XI Un domaine seigneurial en Royaume de Léon

Du 25 au 28 septembre.

Le lendemain, 25 septembre, nous entreprenons, mon ami et moi, une longue expédition, un peu moins glorieuse que celle de D. Christophe, mais d’un succès également incertain, où nous sommes poussés par un certain goût d’aventures. Mon ami est propriétaire d’un domaine de huit mille hectares, dont l’usufruit et la gestion appartiennent à l’une de ses parentes.

« C’est le fond de la vieille Espagne, me dit-il, un ancien majorat intact, situé hors des routes, qu’il faut aborder à travers champs, où l’on trouve à peine un morceau de lard à acheter et un lit pour dormir. On peut s’y croire loin de l’Europe, en tout cas loin du XIXe siècle. Voulez-vous venir ? »

Une invitation, dans ces termes, ne pouvait être refusée. Nous allons trouver un gros maître de poste, dont l’énorme poitrine a bu longtemps l’air des grands chemins, et qui est assis sur le seuil de sa porte, paisible, heureux, tenant, à bout de lèvres, une toute mince cigarette, dont la fumée se tord sur ses joues rebondies. Il salue de la tête, sans lever son chapeau de feutre à grands bords, orné d’une houppe noire. Mon ami lui expose notre plan : prendre la route de Vitigudino, faire un relais dans un village, atteindre, le soir, le gros bourg où nous coucherons, pousser, le lendemain matin, jusqu’au domaine, et revenir deux jours après.

Le maître de poste médite un moment, et propose un prix si fort que nous nous récrions. Lui, nous laisse partir, philosophiquement, sachant bien que les voituriers espagnols sont des puissances devant lesquelles il faut capituler, et c’est ce que nous faisons dix minutes plus tard. Alors, l’homme se lève, nous assure, avec des gestes nobles et des formules discrètes, que nous sommes désormais confiés à son honneur, que nous arriverons, dussions-nous mettre deux ou trois de ses mules sur la paille, et que nous reverrons la lumière du soleil au-dessus des tours de Salamanque.

Je lui donne rendez-vous à l’extrémité du pont du Tormès, et, pendant que mon ami s’occupe des préparatifs du voyage, je descends les rues mal pavées, puis une rampe tournante, bordée de cabarets et de boutiques de maréchaux-ferrants. Il est neuf heures du matin, et le temps est au beau fixe. Je me sens au cœur la petite inquiétude joyeuse des départs. De plus, j’ai un faible pour ce pont du Tormès, qui est si drôle, coudé en son milieu, et si étroit, et si long. Il a l’air d’une baïonnette sur laquelle on passe. L’empereur Trajan savait bien que les naturels du pays voyageaient à dos de mules. L’eau coule, rapide et claire, entre la ville dont les toits font un glacis rose, que le fleuve réfléchit, et la seconde rive, très plate, et verte par hasard. Il a poussé là des peupliers, au seuil du grand désert ; des saules leur font suite, et accompagnent le courant pendant un court chemin. Les paysans, les charros de Salamanque arrivent au marché. Ils sont superbes, hauts de taille, maigres, réguliers de traits, tous habillés à la vieille mode : bottes fendues sur le côté, culotte noire, ceinture de cuir dur, large de trente centimètres, sur laquelle retombe la petite veste généralement noire et d’étoffe lisse, quelquefois de laine brillante et frisée comme l’astrakan, chemise blanche sans cravate, attachée par un bouton de métal, cheveux roulés dans le foulard rouge, et large chapeau noir à calotte pointue Quelques-uns vont à pied ; la plupart montent des mules, chargées par devant et par derrière de sacs de grains, de poches éclatantes, et enfoncent solidement leurs bottes dans des étriers de cuivre en forme de sabots. Peu de femmes parmi eux. En voici deux cependant : l’une, qui doit être la maîtresse, une charra très riche, est assise dans une selle carrée, à rebords de cuir jaune et de velours grenat. Elle est belle encore, très fière et conduit d’une main aisée un cheval noir, au poil moiré de lumière. La servante la suit péniblement, à califourchon sur un cheval blanc, et presque toute disparue entre des piles de paniers et des gerbes de légumes, céleri, raves et choux feuillus. Elles ont dû quitter, de bonne heure, le pueblo éloigné, et faire la route ainsi, au petit pas. Je les regarde un instant, monter parmi les premières maisons de la pente. Et voici que notre voiture descend, et s’arrête près de moi. Maître de poste, mon noble ami, vous avez bien fait les choses ! Vos mules sont maigres, mais il y en a sept bien comptées, et celle de flèche, noire à pieds blancs, a l’air enragée. Pour la voiture, vous auriez pu la fournir de moindre taille. C’est une ancienne diligence en retraite. Je crois remarquer qu’un des ressorts, éclaté, n’est retenu que par des cordes de sparterie, et que deux des glaces sont brisées. À l’intérieur, où douze personnes tiendraient à l’aise, je ne vois que mon compagnon de voyage et D. Antonio, l’administrateur du domaine. Mais nous pourrons, s’il le faut, dormir sur les banquettes : mon noble ami, nous allons, grâce à vous, courir l’aventure dans l’Espagne inconnue, soyez-en remercié !

Les mules vont vite. Nous gagnons le large, nous sommes dans la plaine ondulée, immense, nue et jaune. Et toujours, pendant des heures, à l’horizon, derrière nous, la silhouette claire de Salamanque se lève dans l’air léger. Elle nous poursuit, en s’embrumant peu à peu, comme Saint-Michel en grève dominant les terres basses. Enfin, nous la perdons de vue. Le voyage continue sur les routes défoncées. Nous soulevons royalement la poussière. Quand les sept mules et les quatre roues ont passé dans une de ces flaques de poudre blanche, dormantes et lisses comme de l’eau, impalpables comme le vent qui recouvre les fondrières, le charro qui nous croise semble habillé de toile neuve. Quelques chênes-verts clairsemés varient un peu, sans la rompre, la monotonie du paysage. Des troupeaux de porcs, d’un brun sombre, trottinent sous les branches. Plus loin, ce sont des troupeaux de bœufs, arrêtés, le mufle tendu, près des seuls abreuvoirs qu’ils connaissent, des mares croupies, restes des dernières pluies, achevant de s’évaporer dans les trous des rochers.

À la nuit, les maisons de Vitigudino se profilent en grosse masse, au bas du ciel. C’est le bourg où nous devons coucher. Il a, en Espagne, la réputation imméritée qu’ont, en France, Landerneau, Quimper-Corentin et d’autres villes encore. On dit, dans le pays de Salamanque : « Si quieres ser fino, vete a Vitigudino ; si tu veux avoir de l’esprit, va-t’en à Vitigudino. » Aux deux bords des ruelles tournantes, le roulement de la voiture, les claquements du fouet assemblent de vagues silhouettes de paysans.

Nous nous arrêtons sur la chaussée détrempée par le fumier des chevaux, des mules et des ânes. Nous sommes, paraît-il, devant la posada de Entisne. Dans les ténèbres, mon compagnon, M. d’A…, nous précède. Il pousse une porte. Ô romantique Espagne, c’est toi tout entière ! La pièce où nous entrons est pleine de fumée et presque aussi obscure que la rue. Chambre, écurie, cuisine ? on ne le sait pas. Des poutres surgissent vaguement de l’ombre, en haut. Il y a, par terre, sur le sol battu, au milieu, un feu presque éteint et, autour du feu, douze charros de la contrée, enroulés dans leur couverture, la tête près des cendres, appuyés sur un coude et surveillant chacun le petit pot où se mijote leur souper. Ils ont apporté leurs oignons, leurs piments et leur pain ; l’hôte a fourni le vase et allumé le feu. Tout à l’heure ils mangeront la soupe, rapprocheront les tisons, se retourneront bout pour bout, poseront les pieds là où ils ont la tête, et le lit sera fait, et la nuit commencée. Le lumignon d’une lampe primitive, pendue au fond de la salle, n’éclaire qu’un tout petit rond de mur, couleur de boue. Les têtes seules des douze paysans du Léon ressortent un peu, dures et immobiles, rougies d’un vague reflet. Je m’avance entre ces corps étendus : « Caballeros, voulez-vous me permettre de me chauffer un moment ? » Deux des hommes s’écartent. Deux ou trois autres lèvent leur face rasée, pour voir. Ils se remettent bientôt à surveiller leur souper. Nous leur sommes absolument indifférents. Nous n’obtenons pas un regard de curiosité de ces gens qui, de leur vie, n’ont pas rencontré un Français. J’observe alors qu’au-dessus du foyer central le toit monte, s’allonge, s’étire en tuyau de cheminée, au bout duquel il y a quatre étoiles.

Dix minutes se passent ; mes compagnons ont disparu avec le maître de la posada. Tout à coup ils m’appellent ; une traînée de flamme vive s’échappe d’un angle de la pièce, et je vais vers cette baie lumineuse, et je trouve une salle blanchie à la chaux, carrelée, – le cabinet particulier de Vitigudino, – avec une vraie table servie, de vraies chaises, un dîner presque excellent, une lampe à pétrole : enfin toute la civilisation. J’en éprouve une déception. Je commence à ne plus croire à la pampa, je me figure que ces douze marchands de moutons ou de bœufs étaient là pour le décor, et qu’ils sont payés pour venir ainsi dormir en rond tous les soirs, « pendant la saison des bains ».

J’ai honte d’ajouter que nous avons couché sur des sommiers. Parfaitement ! à Vitigudino, à soixante-dix kilomètres à l’ouest de Salamanque !

Cependant, le matin, dès l’aube, je retombe en pleine série pittoresque, et toute la journée n’est plus qu’une longue surprise, parmi des hommes nouveaux et des choses nouvelles.

Les coqs chantent la retraite des étoiles, et s’envolent dans les chaumes ; le ciel est d’un bleu de métal, sombre et froid ; le sabotement pressé des mules qui vont aux champs claque dans toutes les rues de Vitigudino, quand nous sortons de la posada pour monter en voiture. Nous avons encore cinq lieues à faire, mais cinq lieues sans route. À la porte, un homme nous attend, monté sur un petit cheval bai. C’est le montaraz, le garde chef de la propriété, en grand costume, escorté de son fils, un jeune gars de dix-sept ans, également à cheval. Tous deux sont vêtus à la mode des charros, mais le père l’est magnifiquement. Au-dessus de ses bottes en imitation de maroquin, la culotte collante de velours noir s’attache par trois boutons d’argent ; le gilet est bleu ciel ; au centre de la ceinture de cuir fauve luit une rosace de métal ; des soutaches de velours ornent la veste courte, et le foulard de soie rouge, qui enveloppe les cheveux de l’homme, a dû être acheté au dernier marché du bourg. La diligence s’ébranle, les deux cavaliers partent en avant, Vitigudino se met aux fenêtres, nous tournons à droite, et bientôt nous nous enfonçons dans le désert de chaume.

Il n’existe pas de route, c’est vrai, mais d’autres voitures ont passé par où passe la nôtre, et des mules, et des hommes à pied. Une sorte de sentier a été tracé ainsi, et le regard peut le suivre, descendant ou montant les croupes basses, teintées de rouge par les labours récents ou de jaune pâle par les blés anciens. Pendant quelque temps, la voiture suit le lit d’un torrent desséché, encombré de fortes pierres. Nous sautons en mesure, et je remarque que le ressort consolidé avec de la sparterie se comporte mieux que les autres. L’administrateur a la chance d’être assis au-dessus, et il saute moins haut que nous. Un bon coup de collier des sept mules nous tire du ravin, nous rentrons dans le chaume, et le village, centre du domaine sur lequel nous trottons depuis une heure déjà, se lève au sommet d’une ondulation large des terres. Tout autour, le sol est plus aride qu’aux environs de Vitigudino. Le rocher gris affleure en maint endroit. Les maisons basses, couvertes en vieilles tuiles à peine roses, sont tapies et comme écrasées contre le sol. Les cheminées, – une seule au centre de chaque toit, – se dessinent à peine sur le ciel, comme de pauvres tas de poussière coniques. Au loin, s’étend une lisière de forêt, à perte de vue.

Mon ami a défendu qu’on vînt le chercher en cavalcade, selon les traditions féodales du pays. Nous entrons à pied, car les rues sont trop mauvaises pour qu’on puisse s’y risquer autrement. Mais le bruit de notre arrivée s’est répandu. M. d’A… est entouré d’une foule de gens, hommes et femmes, qui le saluent, et l’interrogent sur sa famille, et lui parlent tout de suite de leurs affaires, avec cette espèce de joie et d’orgueil dans les yeux, que devait produire, autrefois, la visite d’un seigneur très bon au milieu de ses vassaux. Les uns et les autres sont habillés de la même bure d’un brun foncé, fabriquée dans la paroisse, avec la laine des moutons. Mais les hommes sont très beaux, grands, maigres, naturellement majestueux dans leurs gestes, tandis que les femmes, presque toutes laides, n’ont pas même un costume seyant. L’unique ornement de leur jupe collante est une bande de laine noire posée en bordure, et les cheveux sont cachés par un mouchoir noué sous le menton.

Tout ce monde nous accompagne au palacio. N’imaginez pas une construction élégante et ornée. Non : le palais n’est qu’un cube en pierres de taille, assez élevé, mal percé de quelques fenêtres, coiffé d’un toit de tuile presque plat, et situé au milieu du bourg. Aucun jardin autour, aucun espace enclos servant à la promenade. J’ai là l’exemplaire assez maussade et intact de ces demi-forteresses, aujourd’hui abandonnées, qui sont les seuls châteaux en Espagne, et qui correspondent si peu à l’idée que ce mot éveille chez nous. J’entre par un portique délabré, dans une cuisine monumentale, – douze mètres sur quinze, – meublée d’une table, de quelques bancs de quatre-vingts centimètres de largeur, sur lesquels dorment toutes les nuits les fils du garde chef. Une femme est occupée, devant la cheminée, grande comme une chambre ordinaire, à des préparatifs de cuisine. Il y a une seconde pièce d’égales dimensions, au rez-de-chaussée, et le premier étage ne fait que répéter cette distribution primitive.

M. d’A…, entouré de solliciteurs ou d’amis, me fait signe qu’il lui est impossible de se soustraire, pour l’instant, à cette bienvenue mêlée de questions d’affaires. Je le laisse, et je parcours le village avec le garde chef, homme froid, pratique et très intelligent. Elles ne sont pas belles, les rues, et ne rappellent qu’en un seul point le boulevard de la Madeleine ou la rue de Rivoli. Si misérables qu’elles soient, n’eussent-elles que dix pas de longueur, et ne fussent-elles qu’un étroit couloir entre deux maisons de paysans, elles portent, au coin, une belle plaque de faïence bleue, avec un nom écrit en lettres blanches. J’ai, d’ailleurs, observé ce phénomène dans plus d’un bourg écarté de la Castille : on soigne peu la voirie, on méprise l’alignement, on ignore l’hygiène, mais toutes les ruelles sont baptisées.

Les habitants qui passent, le manteau sur l’épaule, – cette espèce de haïk arabe qu’ils ne déploient jamais, – lèvent courtoisement leur feutre pointu. Ils ont l’air très médiocrement riches, et suffisamment heureux. Toutes les dents de ce pays sont blanches comme du lait. Je cause avec le garde, en faisant le tour de ces centaines de petits jardins cernés de murs, qui s’avancent en coins dans la plaine, maigres jardins sans arbres, et voici ce que j’apprends. Le domaine est une de ces grandes terres, de plus en plus rares en Espagne, qui s’appellent un pueblo de senorio, et où tout appartient au même maître, non seulement les champs, mais l’église, la mairie, les maisons particulières. On dit encore termino redondo, pour exprimer que le territoire est sans enclave. Celui de mon ami comprend environ huit mille hectares, dont trois mille labourés, deux mille en pâturages, le reste en forêts et en roches arides. Le village est de deux cents feux, soit à peu près neuf cents habitants, entre lesquels la terre est divisée. Chaque famille cultive un lot, dont la grandeur varie avec le nombre des bras, et que désigne l’administrateur. Les pâturages, au contraire, sont communs, ainsi que le droit d’aller, dans la forêt, faire la récolte des glands. Je demande :

– Et le revenu du domaine, quel est-il ?

– Dérisoire, monsieur. Les fermages se payent à la Toussaint. Ils consistent en douze cents fanegas de seigle, soit un peu plus de six cents hectolitres ; chaque feu y contribue, d’après l’importance des parcelles concédées. La rente des prés est de quatre mille francs, que le maire répartit entre les habitants, suivant le nombre de bestiaux que chacun possède. Et c’est une bien faible redevance, pour ces deux mille hectares, où paissent six ou sept cents bœufs ou vaches et dix mille moutons. Les propriétaires ne font rien payer pour les glands dont se nourrissent plus de deux mille porcs. Le bois est pour ainsi dire donné, car nous laissons emporter de la forêt, pour le prix d’un franc cinquante, autant de bois qu’il en peut tenir dans une charrette attelée de deux bœufs. Somme toute, je ne crois pas que nos maîtres touchent annuellement, pour le loyer d’une terre qui est sans doute la plus grande de la province, plus de dix-sept à dix-huit mille francs. Il est vrai qu’ils n’ont aucun impôt à payer, qu’aucune réparation n’est à leur charge, et qu’ils bénéficient des constructions nouvelles.

– Qu’ils louent, comme les anciennes ?

– Non, monsieur, aucune n’est louée. Ils doivent le logement, sur le domaine, aux paysans qu’ils emploient, mais le paysan peut agrandir sa maison.

– Mais enfin, quand une maison brûle ?

– Monsieur, nous servons tous ici le même maître, et ce sont les mêmes familles, depuis longtemps, qui vivent sur le domaine, et nous sommes loin de tout. Aussi, nous nous associons, non seulement pour le paiement des fermages, mais pour bien d’autres choses. Quand un dégât se produit chez le voisin, tous le réparent, chacun fournit sa petite part d’indemnité. Nous payons au maire notre contribution annuelle, pour avoir droit aux consultations du médecin, qui passe ici toutes les semaines, et se tient à la disposition du public dans une des salles de la mairie. Ce médecin soigne, par abonnement, cinq ou six communes, qui lui offrent en retour tout le blé pour son pain, tout l’orge pour son cheval, et quatre mille francs d’argent. De même, nous faisons ferrer nos bêtes chez le maréchal-ferrant, sans rien lui devoir pour sa peine. Ce sont là des employés de la paroisse.

Le garde me raconte encore que les traditions, pour la culture des céréales, veulent que la terre de labour soit divisée en lots et ensemencée, une première fois, toute en blé ; la seconde année moitié en blé, moitié en seigle ; la troisième année toute en seigle. Puis elle se repose trois ans. Et, grâce à ce repos, malgré l’insuffisance des outils, des charrues notamment, qui grattent à peine le sol, les moissons réussissent. Enfin, j’apprends que l’instruction est très répandue, dans ce coin sauvage de l’Espagne, que tous les paysans, sans exception, savent lire, écrire et compter.

– Désirez-vous faire la preuve ? dit le garde. Holà, Dionisia !

Nous touchons le dernier mur de pierre sèche qui termine le bourg, du côté le plus bas. Par-dessus le mur, nous apercevons un jardin petit, planté de choux et de garbanzos altérés de pluie, et une masure qui n’a qu’une fenêtre et une porte. Une jeune fille, de quinze ans peut-être, qui n’a pas l’affreux mouchoir noué sous le menton, et dont les cheveux, bruns à reflets d’or, font deux bandeaux sur les tempes et se relèvent en chignon pointu, s’encadre dans l’ouverture de la porte.

– Vous cherchez mon père ? dit-elle. Il est avec ses moutons, dans la forêt, et je ne crois pas qu’il revienne avant la nuit noire.

– Voyez comme elle parle bien ! murmure le garde, en poussant la barrière à claire-voie. Elle est intelligente comme un ange, cette petite !

Je ne puis juger que du timbre de la voix, qui est musical, et de la légèreté des mots qui ne tiennent pas aux lèvres, et s’envolent sans effort.

Nous pénétrons dans la chambre, en terre battue, assombrie par la fumée et par les peaux de bique, les vêtements, les vieilles outres pendues aux solives. Mademoiselle Dionisia s’est appuyée au chambranle de la cheminée, qui occupe un grand tiers de la chambre, et qui ressemble à une alcôve, avec trois bancs autour du foyer. On doit être là comme dans une étuve, les soirs d’hiver.

– N’est-ce pas, Dionisia, que tout le monde sait écrire ici ?

– Pourquoi non ?

– Toi surtout, ma petite. Cela t’arrive souvent d’écrire, même en France ! Figurez-vous, ajoute-t-il en se tournant vers moi, qu’elle a un novio, à son âge, qui est parti pour travailler dans une carrière des Pyrénées. Le facteur connaît bien l’adresse !

Le jeune visage, d’un blond pâle, devient rose du coup ; les yeux brillent ; Dionisia se recule un peu, comme blessée.

– Non, dit-elle, il ne connaît pas l’adresse ! Car mes lettres ne parviennent pas. En voilà trois que j’écris sans réponse !

Elle est haletante, nerveuse, décidée à quelque chose qui lui coûte. Elle se tait un moment.

– Si vous vouliez, me dit-elle, mettre vous-même ma lettre à la poste, au bureau de Salamanque… je serais plus sûre.

J’accepte, mais le garde chef, qui s’amuse à la taquiner, reprend :

– Bah ! depuis six mois qu’il est en France, il a eu le temps d’oublier ; il ne sait même plus l’espagnol, je le parierais.

Alors, toute révoltée, les bras croisés, la tête haute, la petite lui jette ce mot superbe :

– Il saura toujours assez d’espagnol pour comprendre ce que lui diront mes yeux !

Nous la laissons, tragique, dans l’ombre de sa grande cheminée. Dehors, le soleil de midi dessèche les dernières feuilles des garbanzos du jardin. Nous rentrons au palacio, où nous attend un déjeuner seigneurial dont voici le menu : perdrix en ragoût, cochon de lait grillé, chevreau rôti, piment doux en salade. Je goûte le vin du cru, mais j’avoue qu’il est difficile de l’aimer, et surtout d’y revenir, quand on sait qu’il est fabriqué de la manière que voici. Les habitants ne possèdent rien de ce qu’il faut pour faire du vin, si ce n’est le raisin blanc de leurs treilles. Ils le tassent et le foulent dans des mortiers, ou, si l’on veut, des citernes en pierre, retirent le plus gros du marc, et vont, quand il leur plaît, puiser avec un pot dans le récipient qui est ainsi, tout à la fois, pressoir, cuve et barrique.

Après déjeuner, une belle chevauchée à travers la forêt, très clairsemée, comme celles que j’ai vues déjà, mais plantée de chênes ordinaires, rabougris, et de genévriers. On peut malaisément s’imaginer la solitude de ces croupes de terre, toutes égales, toutes vêtues pareillement de hautes herbes et d’arbres ramassés et tordus. L’horizon ne varie pas, du haut de chacune d’elles. La verdure est ternie par la chaleur de l’interminable été. Les troupeaux, que nous tâchons vainement de découvrir, ont été emmenés dans les parties les plus reculées de la forêt par les paysans, par le père de la petite Dionisia et ses camarades, intéressés à cacher le nombre exact de leurs bêtes. Mais, de presque toutes les touffes de genévriers que frôlent nos chevaux, des perdrix partent, des rouges, extrêmement communes ici, que les braconniers du domaine prennent au lacet, et vendent dix sous la couple au marché de Vitigudino. Les anciens seigneurs aimaient à forcer la perdrix à cheval, et la tuaient d’un coup de gaule, quand, fatiguée de ses longs vols, elle se rasait dans l’herbe. Nous pourrions en faire autant, si nous avions le loisir de nous arrêter vingt-quatre heures de plus dans le pays. Mon ami s’entretient avec l’administrateur. Moi, je m’emplis l’âme de cette sauvagerie, de la liberté de cette course à travers les halliers sans fin, et du parfum qui sort des herbes inconnues que foulent nos trois chevaux.

Quand la nuit a couvert d’ombre tout le domaine, et que les dernières lampes ont été soufflées derrière les fenêtres du village, nous veillons seuls, mon ami et moi, dans la grande cuisine du palais. En attendant l’heure du sommeil, nous causons, éclairés seulement par le feu qui flambe sous la cheminée conique. Le vent s’est levé et souffle régulièrement, sur toute l’immense plaine, comme sur la mer où nul obstacle ne l’arrête et ne le brise. Il ne siffle pas. On dirait le roulement ininterrompu des marées qui montent sur les plages très grandes. Mon ami me parle des anciens seigneurs, ses parents, qui, jusqu’à une époque bien voisine de nous, rendaient la justice devant la population assemblée au pied de la tour, et condamnaient à l’amende les laboureurs qui avaient contrevenu aux usages de culture. Il m’assure qu’aujourd’hui même, peu de mariages se décident avant que les maîtres du vieux fief aient été consultés.

– Vous vous trouvez ici, me dit-il, pour une nuit, dans un des rares coins du monde qui aient conservé des mœurs originales. Déjà vous avez pu observer ou apprendre quelques-uns des traits qui étaient communs autrefois, dans l’Espagne d’il y a cent ans. Laissez-moi vous en raconter un autre. Je l’ai vu de mes yeux, il m’a fait une impression que je n’oublierai jamais.

Le vent soufflait. Le bruit des mots rebondissait trois fois contre les murs de la salle nue.

– Si nous étions venus visiter le domaine un peu plus tard, au commencement de novembre, vous auriez pu assister à cette cérémonie qui avait lieu jadis tous les ans, et qui se répète encore de temps à autre, le jour de la Toussaint. Cela s’appelle la funcion del ramo. Dans l’après-midi, le curé en chape, accompagné du maire, viennent, avec tout le peuple, chercher le seigneur au palais. Ils sont précédés d’un jeune homme, qui tient un bâton enguirlandé, et de huit jeunes filles portant, deux à deux, un cerceau couvert de fleurs et de rubans. Le maître du domaine se place entre le maire et le curé, et la procession se dirige vers l’église que vous avez vue, pauvre et petite comme une grange. Les jeunes filles chantent, sur un ton triste, une complainte qui commence ainsi :

« De la maison de la tante Jeanne – nous sommes sorties huit jeunes filles ; – toutes pareilles nous entrerons au ciel, – en coupant les lis. – Allons, mes compagnes, allons ! – Qu’aucune de nous ne s’intimide, – car les âmes bénies – vont nous venir en aide. – Grâce à Dieu nous arrivons – aux portes de cette église ; – nous lui demandons licence, – pour pouvoir entrer dedans. »

» L’église est fermée ; le cortège s’arrête ; le jeune homme qui le conduit déclame une pièce de vers, où il expose que tout ce peuple vient prier pour les morts, et que les trépassés, les âmes bénies, comme il dit, attendent ce moment. Qu’on ouvre donc les portes.

» Elles sont ouvertes. La foule emplit entièrement l’église, dont les fenêtres sont tendues de noir, et qui se trouve ainsi dans l’obscurité complète, sauf au milieu, où se dresse un catafalque entouré de cierges jaunes, et sur le haut duquel on a posé une tête de mort et des ossements desséchés. Les jeunes filles et le jeune homme se placent, avec leurs cerceaux fleuris, dans la pâle lumière, autour du catafalque. Tour à tour ils récitent à haute voix des poésies, où ils exposent les souffrances des âmes qui n’ont pas encore satisfait à la justice de Dieu, demandent pour elles la commisération des vivants, déplorent l’oubli où nous laissons nos plus chers parents après que nous avons cessé de les voir, et l’oubli même où nous sommes habituellement de notre fin certaine. « À quoi pensons-nous, dit l’une des jeunes filles, jeunes hommes et demoiselles, – vous qui êtes de mon âge ? – Nous pensons seulement – à faire comme l’hermine, – à bien garder notre couleur, – à aimer la toilette, – à façonner des nœuds de rubans, – à soigner nos nattes et nos bandeaux, – à bien ajuster nos tailles… – Ô corps qui si rapidement, – et quand tu es le mieux paré, – peux tomber là, comme une pierre ! » Alors, la dernière de toutes, une orpheline, se penche sur le catafalque, prend le crâne du mort dans une main, les ossements dans l’autre, les élève au-dessus de sa tête, et s’en va à travers l’église sombre, chantant à peu près ceci : « À qui appartenaient ces os blancs ? Peut-être à un laboureur ou à un berger ? À quelqu’un dont les amis étaient nombreux parmi nous ? Peut-être qu’ils sont là encore, ceux qui l’ont traité d’aïeul, de frère, d’oncle, de cousin ? Il était brave et nous n’y pensons plus, il était bon et nous l’avons oublié. Pauvre ancien du pays, qui étais-tu ? » Elle est revenue près du catafalque. Des sanglots éclatent. Elle regarde un moment la tête décharnée qu’elle tient dans ses mains, l’approche de son visage, la baise sur ses dents blanches : « Peut-être tu étais mon père ! » dit-elle. Et elle la repose sur le cercueil… Je vous assure, mon ami, qu’on a beau être un homme, il est impossible de se défendre en ce moment d’une émotion poignante. Ces chants lugubres sortis de l’âme populaire, cette obscurité, ce recueillement, ces larmes qu’on devine, cette jeune fille, image de la vie dans son premier épanouissement, embrassant la mort et appelant son père, tout cela compose un souvenir d’une horreur puissante et ineffaçable.

» Vous connaîtriez mal l’Espagne, d’ailleurs, si vous pensiez que la fête est ainsi terminée. C’est le premier acte. Le second se passe sur la place. On a prié pour les morts, maintenant la joie humaine reprend ses droits. Le curé, qui n’a enlevé que sa chape s’asseoit sous le porche, avec le maire ; devant eux est le maître du domaine, et, sur la terre battue, en plein soleil, au milieu du cercle que forme la paroisse assemblée, la jeunesse danse le pas du cordon et la rosea. Les vers profanes succèdent à la poésie sacrée, et les mots d’amour montent avec les rires dans l’air presque toujours pur de la grande plaine du Léon.

Nous continuâmes à causer fort tard, mon ami et moi. Quand nous montâmes dans la chambre du premier, les étoiles étaient au complet, et le vent semblait les attiser, tant elles luisaient. Le lendemain nous regagnions Salamanque, et je mettais à la poste la lettre de la petite Dionisia. Est-elle arrivée ? La réponse est-elle enfin venue ? Qui le saura jamais ?

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