elle a trois rôles à jouer, chez nous : donner aux autres nations une idée suffisante de notre puissance pour qu’on tienne compte de l’Espagne ; défendre le territoire en cas d’invasion ; réprimer les soulèvements, soit ceux du midi républicain, soit ceux du nord carliste, soit ceux que des causes occasionnelles, – la misère par exemple, – peuvent susciter. Eh bien ! je crois que nous n’avons rien à redouter de l’étranger. On sait la belle contenance que fait l’Espagne en pareil cas. Mais, si nous avions une guerre intérieure, toujours possible, malgré l’apaisement actuel, je dis que nos postes ne sont pas assez nombreux, et que nos contingents ne sont pas assez forts.

Je ne pouvais rien répondre sur ce point. Je demandai :

– Vous avez des soldats de toutes les provinces, dans les mêmes régiments. Comment se comportent-ils les uns vis-à-vis des autres, et quelle est leur valeur militaire ?

– Vous n’ignorez pas que les Espagnols possèdent deux des qualités de premier ordre qui font le bon soldat : ils sont sobres, et ils sont résistants à la fatigue. Cela est vrai des Espagnols de toutes les classes sociales et de toutes les provinces. Nos soldats supportent donc, sans se plaindre, les plus longues marches, la chaleur, le froid, les irrégularités même de l’intendance, et peu importe la nationalité : qu’ils soient Andalous ou Navarrais, Galiciens ou Aragonais. Tous ont cette vigueur de tempérament, de même qu’ils ont tous, étant jeunes et exempts de soucis, la gaîté. Ils chantent à la caserne, en promenade militaire, à la salle de police, et j’en ai entendu chanter après la bataille, en Afrique, lorsqu’ils avaient, cependant, perdu de leurs camarades. Simple effet de soleil, monsieur, et besoin d’expansion d’une race méridionale. Mais, à part ces points communs, il est vrai de dire que les hommes de provinces différentes offrent des types bien tranchés, de valeur militaire inégale. C’est l’histoire de l’Italie, de l’Allemagne…

– Même un peu de la France. Et quel est le meilleur de tous ?

– Le Castillan.

– Vous en êtes un ?

– Oui, monsieur. Je suis castillan de Castille. Je ne fais que répéter une vérité banale en vous disant que le soldat de mon pays est supérieurement brave. Il est capable de cette bravoure froide qu’il a montrée à Rocroy, et de cette impétuosité dont il a fait preuve dans l’attaque de Tétuan. Au régiment, nous le trouvons obéissant et surtout d’humeur égale. Sans aimer l’aventure, il ne déteste pas l’inconnu. Il s’accoutume vite, et comprend de même le métier. Je donnerais le second rang aux Navarrais et aux Aragonais, bons soldats aussi, mais plus durs, plus orgueilleux, portés à résister, quand un ordre ne leur paraît pas entièrement justifié.

– Et les Galiciens, auxquels j’ai tant songé aujourd’hui ?

– Oh ! attendez ! Après les Castillans, les Navarrais et les Aragonais, je crois que nos meilleurs contingents nous viennent des côtes du Levant. Les hommes de ces provinces, Alicante, Valence, Barcelone, sont, en général, très dociles et pleins de bonne volonté. Leur formation militaire est plus lente. Ils sont excellents après deux ans de service. Vos amis les Gallegos ont, au contraire, de gros défauts, et qui durent. Ce sont nos Auvergnats. J’ignore si la réputation des vôtres est méritée. Celle des Galiciens l’est assurément. Ils ont la tête dure ; ils passent pour extrêmement intéressés. De plus, ces pauvres conscrits, qui nous arrivent de leur province reculée, où les habitudes de la vie sont tout à fait à part, comme le climat et le paysage, souffrent cruellement du mal du pays, de la morriña, comme ils disent. Dans les premiers mois de leur service, ils ne peuvent se décider à sortir de la caserne. Beaucoup sont atteints de maladies de poitrine. Beaucoup dépérissent. Je les préfère pourtant au soldat andalou. Celui-là ne manque pas de gaîté, ni de décision, ni de brillant. Mais quelle mobilité ! quelle indiscipline native ! quel sentiment de l’individualisme hérité des Arabes ! Et le pis, c’est que l’Andalou, dans nos régiments, donne le ton, comme les ouvriers de Paris dans les vôtres, qu’on imite sa façon de parler, de se tenir et de penser.

– Et quand ces races se rencontrent, monsieur, s’accordent-elles ?

– Toutes ne sympathisent pas à la caserne. Les malentendus sont fréquents entre Aragonais et Galiciens, entre Andalous et Catalans. Mais, en campagne, ou même en marche, il n’y a plus que des soldats espagnols.

– Et qui chantent ? Je voudrais bien entendre vos chansons de soldats !

– Je n’ai pas de voix, sauf celle de commandement, dit l’officier, avec un bon sourire sous ses grosses moustaches. Sans cela…

Il réfléchit quelques minutes, en regardant, par la portière, les horizons qui changeaient et s’élargissaient en grandes plaines.

– Je me rappelle quelques couplets… parmi ceux qu’on peut répéter. En voici deux d’une jota : « Un artilleur vaut mieux, – vêtu de son bourgeron, – que quatre cents fantassins, – en tenue de gala. – L’artillerie, c’est de l’or, – la cavalerie de l’argent, – les chasseurs et les fantassins, – c’est de la monnaie qui ne passe pas. » Je n’ai pas besoin d’ajouter, monsieur, que ce ne sont pas nos soldats d’infanterie qui chantent cela. J’entends encore plus souvent la chanson élégiaque.

– Par exemple.

– Ce couplet d’une petenera : « Quand je passe par ta rue, – j’achète du pain, et je vais mangeant, – pour que ta mère ne dise pas – que je viens là pour te voir. »

– Très joli !

– Ils sont amoureux, nos conscrits. Ils ont le cœur espagnol, très tendre, occupé de bonne heure d’un rêve féminin, et exprimant ce rêve, à la manière arabe, sur un mode très triste. Leur grande joie est de sortir avec la novia, la fiancée, quelquefois avec les novias entre lesquelles ils choisiront un jour. Aussi, la punition par excellence consiste à les consigner au quartier. Tenez, cette playera encore, qui doit être bien ancienne. Je vous préviens que je change un peu la fin : « Je te promets de t’envoyer, – quand j’irai à la bataille, – plus de cent cœurs de Maures, – dans un panier. – Dans un panier, – ô trésor de ma vie, – afin que tu en paves ta cour, – et que tu craches dessus ! » Et les Andalous ont aussi leur refrain favori, où revient sans cesse le nom de Séville. Je voudrais vous faire entendre ceci, dit par une voix jeune et bien timbrée : « Séville de mon âme, – Séville de ma joie, – qui ne voudrait être à Séville, – dût-il y dormir sur la terre ! »

 

Cette rencontre, cette conversation, ces paysages, tout cela, c’était hier. Aujourd’hui, je suis à Burgos. Je traverse, en plein jour, cette ville aperçue vaguement sous la lune. Je marche dans le vent qui crible les yeux de poussière fine, et met une neige grise aux frontons de toutes les portes. La voilà donc, la Castille, terre dure et illustre ! Je monte, pour en voir plus grand, au sommet des tours de la cathédrale. Étrange pays ! La ville, aux contours nets, et puis plus une maison, pas un groupe d’arbres, pas une haie : rien qu’un cercle de plaine nue, désolée et ardente. Les pentes de chaume montent de toutes parts à la rencontre du ciel bleu. Les guérets nouveaux font parmi comme des coulures brunes. En fermant à demi les yeux, tout se mêle en une teinte sans nom, celle de la sécheresse et de l’aridité. Burgos est au milieu, mais on le voit à peine. Le regard est attiré par ce désert immense qui l’enveloppe, où le soleil partout rayonne également, où l’absence de limites, marquant les héritages, laisse flotter dans l’esprit une vision de royaume. La poussière qui vole indique seule les routes. Quand elle a disparu, l’étendue est sans chemins. C’est la triste Castille, la contrée de hauts plateaux pierreux, semés de blé, où il n’y a pas de fermes, mais des bourgs espacés. Le muletier découvre, le matin, le pueblo où il couchera le soir. Il l’a devant lui tout le jour, et il va, n’ayant d’autre ombre autour de lui que celle de son chapeau, des oreilles de sa mule, du manche de son fouet, ou d’un nuage qui file dans la poussée du vent de nord.

Quand on descend des tours, avec la campagne de Burgos encore présente à l’âme, on comprend mieux ce prodigieux monument qu’est la cathédrale, une des plus vastes, la plus sombre et la plus ornée de celles que j’ai visitées. Sans doute la foi l’a bâtie. Elle a été l’inspiratrice, la trésorière, puis la gardienne du chef-d’œuvre. Elle lui a donné les proportions colossales qu’elle avait elle-même ; elle a signé les statues lancées dans les airs, au sommet de la coupole, si haut qu’on ne les voit plus, et les frises au bas des portes, cachées dans la poussière et heurtées des passants. On reconnaît, dans la profusion des richesses accumulées, l’esprit des vieux Castillans, qui disaient tous, homme du peuple ou hidalgos, ce mot que l’Espagne d’aujourd’hui répète encore avec orgueil : « Peu importe que ma maison soit étroite et pauvre, pourvu que celle de Dieu soit riche ! » Cependant là n’est pas toute l’explication, et le génie des artistes qui édifièrent à Burgos cette merveille du monde, et la générosité de ceux qui donnèrent sans compter et sans se lasser pendant deux siècles, obéissaient encore à d’autres influences. La Castille était déjà sans arbres et triste comme à présent. Ses habitants vivaient déjà étroitement confinés dans leurs villes, sans châteaux ni maisons de plaisance ; même on n’y voyait pas, dans toute la plaine, une seule de ces belles promenades, où la foule va chercher le peu de rêve et de repos qu’il lui faut pour porter la vie. L’église qu’on bâtissait fut la grande revanche. Elle fut le jardin, la forêt, l’ombre, l’eau vive, le paradis qui ouvre les joies qu’on n’a pas eues. Elle eut plus de colonnes et de colonnettes que les futaies n’ont de branches ; plus de feuilles sculptées, en bas, en haut, sur le bois des autels, sur la pierre des murs, sur les retombées des chapiteaux, qu’il n’en pousse en une saison de printemps dans la vallée d’un fleuve ; elle eut plus de fleurs ouvertes, dessinées, peintes ou taillées dans le marbre et plus d’oiseaux qu’on n’en vit jamais dans la morne Castille ; les vitraux donnèrent leurs clartés d’aurore ou de couchant, leurs chutes de rayons clairs pareilles à celles des gaves ; les anges s’envolèrent et se rangèrent en cercle autour de la coupole ; les clochetons montèrent au-dessus des toits, pressés comme des pointes d’arbres : et les habitants de Burgos, entrant dans leur cathédrale, trouvèrent qu’il ne manquait rien à qui la possédait.

Vraiment, cette cathédrale est tout Burgos. L’idéal de plusieurs générations d’hommes s’est exprimé par elle. Je ne puis toucher sans émotion ces grilles de fer forgé qui ferment les chapelles, travail admirable dont le mérite disparaît dans la splendeur de l’ensemble ; je pense aux ouvriers qui, patiemment, tordaient et limaient ces rosaces, ces pampres de métal, destinés à garder seulement d’autres trésors, et qui devaient coûter tant de peine, et donner si peu de gloire. Pourtant, pas une imperfection ne s’y montre. Et ces retables, qui portent, jusqu’à la naissance des voûtes, leurs histoires en bas-reliefs, dont les dernières sont noyées d’éternel crépuscule ! Et ces colonnes du chœur, dont tant de détails sont perdus dans l’ombre ! Voilà ce qu’un passant comme moi n’aura jamais fini de voir, et ce qui fait qu’on s’accuse, en descendant les marches qui ramènent dans la rue, d’une sorte d’ingratitude. N’avoir donné qu’une heure ou deux à l’œuvre de tant d’années, n’avoir que deviné ces artistes de génie, dont la pensée est là, entière et méconnue ! C’est un regret qui vous suit.

Burgos n’est pas pour le dissiper. La ville n’a pas conservé sa physionomie de cité capitale. Elle a peu de palais anciens, peu de balcons de fer avançants. Une porte monumentale, un mur coupé de torsades élégantes ou décoré d’armoiries, s’élèvent çà et là entre des files de maisons de date récente, mais dont aucune n’est jeune. La poussière a donné la même teinte jaunâtre aux constructions de tous les âges. Des allées d’ormeaux tristes, sans autres promeneurs que les muletiers qui cheminent, espacés, vers les campagnes où ils se perdront bientôt, longent un moment le bord de l’Arlanzon, filet d’eau tout menu dans un grand lit de cailloux. Le silence seul de cette ville et l’espèce de recueillement qu’on y respire rappellent sa dignité passée. Elle ressemble à une veuve très fidèle. Ceux qui connaissent bien Burgos affirment que ses habitants ont encore la vie simple, retirée et religieuse qui fut celle de toute l’Espagne, aux grandes époques. Beaucoup de familles nobles y gardent les anciens usages. Le carlisme y compte des adhérents nombreux. Ils y vivent comme y vivaient les ancêtres. Le monde seul a changé autour d’eux, et les hommes que j’ai vus là m’ont donné l’impression que les provinces d’Espagne, quelques-unes du moins, conservaient encore une aristocratie, nullement dégénérée, tenue en disponibilité par sa faute ou, si l’on veut, par sa volonté, mais capable d’en sortir et de jouer, dans l’État, le rôle qu’elle a déjà tenu.

J’ai retrouvé, à l’hôtel, mon ami, M. d’A…, qui doit faire désormais avec moi une partie du voyage. Ensemble nous avons visité le couvent de las Huelgas, monastère de dames nobles, au bord des campagnes poudreuses, puis, revenant dans l’intérieur de la ville, au coucher du soleil, je l’accompagne chez un de ses parents, avocat des plus distingués de Burgos. La conversation s’engage sur des questions de droit rural. J’apprends que ces vastes espaces, qu’on dirait sans aucune séparation, sont au contraire possédés par un nombre incroyable de propriétaires ; qu’on rencontre fréquemment des propriétés foncières d’un ou de deux sillons, et des ventes immobilières dont l’enchère se monte à quatre-vingts ou cent pesetas. Notre hôte m’explique les transformations profondes qu’a subies la campagne de Castille : division du sol ; abandon des pueblos par les anciens seigneurs qui vivaient parmi les paysans, confinés là par la tradition et par la difficulté des voyages ; déboisement des montagnes, ininterrompu depuis des siècles, et devenu un mal peut-être sans remède. Je l’écoute, puis je demande brusquement :

– Cette Espagne, qui fut à la tête des nations, la plus riche et la plus puissante, comment a-t-elle perdu son rang ? Depuis que je l’étudie, je crois voir que la race ne s’est pas abâtardie, ce qui eût été une explication. Pourquoi alors n’a-t-elle pas retrouvé tout son passé ?

Celui à qui je m’adresse me considère une minute, le temps de mettre un peu d’ordre dans les pensées qui traversent son regard, en beau tumulte, et il a l’air de se contenir encore lorsqu’il parle, et il est d’une éloquence fougueuse, qui m’enchante comme tous les cris d’âme.

– Vous devriez plutôt me demander, monsieur, pourquoi elle n’est pas morte ! Vingt autres nations auraient succombé, quand la nôtre a résisté. Nous avons eu tout contre nous, la corruption, les armes, les divisions intérieures, et nous vivons ! Vous parlez de notre richesse après la découverte de l’Amérique ? Ç’a été la plus redoutable des invasions, celle de l’or, qui nous arrivait à pleins navires. Elle déshabitua ce pays du travail. Il a cru que la fortune continuerait à affluer vers lui, comme un tribut perpétuel payé à celui qui avait donné au monde un monde nouveau, et, à l’heure où les industries se développaient chez les autres peuples, elles dépérissaient chez nous. Nous souffrons encore de cette gloire d’avoir découvert l’Amérique ! Et depuis, que de secousses, que de bouleversements ! L’Espagne était appauvrie, et les guerres l’ont ruinée. Comptez seulement les crises que nous avons traversées en ce siècle ! Comme alliés de la France, nous perdons notre flotte à Trafalgar. Dès le lendemain, les rôles sont intervertis. Vos armées violent notre territoire, prennent et pillent nos villes, les trésors de nos cathédrales et de nos musées. Les Anglais, au contraire, deviennent nos alliés. Mais quels alliés ! Vous autres, vous détruisez avec une rage aveugle. Eux, ils rasent les fabriques de coton, sous prétexte de nous défendre, ils tuent en germe la concurrence future, ils brûlent Saint-Sébastien qui pouvait leur porter ombrage. L’histoire n’a pas dit toutes les ruines qu’ils ont faites. Elle n’a parlé que des vôtres. Amis et ennemis nous ont été funestes, cependant, et nous n’avons pu nous délivrer ni des uns, ni des autres. L’Angleterre a gardé comme avant, Gibraltar, et vous nous avez laissé vos idées, ferments de divisions, causes nouvelles de faiblesse. Les révolutions ont achevé l’œuvre : guerres carlistes, insurrections populaires, pronunciamientos de soldats, essais de république, restaurations de monarchie absolue, régimes constitutionnels, rois indigènes, rois étrangers, nous avons tout connu, mais surtout le mal que font tant de changements. Étonnez-vous, après cela, que l’Espagne ne possède pas un commerce florissant, une industrie développée, et qu’il y ait de la poussière dans les rouages de son administration !

– J’avais entendu raconter, lui dis-je, qu’il fallait aller chercher l’éloquence dans le midi de l’Espagne. Je vois bien que le nord n’en est pas dépourvu.

Il me tendit la main, affectueusement, et reprit, poursuivant son idée :

– Vous avez raison de croire à la vitalité de l’Espagne. Elle n’a jamais été une nation déchue. Elle a été une nation blessée.

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