XXIV Tanger

Les grands navires, voyageurs de haute mer, voiliers, steamers, passent au milieu du détroit que le courant et le vent marquent d’un trait indigo. Notre bateau, pauvre marcheur, s’abrite le long de la côte d’Espagne, et les montagnes se succèdent, brûlées par le soleil, incultes, inhabitées, semblables par la couleur et l’abandon à celles d’en face, à celles du Maroc, mais avec moins de relief, et des crêtes moins découpées. Des nappes d’herbe rase, d’un seul ton mordoré, descendent des cimes nues jusqu’aux écueils déserts. La lame est courte et dansante. Après deux heures de route, nous doublons l’extrême pointe de l’Europe, un cap de roches très basses, que prolonge, comme un éperon, une île ronde, couverte de fortifications et au-dessus de laquelle flotte le drapeau de l’Espagne. C’est l’île des Palombes. La petite ville de Tarifa blanchit au bord d’une crique de cette côte désolée.

Alors le bateau pique droit sur le Maroc. Il est deux heures quand nous entrons dans une baie relevée à ses deux extrémités, arrondie au fond par une plage où défilent, en dandinant leurs cous, les chameaux d’une caravane. Tanger s’étage aux flancs de la colline, à l’est, mais le soleil est si éclatant que la mer tout en feu nous cache presque la ville dans une gloire de rayons. Je distingue seulement les longues barques sorties du port, arrivant à force de rames vers nous, qui sommes ancrés à deux kilomètres du rivage. Elles sont une vingtaine, montées chacune par une douzaine d’Arabes ou de nègres. En peu de temps, elles accostent le vapeur, chacune cherchant à écarter les autres et à pousser sa proue au bas de la coupée. Une bande de portefaix en burnous lamentables, coiffés de turbans ou de fez, se bousculant, criant, se rue à l’assaut du navire. Ils ont des airs terribles et des allures de pillards. Ils s’accrochent aux hublots, ils saisissent un bout de corde qui pend, et grimpent, les orteils appuyés sur la paroi de fer. Sans escalier, sans échelle, je ne sais comment, ils envahissent le pont, se précipitent sur les bâches, se battent dans le salon des premières, n’écoutent rien, et emportent les valises comme un butin de razzia. Dans ce brouhaha, j’entends crier mon nom.

– Me voici !

C’est un guide qu’a bien voulu m’envoyer M. le ministre de France. Je lui fais signe. Alors, furieusement, avec des hurlements en arabe, des coups de rame, des coups de poing, l’équipage, investi de ma confiance, s’ouvre une trouée parmi les barques qui dansent sur la lame, prend d’assaut l’escalier, refoule une section de nègres qui se disputaient mon bagage. Au moment où je me prépare à descendre, un grand diable aux jambes nues me saisit à bras-le-corps, m’épargne violemment trois marches, et saute avec moi dans la barque, qui s’éloigne dans un diminuendo d’imprécations.

– Souquez ferme, fils d’Allah !

Ce doit être le sens des paroles de mon gros petit guide, qui font filer le bateau sur la mer libre. Bientôt je vois mieux la ville. Elle monte en pente raide, depuis une plage brune jusqu’au palais du gouverneur qui couvre le faîte de la colline ; elle est pressée, tassée, masse de cubes superposés, blanche, sans coupure, où pointent cinq ou six palmiers et autant de minarets vêtus de faïences vertes. Elle est petite dans la colline étendue. Elle me rappelle ces châteaux d’écume, assemblés par le vent le long d’une roche goémonneuse.

Nous débarquons. Au bout de la jetée minuscule, sur le sable humide, à l’ombre d’une cabane, six personnages à grandes barbes sont assis en cercle. Je les prends pour des patriarches en conseil. Leurs tuniques ont des plis antiques et leurs visages l’immobilité des eaux de citerne. Mon guide s’adresse à la belle barbe blanche du milieu, qui s’abaisse, sans une parole, en signe d’acquiescement. Ces hommes sont les douaniers marocains, et je viens d’obtenir la faveur d’éviter leur visite. Nous passons sous une voûte. J’ai six porteurs pour trois colis. Oh ! les ruelles merveilleuses, tournantes, montantes, sales à souhait et cependant parfumées d’une vive odeur de menthe, encombrées par un âne chargé de son sac d’orge, pleines de jeunes hommes aux jambes nues, de vieux Marocains en burnous, de femmes mauresques au visage voilé, de belles juives en tunique de soie, qui, dans l’ombre des portes basses, debout, le coude appuyé à la pierre et la tête posée sur la main repliée, dédaignent de remuer même, au passage d’un étranger, l’émail de leurs yeux longs.

Pas une note fausse, je veux dire civilisée. J’ai cette impression, que Tunis ne donne pas, que je marche dans un monde nouveau, où l’Europe n’est pas maîtresse. De la fenêtre de mon hôtel, j’aperçois la plage, où des Arabes, dans l’eau jusqu’à la ceinture, débarquent des chèvres jaunes en les portant dans leurs bras. À trois mètres au-dessous de moi, sur le toit d’une maison, une femme, les ongles teints en rouge, épluche et croque des amandes sèches. Je sors presque aussitôt, pour errer de nouveau dans le labyrinthe des rues. L’ombre est violette et la lumière éblouissante. Elles se partagent le sol, les murs, les toits, les gens, ne se fondant jamais et se coupant en lignes nettes. Point de demi-jour. Les portes ont l’air d’ouvrir sur des cavernes. On devine, dans l’obscurité des chambres basses, des hommes en burnous qui dorment, ou travaillent le fer et le cuir. Des voûtes, çà et là, jetées d’une terrasse à l’autre, font des îles de fraîcheur où les femmes sont groupées. Il y a du mouvement et peu de bruit. Quelques riches passent à cheval avec de gros turbans. À l’intérieur de quelques maisons juives, – car nous sommes à l’époque de la fête des Tabernacles, – j’entrevois des berceaux de feuillage et des guirlandes piquées de fleurs de camélia. Et l’odeur nous poursuit de ce bois de la Mecque, qui vaut, dit-on, cent francs la livre, et que j’ai prise d’abord pour celle de la menthe. Je remarque aussi que le soleil m’a trompé, et que la plupart des maisons de Tanger sont peintes d’une première couche bleue, qui transparaît sous le badigeonnage à la chaux, et atténue la crudité du blanc.

Je sors de la ville par une avenue montante, entre deux remparts qui s’ouvrent, et je me trouve dans un terrain vague, sommet de colline dont le sol est couvert de fumier, et où s’agitent des centaines d’Arabes. Nous sommes en plein Orient. Des chiens et des chèvres errent parmi les groupes ; de petits bœufs, couchés dans la fange, attendent l’acquéreur ; d’innombrables ânes, immobiles, les oreilles basses, dorment debout entre deux tas de figues sèches amoncelées sur des nattes ; des jongleurs dansent dans un coin de la place, et quatre-vingts hommes, assis non loin de là, formant un cercle, écoutent une sorte d’ascète à la barbe pointue, aux gestes nerveux et nobles, qui raconte une histoire. Mon guide me traduit des phrases au passage. Le poète populaire vient de lever les bras vers le ciel. Il assure qu’une certaine troupe de chameaux, sur l’ordre d’un grand marabout, s’est envolée dans les airs. Pas un sourire n’effleure la figure de ces chameliers, vieux enfants, qui font provision de rêve pour le voyage de demain. Tous les regards que je rencontre sont durs et presque hostiles. Le soir commence à s’annoncer. Un peu de brise souffle sur le plateau verdoyant, succession de vergers clos qui s’étendent à gauche ; mon guide m’entraîne de ce côté. Nous suivons un chemin bordé d’aloès et de roseaux. Et tandis que nous nous éloignons, j’entends venir plus distinctement, de quelque terrasse perdue parmi les arbres, les étranges cris de joie des femmes qui célèbrent une fête. Ces aboiements aigus, prolongés, mêlés à des sons de flûte, emportés par le vent, passent au-dessus de la ville.

Après un détour, je reviens vers Tanger, je gagne l’extrémité nord, la plus élevée, que couvre presque entièrement le palais du gouverneur.

De hautes murailles en ruine, de rares maisons effritées, éclatées, sans peinture et sans porte, font une rue farouche, où je m’engage. Aucune vue encore sur la ville ni sur la rade. Je traverse l’ombre d’une voûte, et me voici dans un couloir pavé qui descend vers une place fortifiée, grande, toute pleine de groupes d’Arabes. Il y a des hommes couchés sur tous les degrés de cette sorte d’escalier à paliers larges, évidemment construit pour le défilé des cortèges. Nous venons d’entrer dans la Kasba. Je m’avance un peu vers la place, et, au moment où je frôle un groupe de ces songeurs, que le départ du soleil fait seul changer de lit, l’un d’eux, qui porte par exception un burnous très blanc, se dresse, lève sa tête pâle et d’une admirable noblesse de traits, parle à mon guide, et se rassied.

– Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit que M. le ministre de France vient de passer à cheval, et que, sur sa demande, le pacha, gouverneur de Tanger, vous invite à visiter quelques salles de son palais.

– Et où est le gouverneur ?

– Derrière vous, au fond de cet escalier. Il tient audience. Celui qui m’a parlé est son second, et lui renvoie les affaires qui lui semblent d’importance.

Je ne m’attendais pas à retrouver à Tanger la vieille institution de nos plaids de la porte du temps du roi saint Louis. Je me retourne, et je vois, en effet, dans l’ombre d’un vestibule, à trente pas de moi, un homme assis sur un divan, les jambes croisées, à droite d’une grande baie mauresque qui est à l’entrée du palais. Il a l’air fort digne qui convient à un pacha gouverneur, une barbe noire en carré, sans un poil blanc, les mains fines, le turban épais et la tunique couleur de neige. Je lui fais exprimer toute ma gratitude pour la faveur qu’il m’accorde ; il me tend courtoisement la main, à l’européenne, et me désigne un de ses serviteurs qui doit m’accompagner.

Ce serviteur, un petit vieux aux poils rares, semble furieux de guider un roumi. Il m’arrête dans les premiers appartements du palais, et va chasser, à grands cris, les femmes du harem, dont j’entends les rires monter et s’éloigner. Avec lui, je visite plusieurs salles d’un Alhambra de second ordre, riche encore et joli, et une vaste cour dallée, fermée de murs entièrement recouverts de faïence, et dans l’épaisseur desquels, à chaque extrémité, on a creusé, doré, sculpté et meublé de nattes fines deux petits salons pour les réceptions officielles. Puis je me rends à la prison, dépendance du palais, qui ouvre sur la place. Elle enlève toute illusion sur le degré de civilisation du Maroc. C’est la geôle barbare, sale, fétide, où les hommes sont entassés pêle-mêle. Dans le mur d’un corps de garde, un trou rond a été percé. Deux bois en croix sont cloués dessus, et, par l’un des guichets qu’ils forment, on aperçoit une pièce basse, sombre, où grouillent, couchés ou debout sur de la paille réduite en fumier, des prisonniers de tous âges. À peine me suis-je approché qu’une dizaine de ces misérables se précipitent, passent leurs bras maigres à travers les ouvertures, cherchent sans voir, – car l’espace est trop étroit pour leur tête et pour leurs bras ensemble, – espérant que j’apporte quelque chose qui se mange. L’un d’eux m’offre un petit panier qu’il a tressé. Les soldats du poste les menacent et les font reculer. Je sors, et je songe que ce fut dans de pareilles prisons que des saints, par amour pour ces pauvres, allèrent, de leur plein gré, prendre la place d’un captif.

Un petit tertre est tout près de là, touchant l’enceinte de la place. Pour la première et la dernière fois, dans l’admirable lumière du soir, je vois bien Tanger. Les ruelles, autour de moi, tout de suite rompues par une courbe, dégringolent vers la mer ; les terrasses carrées descendent en cascades. Il y a des plis, mais il n’y a point de jour entre elles. La ville est d’une seule masse, posée au flanc de la colline. Et elle est décidément bleue, d’un bleu léger, comme un morceau de ciel pâle qui serait tombé là. Des vols de mouettes passent. Les muezzins crient la prière. Leurs appels gutturaux, comme des sons de cloches brisées, s’en vont loin dans l’air calme. Et après eux tout se tait. Le premier crépuscule commence. Tout baigne encore dans la clarté, mais le rayon s’efface aux toits des minarets.

Share on Twitter Share on Facebook