XXIII Gibraltar

Gibraltar, 21 octobre.

Après la route de Santander à Venta de Bafios, dont j’ai parlé, je n’en connais pas de plus pittoresque que celle de Bobadilla à Gibraltar. Bobadilla, c’est le point de jonction des trois lignes de Grenade, Malaga et Algésiras. Pour se rendre à cette dernière ville, on monte, à Bobadilla, dans les wagons d’une compagnie anglaise, conduits par un mécanicien anglais, traînés par une locomotive qui, au lieu de siffler, pousse, comme un vaisseau, des mugissements de sirène. On passe au pied de Ronda, la ville haut perchée, célèbre par ses ruines romaines et par ses contrebandiers ; de Ronda qui, jadis, après les courses de taureaux, précipitait les chevaux morts dans le fond des ravins. Le chemin de fer suit, en tournant, le cours des gaves. Mais nous sommes dans l’extrême Sud, et dès qu’un peu de fraîcheur peut faire vivre une racine, les arbres et les fleurs foisonnent aussitôt. La voie traverse des lieues de vergers sauvages, que rougissent les grenades mûres, puis une forêt d’oliviers qui descend vers la mer. Elle s’engage enfin dans une plaine herbeuse, doucement inclinée à la base des montagnes, et tachetée d’innombrables corbeilles naturelles de palmiers nains. Alors, sur la gauche, au-dessus des terres basses, un rocher monstrueux se lève. Il est bleu, à cause de l’éloignement ; il a l’air d’une île. On devine qu’il a un éperon dirigé vers la haute mer, mais son dos, qu’on aperçoit d’abord, lui donne l’aspect d’une borne colossale. Sa vraie forme, oblongue, n’apparaît qu’à mesure qu’on s’avance sur la rive opposée. Des semis de points noirs ponctuent la baie entre nous et lui.

Je ne puis détacher mes yeux de cette montagne que rien ne relie à la chaîne, déjà loin derrière nous, des sierras espagnoles, et qui commande en souveraine le paysage de terre et de mer. Le train s’arrête en face, au bout de la jetée d’Algésiras. Un bateau chauffe qui, en trois quarts d’heure, nous transportera à Gibraltar. À l’instant précis où il quitte le quai, une averse torrentielle nous cache l’horizon, et nous force à nous réfugier dans les cabines. Je ne vois plus qu’une chose, à travers les vitres : c’est que nous traversons bientôt des lignes de pontons, ces points noirs que je découvrais de loin, et qui servent de dépôts de charbon, Gibraltar ne possédant ni port sérieux, ni espace libre où puisse s’emmagasiner la houille. Nous abordons. Faute d’espace, la ville ne peut s’étendre en profondeur. Elle se tasse, elle grimpe, tant qu’une maison peut encore tenir debout, sur les premières assises de la montagne, et, prise entre ses remparts et cette arête de granit qui la domine à douze cents pieds de hauteur, il semble qu’elle coulerait toute dans la mer si le rocher se secouait un peu. Il pleut toujours.

C’est une note anglaise de plus. En vérité, ne suis-je pas dans un port de la grande île ? Le premier homme que j’aperçois est un policeman, flegmatique et poli ; le premier baraquement du quai est couvert en tôle gaufrée fabriquée à Sheffield. J’entre dans la ville, – après autorisation délivrée par écrit, – et je rencontre des soldats en veste rouge et petite toque, armés de la baguette, et roses, et bien nourris, tels qu’on les voit à Malte, à Jersey, à Londres ou aux Indes. Les fenêtres de l’hôtel sont à guillotine ; les gravures pendues dans les corridors représentent des steeples et des chasses au renard ; les petits flacons de sauces reposent au complet sur les dressoirs de la salle à manger ; quelques dames causent dans la ladie’s room ; un groupe de midshipmen lit le Times et boit du porto dans le salon réservé aux gentlemen ; dehors, – car la pluie vient de cesser, et les rues, les rochers, toute l’île fume comme un coin de Floride au soleil couchant, – les soldats et les marins anglais marchent graves, raides, aussi nombreux que la population civile, qui est souple et mêlée, moitié espagnole, moitié juive. Pas une rue qui n’ait sa caserne ou son magasin d’artillerie et son poste de sentinelles montant la garde. Où est le tennis ? Il y en a peu dans la ville, mais, en cherchant, j’en découvre un. Où est le pasteur ? Le voici qui arrive, à cheval, de sa paroisse peu lointaine. Les bébés roses doivent être at home ; mais leurs mères et leurs sœurs commencent à s’acheminer vers l’Alameda, pour prendre le frais du soir. Elles ont les mêmes tailles rondes, les mêmes jupes courtes, la même allure énergique et sportive qu’on leur connaît sous tous les climats. L’Angleterre est là tout entière, avec ses habitudes, ses modes, son air dominateur, son activité ordonnée. Les latitudes changent, elle ne change pas avec elles. Le soleil ne parvient pas même à hâler le teint charmant de ces jeunes misses, qui regardent la foule, encadrées dans la fenêtre d’un cottage et dans le décor des jasmins grimpants.

Ce coin d’Espagne ressemble si peu à l’Espagne, il a été si fortement modelé par ses maîtres, que le premier sentiment qu’on éprouve est celui d’une admiration véritable pour la puissance qui possède une telle marque de fabrique. Des souvenirs peuvent s’y mêler, et des regrets ; on peut souhaiter, quand on sait ce que coûtent ces mutilations, que Gibraltar rentre un jour dans le patrimoine espagnol, mais l’impression qui saisit, dès le début, c’est qu’on se trouve bien en pays anglais.

Pendant que je flâne dans les rues, devant les étalages des marchands de tabac, dans les boutiques où des Levantins déploient des étoffes brodées d’or faux et des couvertures multicolores, la nuit est venue. Je vais aussi du côté de l’Alameda, qui est la promenade en dehors des murs, vers le Sud, vers la haute mer. Il n’est possible, d’ailleurs, de sortir de Gibraltar que dans cette direction, lorsque le coup de canon a ordonné de fermer la porte qui ouvre sur l’Espagne. Les habitants ont le droit de se répandre sur l’étroite bordure de terre qui longe la baie d’Algésiras. Ils sont prisonniers dans la forteresse, mais la forteresse a un jardin, et ce jardin est exquis. À peine a-t-on franchi les murs, qu’on entre dans de grandes avenues que coupent des sentiers tournant parmi des arbres de mille sortes, touffus, libres, et si variés d’aspect que, même la nuit, on devine l’étrangeté des feuillages et la nouveauté des formes. Les plantes trouvent là l’humidité chaude des pays de forêts vierges, et elles poussent follement. Les Anglais se sont contentés de tracer des chemins et de placer, de loin en loin, dans l’épaisseur des massifs, de grosses lampes électriques, dont le foyer est le plus souvent caché et dont la lumière cendre curieusement les sous-bois. On erre dans un paysage fantastique. Les bananiers lèvent leurs grandes feuilles, qui semblent en cristal vert. Des régimes de dattes flambent au-dessus comme des lustres d’or. Les voûtes sont faites de mille draperies tombantes et fines, de branches de poivriers, qu’on suit dans la lueur décroissante venue d’en bas, et qui se perdent dans l’ombre. Une senteur de forêt, chaude et mouillée, monte du sol, et, pour l’avoir respirée, la mer s’est endormie. Elle est là, au bout de tous les sentiers, la longue baie d’Algésiras, argentée par la lune, sans une ride, sans une brume. Les montagnes sont pâles sur l’autre bord. Vers la haute mer, celles du Maroc ondulent au ras de l’eau, et une couleur d’orange, comme celle des sables chauds soulevés par le vent, colore le ciel au-dessus d’elles. Je pense aux grands navires qui passent là, la proue vers l’Orient, dans cette nuit si bleue, si calme.

22 octobre.

Je voulais demander au général gouverneur l’autorisation de visiter une caserne de soldats mariés, – ce qui était un rêve assez modeste. Malheureusement, une lettre de recommandation me poursuivait à travers l’Espagne, et ne m’avait pas encore rejoint. J’ai été, ce matin, au palais situé dans la grande rue, et que gardent de beaux soldats rouges à casque blanc, et j’ai exposé mon embarras à l’officier secrétaire de « S. E. sir Robert Biddulph, général des armées de Sa Majesté, vice-amiral et commandant en chef les ville, forteresse et territoire de Gibraltar. » J’ai vu là ce que j’avais déjà pu observer ailleurs : la haute obligeance d’un gentleman anglais vis-à-vis d’un étranger présenté, ou qui simplement pourrait l’être. L’officier a disparu, est revenu :

– Son Excellence est au palais. Si vous désirez lui parler, elle vous recevra volontiers.

Nous pénétrons, mon compagnon de voyage et moi, dans un cabinet de travail où, devant une table chargée de papiers, est assis un homme de grande taille, aux yeux très fins, très vifs et portant les favoris courts et la moustache teintée de gris. Nous causons un quart d’heure. Je rappelle l’excellent souvenir que j’ai conservé de mon séjour à Malte. Le gouverneur se montre très aimable, et me dit :

– Nous commencerons par voir mon jardin, qui n’est pas une merveille, peut-être, mais une curiosité, car c’est le seul de la ville.

Dans le jardin, il y avait des plantes grimpantes à profusion sur les murs du palais, – un ancien couvent de franciscains, – et un tennis, et des charmilles de je ne sais quel arbuste au feuillage menu, qui faisait des ombres transparentes, et des arbres dont plusieurs m’étaient inconnus.

– Celui-ci surtout est fort rare ; du moins il atteint bien rarement de pareilles dimensions.

Sir Robert Biddulph désignait un youka de vingt mètres de haut, de trois mètres de circonférence, et enfonçait la pointe d’un canif dans l’écorce d’où s’échappait un filet de sève aussi rouge que du sang.

– La légende lui donne mille ans d’existence, mais je n’affirme rien.

Nous apercevions, de ce jardin plein de fleurs, la montagne de Gibraltar, son pied couvert de verdure, ses pentes si vite redressées, presque verticales, tachées en bas de brousses et d’oliviers sauvages, blanchâtres et éclairées vers le haut par des falaises de quartz disposées en gradins, jusqu’à cette cime longue, en arête, sur laquelle flottait un petit drapeau, aussi menu que ceux des jouets d’enfants.

– La vue doit être bien belle de là-haut, Excellence ?

– Admirable ! Cependant les factionnaires trouvent parfois la place un peu chaude. Ils ont pour distraction de voir passer au large les bateaux et tout près d’eux les singes. Vous saviez, monsieur, que Gibraltar possédait, seul en Europe, une bande de singes vivant en liberté ?

– Oui, Excellence, mais il doit être difficile d’en avoir des nouvelles ?

– Je vous demande pardon. Je puis vous en donner. Le poste, sur le rocher, voit constamment les singes dans la brousse ; il met à leur disposition de l’eau potable quand la chaleur a tari les crevasses ; il s’intéresse à leur sort, et ne manque pas de me prévenir, par le téléphone, des accroissements constatés dans la bande. J’ai reçu avis, ces jours-ci, qu’on remarquait plusieurs petits sur le dos des mères. La bande se refait. Elle a été si réduite vers le milieu de ce siècle, qu’on a cru qu’elle allait disparaître. Il ne restait que douze individus vers 1860.

– On les tuait ?

– Jamais. Personne ici n’a le droit de tirer un coup de fusil. Vous verrez nos oiseaux de mer ! Non, la dépopulation était due à des épidémies de variole, prétend-on. Aujourd’hui nous comptons plus de cinquante singes. Ils habitent les fourrés, où ils mangent surtout les racines douces du palmier pain, descendent, au temps des figues, dans les jardins des villas, et, comme ils sont très frileux, se sauvent dès que souffle le vent d’ouest, passent la crête, et se réfugient sur la côte orientale… Maintenant, songeons aux choses sérieuses. Vous désirez visiter quelque chose des fortifications et une ou deux casernes ? Eh bien ! trouvez-vous au palais demain à huit heures : je désignerai un de mes officiers pour vous accompagner.

Je sortis, très touché de la courtoisie de ce haut fonctionnaire anglais, et je pris la route que j’avais suivie hier soir. La promenade de l’Alameda était enchanteresse encore, elle avait une épaisseur d’ombre, et des dentelures, et des retombées de lianes balancées par le vent que n’ont pas nos forêts. Bientôt elle s’amincit et devient un chemin, de ceux que les massifs d’ormes et les buissons de fuschias rendent si plaisants dans la campagne de Jersey. Nous traversons une petite ville, Rosia, toute composée de cottages aussi espacés que le permet le terrain, maisons de campagne de quelques habitants de Gibraltar, habitations d’officiers dont les soldats sont casernes à la pointe de l’île. Beaucoup de jeunes femmes, de jeunes filles, d’enfants et de clématites aux fenêtres, qui sont toutes ouvertes sur la baie.

Nous sommes à une lieue du port, et, au delà de cette petite anse qui dévie le chemin, et le serre contre le rocher, la mer libre apparaît, avec les grands navires franchissant le détroit, et le Maroc montagneux qui semble tout voisin. Ceuta, le Gibraltar espagnol, une grosse borne avancée, toute pareille à celle-ci, émerge en face de nous. La pointe d’Europe ! Elle est bien nue, bien brûlée, beaucoup moins belle que l’entrée de la presqu’île. Gibraltar se termine par un plateau de roches portant un fort et des casernes, une sorte d’éperon sans un arbre, sans une herbe. L’arête de la montagne s’est constamment abaissée. Elle forme, derrière nous, une falaise à pic, une muraille crevassée d’une centaine de mètres, qui brûle de ses reflets la partie basse où nous sommes. L’aridité de ce paysage est saisissante, et aussi le nombre des sentiers de manœuvre qui s’élèvent en lacets vers les forts invisibles. On ne voit que des poteaux qui prohibent l’usage des sentiers, et des sentinelles, rouges comme de petits pavots, disséminées sur les pentes, pour appuyer la prohibition.

Impossible de revenir par la côte orientale. Il n’existe pas de chemin. La forteresse, de ce côté, tombe à pic dans la mer. Je reprends donc la route de l’Alameda, je traverse la ville, et je descends par la porte qui ouvre sur l’Espagne.

Rien de plus impressionnant que cette sortie de Gibraltar. On découvre, entre deux pointes de baies, la langue de terre qui relie la place aux lointains massifs montagneux du continent. Elle est étroite et verte. Les Anglais y ont établi un jardin avec des palmiers et un champ de courses. Au delà de celui-ci, une ligne macadamisée, coupant l’herbe, marque la fin de leurs possessions. Des sentinelles anglaises s’y promènent, le fusil sur l’épaule. À cinq cents mètres plus loin, seconde ligne de macadam et second cordon de sentinelles, mais, cette fois, sombres de costume, maigres de visage, espagnoles. Il y a quelque chose de tragique dans cette promenade silencieuse, dans ce guet perpétuel. L’espace compris entre les deux frontières, et qu’on ne peut franchir que dans le jour, est neutre, et doit représenter, je suppose, le plus petit des États tampons, et le moins peuplé. Ce n’est qu’une prairie.

Maintenant, détournez-vous et regardez le rocher. Elle est superbe de hardiesse et d’une masse écrasante, cette montagne forteresse ! Elle monte d’une seule volée à quatre cent trente mètres, grise d’abord, puis blanche, d’une blancheur, qui, dans le rayonnement du soleil, devient presque insoutenable. Pour apercevoir ce faîte irradié, il faut renverser la tête, comme pour suivre un aigle. Et dans la falaise qui tourne, qui forme une bosse énorme sur la terre, de petits trous sont creusés, à toutes les hauteurs, qu’on prendrait pour des terriers de bêtes, si les bêtes pouvaient grimper là. Les hommes les ont faits. Ces ouvertures inégales sont des embrasures de canons, les jours par où respire et voit cette montagne entièrement minée, pleine de galeries, d’arsenaux et de casernes.

L’épithète d’imprenable est bien celle qui lui convient. Les Anglais entretiennent à Gibraltar un corps de six mille hommes, – plusieurs personnes m’ont dit davantage. Cependant, ni la puissance des maîtres actuels, ni leur longue possession n’ont affaibli chez les Espagnols la volonté de reconquérir un jour cette parcelle du sol national : « Il faut user de tous les moyens, écrit le général D. José López Dominguez, dans la préface d’un ouvrage que j’ai déjà cité ; il n’y en a qu’un auquel on ne doit jamais penser : celui d’échanger un autre morceau de l’Espagne contre celui qui doit revenir nôtre, comme l’exigent l’honneur et l’intégrité de l’Espagne. » Et, parmi les observations que présente l’auteur du travail, M. José Navarete, il en est une, entre autres, assez judicieuse. Algésiras, dit-il, est seulement à neuf mille mètres de la place ; il y a même, derrière Gibraltar, une montagne élevée, la Sierra Carbonera, qui n’est qu’à six mille mètres. De telles distances, autrefois, rendaient toute action impossible : en est-il de même aujourd’hui ? et ne peut-on pas dire qu’avec des batteries de marine établies sur ces deux points, on rendrait intenable la position d’une flotte réfugiée dans la baie d’Algésiras, et qu’on tiendrait en échec une partie des ouvrages anglais ?

Je rapporte cette idée pour montrer combien vif est le patriotisme espagnol, et combien persistant le souvenir des blessures faites à l’honneur national.

23 octobre.

À huit heures, nous nous présentons, mon ami et moi, au palais du gouverneur. Je n’y rencontre pas l’officier qui devait nous conduire ; je me fais accompagner par un soldat, et, en dix minutes de montée raide, nous sommes devant une cour de caserne, dominant Gibraltar, Moorish Castle, qu’il faut traverser pour pénétrer dans les galeries. Nous parlementons un moment, et nous sommes confiés à un grand sergent d’artillerie, qui nous emmène au fond de la cour, s’engage dans un petit chemin découvert, et soudain, à un détour, nous nous trouvons sur le flanc du rocher regardant l’Espagne, à six cents pieds au-dessus de la presqu’île. Des buissons verts bordent le sentier. La vue est merveilleuse sur les terres basses, resserrées entre deux baies, et qui s’ouvrent, et qui montent ensuite tumultueusement vers le massif de Ronda. Au bout du sentier, une porte à jour, composée de poutres goudronnées. Le sergent donne un tour de clef, et nous suivons la galerie creusée dans le roc, large, haute et suintante.

La visite est assez monotone. La galerie s’élève en pente douce. Tous les trente pas environ, une chambre a été percée, dans la paroi, à gauche, et une pièce de canon, d’un modèle daté de 1890, s’allonge jusqu’au bord du trou béant, irrégulier, taillé grossièrement. Près de chaque pièce, une provision d’obus et de boîtes à mitraille. Au plafond, des plaques de tôle, retenues par des crampons, recueillent les infiltrations de pluie, et des tuyaux, qui les réunissent les unes aux autres, conduisent l’eau dans des réservoirs de métal. L’unique intérêt, pour moi du moins, consiste dans les paysages lointains, et si variés, qui s’encadrent dans les ouvertures de la falaise. Il y a des coins de mer luisante, du côté de l’Orient, dont la beauté gagne encore à être vue ainsi, de ce recul d’ombre.

Quand on s’approche du bord, on découvre la pente formidable de la roche, sans un buisson, et la vague en bas, bleu profond, sur laquelle glisse une yole montée par six jeunes Anglais, vétérans d’Oxford ou de Cambridge, qui font le tour de l’île.

Toute cette partie des fortifications de Gibraltar ne semble plus appropriée aux conditions de la guerre moderne. L’ébranlement que produirait la décharge des canons nouveaux, la fumée dont ils rempliraient vite les tunnels, rendraient assez périlleuse, je crois, la situation des artilleurs. Les vraies défenses de Gibraltar sont ailleurs, et je ne les ai pas vues.

Mais j’ai vu les casernes des soldats mariés. Au moment où je rentrais dans la cour de Moorish Castle, un officier en costume de chasse, le fouet à la main, s’avança vers moi. Il avait une physionomie d’une rare distinction. C’était le major Walter Blunt Fletcher, brigadier major d’artillerie.

– J’arrive en hâte, nous dit-il ; mon ordonnance ne m’a remis que tout à l’heure la lettre de Son Excellence le Gouverneur, à mon retour de la chasse au renard. Nous étions là-bas, vous voyez, dans la plaine espagnole.

Il montrait, du bout de son fouet, la plaine aux palmiers nains, où s’engage le chemin de fer au sortir des montagnes. Grâce à cet aimable guide, nous avons visité d’abord une caserne, puis, hors de l’enceinte de Moorish Castle, dans la rue, un joli cottage servant d’habitation à quatre familles de sous-officiers.

Les soldats mariés logent dans un bâtiment qui forme un angle droit avec la caserne des soldats célibataires. Tous les appartements ouvrent sur une véranda. Ils se composent de deux ou trois chambres, selon le nombre des enfants. Comme nous nous présentions d’assez bonne heure, le major demandait en souriant aux jeunes femmes apparues aux fenêtres ou aux portes : « Le ménage est-il fait ? » Presque partout le ménage était fait, et nous entrions : des enfants aux cheveux bouclés s’enfuyaient, – j’en ai compté cinq dans un des logements ; – des chromolithographies, représentant ordinairement des sujets religieux, des photographies, un râtelier de pipes, des éventails en feuilles de palmier étaient pendus aux murs, et un mobilier propre était disposé autour des pièces, une table, des chaises, des lits. L’essentiel est fourni par le gouvernement. Quelques petits coffrets rapportés de l’Inde, achetés sur les économies de la solde, ornaient çà et là les chambres. Je demandai :

– Est-ce que le soldat qui se marie reçoit une paye supérieure ?

– Non, monsieur ; il peut se marier après sept ans de service, et reçoit la paye d’un shelling, comme avant. Mais sa femme a droit à une ration, et chacun de ses enfants à une demi-ration. À quarante ans vient la retraite.

– Et les sous-officiers ?

– Ceux-là sont mieux logés, comme vous allez en juger, et ils touchent, suivant le grade, de deux shellings six pence, à cinq shellings six pence par jour.

L’officier frappe à la porte d’un cottage élégant, situé à droite dans la rue qui descend. Une femme vient ouvrir, l’air intelligent et comme il faut. Ici, nous sommes chez un master gunner, grade qui correspond, je crois, à notre grade d’adjudant. L’appartement est vaste : quatre pièces au rez-de-chaussée, deux en haut, et un balcon ensoleillé dominant la rade d’Algésiras. Le mobilier est presque luxueux ; des tapis couvrent les tables ; une pendule orne la cheminée ; je remarque, sur une commode, un album de gravures. La maîtresse de la maison nous raconte qu’elle a habité sept ans les Indes et cinq ans Malte. Elle préfère « ce tranquille Gibraltar ».

Je ne sais ce qui pourrait être importé, chez nous, d’un pareil système, ou du moins dans nos colonies, mais le sort de ces soldats m’a paru enviable…

Deux heures plus tard, je partais pour Tanger. Un navire de guerre allemand saluait la forteresse anglaise, et couvrait de fumée blanche le coin bleu de la baie où il venait de jeter l’ancre.

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