X Salamanque la ville rose

Salamanque, 24 septembre.

Salamanque est située dans une de ces plaines mornes. Beaucoup de voyageurs ne la visitent pas, parce qu’elle se trouve en dehors de la ligne de Madrid et assez loin dans l’ouest. De plus, si, pour une cause ou une autre, on s’arrête à Medina del Campo, tête de l’embranchement, et le plus affreux des villages, on n’a que le choix entre un train à deux heures et demie du matin et un autre à cinq heures et demie du matin. Enfin la route est triste, en avant, en arrière et sur les deux côtés.

Mais la ville, dès qu’elle se montre, dédommage de tous les sacrifices qu’on a faits pour l’atteindre. Elle sourit à celui qui vient. Oh ! oui, les villes ont un regard, qu’on rencontre tout de suite, sévère ou accueillant, et qui laisse deviner d’avance l’impression que nous emporterons d’elles. Et Salamanque est souriante. Au milieu de la plaine, dans la lumière fine, elle lève les toits rapprochés de ses maisons et de ses palais, masse dentelée qui monte, couronnée par la cathédrale, et qui ressemble à un grand diadème, couleur de rose-thé, posé sur la terre sans arbres. Ce n’est point une illusion de la distance ou de l’heure. Entrez, parcourez cette ville qui pourrait loger la population de deux ou trois de ses voisines sans bâtir un pan de mur ; longez ces rues qui ne sont souvent bordées que de deux monuments, de styles différents et d’égale majesté ; voyez l’ancienne cathédrale, qui est une forteresse, la nouvelle qui est une dentelle avec deux clochers dessus ; l’Université ; la Maison des Coquilles, rêvée par un pèlerin de Jérusalem ; descendez sur la rive du Tormès, où se dressent des fragments de remparts éboulés ; remontez vers les boulevards nouveaux, d’où la vue plonge sur des cascades de toits et des terrasses unies : vous ne sortirez pas du rose. Elle vous poursuivra, elle vous réjouira, la jolie teinte de la pierre du pays, ou de la poussière, ou du ciel, car je ne sais d’où elle vient, et vous aurez la sensation que j’ai eue : celle d’un immense atelier de sculpture, où sécheraient encore des milliers de terres cuites, pendues le long des murailles, à la lueur du couchant. On disait autrefois : « À Salamanque, vingt-cinq paroisses, vingt-cinq couvents d’hommes, vingt-cinq couvents de femmes, vingt-cinq collèges, vingt-cinq arches de pont. » Sauf le vieux pont romain, que les eaux du Tormès ont aminci par la base, mais n’ont pu renverser, tous ces monuments ne sont pas restés debout. Les uns ont été détruits pendant l’invasion française, au temps de cette Francesada dont le nom, que j’ai entendu prononcer par des gens du menu peuple, au fond d’un village perdu dans la campagne de Burgos, résonnait tristement à mon oreille, comme une plainte amère et juste ; les autres, plus nombreux qu’on ne l’a dit, ont été démolis par les acheteurs de biens d’Église, et leurs belles pierres ouvragées sont à jamais ensevelies sous le ciment d’un mur de jardin. Il en reste assez pour la gloire de Salamanque, assez pour donner place à cette douce ville parmi celles qui forment le musée du monde, et qui sont en dehors de la lutte moderne, dispensées de service par leur glorieux passé.

Aussi, je m’indigne quand on m’apprend que certains Salamanquinais rêvent pour leur patrie un avenir industriel, qu’ils énumèrent avec complaisance les fabriques d’amidon, les fonderies, les tanneries, qui se cachent, paraît-il, dans le dédale des rues roses ; je refuse de les croire ; et, pour m’assurer que Salamanque est bien encore le vieux docteur, à l’âme spéculative, qu’on salue avec une idée respectueuse d’in-folio dans l’esprit, je tente une expérience : je fais le tour de la Plaza Mayor.

Ce pâtissier, par exemple, dont la boutique est si bien située, au centre des arcades, et, comme disent les affiches, « au centre des affaires », serait-il un novateur, un convaincu des progrès de son art ? J’entre, et, parmi les petits gâteaux, d’espèces classiques, notamment les choux à la crème, qu’on appelle ici d’un nom français, « petits choux », j’aperçois une assiette de morue frite, une autre de sardines grillées, ce qui est tout bonnement conforme aux anciennes traditions espagnoles. On aurait pu voir cet étalage, et ces voisinages curieux, du vivant du mathématicien Pedro Ciruelo, que l’Université de Salamanque voulut bien céder à sa sœur de Paris.

À côté, je m’arrête devant la boutique d’un libraire. Il a peut-être des trésors cachés. Mais les livres exposés ne le disent pas. Ils ont été choisis avec un éclectisme généreux : c’est tout le mérite de la montre. Je compte jusqu’à neuf volumes : les Mémoires de Stuart Mill ; Rome, par Taine ; le Caucase, par Léon Tolstoï ; le Suicide, par Caro ; un Nid de seigneurs, par Tourguéneff ; les Salons célèbres, de Sophie Gay ; un livre de l’Italien Lombroso ; les Souvenirs de Wagner, et une mince brochure, la seule espagnole, du marquis de Molins. Rien que des nouveautés, comme vous voyez.

Un peu plus loin, je lis, à la porte d’un hôtel des Postes, que les employés se tiennent à la disposition du public de huit heures à dix heures du matin, et de six heures trente à huit heures trente du soir. J’ai quelques lettres à retirer, mais je repasserai à six heures trente. On est toujours supposé avoir le temps d’attendre ou de revenir, dans ce cher pays d’Espagne.

Enfin, mon compagnon de voyage me permet de compléter l’épreuve. Il veut acheter un traité publié par un professeur de l’Université de Salamanque. Deux libraires, auxquels nous avons fait la demande, ont répondu qu’ils ne possédaient pas le volume. Aucune proposition, bien entendu, de s’informer, de se procurer l’ouvrage et de nous le remettre. Nous nous décidons à un voyage de découverte : nous cherchons l’éditeur. Il habite loin, dans une rue où le soleil n’est pas troublé par l’ombre des passants. Voici la porte indiquée. Elle est ouverte. Nous entrons : un grand couloir, de grands ateliers d’imprimerie, d’où ne sort aucun autre bruit que celui des papillons enfermés, battant de l’aile contre les vitres. Une servante accourt : « Que voulez-vous ? – M. l’éditeur. – Il n’est pas là. – Quand rentrera-t-il ? – On ne peut pas savoir. Revenez dans une demi-heure. » La demi-heure passée, nous trouvons, non pas l’éditeur, non pas sa servante, mais sa femme, en train d’endormir un enfant, sur le seuil de l’atelier vide. « Il n’est pas rentré. Je pense qu’il rentrera avant la nuit. Repassez ce soir. » La troisième tentative est couronnée de succès. L’éditeur est chez lui. Quand nous pénétrons dans son bureau, il a l’air étonné d’un homme pour qui ce n’est pas là un événement ordinaire. La chaleur a été grande. Nous le troublons dans la songerie lasse qui suit les journées chaudes. « Vous avez édité tel volume, n’est-ce pas, monsieur ? » Il passe une main sur son front : « Peut-être bien. – Combien vaut-il ? – Je ne me souviens pas ; il faut que je regarde au dos. Ça doit y être. » Je me demande comment il eût fait, si le prix n’avait pas été marqué. Quand nous nous retirons, nous semblons le délivrer d’une visite légèrement importune. Et il a dû reprendre son somme, au-dessus de son imprimerie muette, dans le rayon d’or qui venait par la fenêtre, et qui repose les hommes du souci des affaires.

Non, Salamanque n’est pas commerçante. Comme beaucoup d’autres dans la vieille Espagne, ses habitants ignorent ce que c’est qu’être marchand. Ils vendent quelque chose pour vivre, mais ça ne les intéresse pas. Si le client n’est pas content de leur assortiment, qu’il s’en aille. S’il demande autre chose que ce qu’on a, c’est sa faute ; qu’il cherche chez le voisin : on ne lui indiquera pas l’adresse, on ne lui promettra pas d’être mieux en règle une autre fois. Si, par bonheur, l’acheteur réclame un paquet de chandelles, et qu’il y en ait dans la boutique, on cédera la marchandise, au prix courant depuis cinquante ans, et de l’air dont on rend un service presque désagréable. Pour moi, je n’en fais pas un reproche à l’Espagne, encore moins à Salamanque la rose : la race est douée pour autre chose, et sa mission n’est pas de vendre.

Entre mes courses chez l’imprimeur, j’ai visité l’Université. Elle a sa petite entrée en face du portail de la cathédrale. On pénètre sous une voûte, et presque immédiatement dans un grand cloître à deux étages, dont les baies sont vitrées, et autour duquel sont distribuées des salles de cours et la chapelle en bas, d’autres salles et la bibliothèque en haut. Les étudiants viennent de rentrer. Ils sont répandus par groupes, le long des cloîtres, attendant le résultat des examens que passent leurs camarades. Les épreuves ne sont-elles pas publiques, ou est-ce une coutume de laisser le candidat seul devant ses juges ? Je l’ignore. Mais, quand j’ai tourné le bouton d’une porte, je me trouve dans une vaste pièce, garnie de madriers profondément entaillés, sculptés, perforés, qui sont des bancs, peut-être du XVIe siècle, au fond de laquelle trois professeurs luttent contre l’accablante chaleur, et interrogent tour à tour un tout petit candidat que j’aperçois de dos. Pas un témoin : le groupe a l’air perdu dans l’espace. Dans le promenoir, les étudiants continuent de causer. Ils sont, en majorité, plus jeunes que les nôtres, car les études secondaires finissent plus tôt, et l’on commence, d’habitude, celles de la licence ès lettres ou de la licence en droit vers quinze ans. La tenue la plus ordinaire me paraît être la jaquette et le chapeau mou ; le chapeau rond et dur indique un degré d’aisance. Je ne rencontre nulle part le stagiaire parisien, arrivant au cours de droit les mains gantées, le chapeau de soie luisant et la fleur à la boutonnière. Nous sommes dans la patrie du pauvre bachelier. Un huissier me fait visiter la chapelle. Elle a grand air encore, toute tendue de pentes de velours rouge, sur lesquelles se détachent les bannières de l’Université. Mais on n’y célèbre la messe qu’une seule fois par an. L’air y est comme mort, et je ne sais quel instinct avertit de la permanence de l’ordre qu’on y voit.

Je monte le bel escalier de pierre blanche, où les docteurs de jadis devaient avoir bonne mine, couvrant les marches des plis de leurs robes. Le même cloître carré s’ouvre de nouveau, mais plus riche et mieux conservé. Tout un côté possède encore son antique plafond de bois à caissons ; les murs sont couverts de bas-reliefs d’une fantaisie délicieuse, de fleurs, de feuilles, d’oiseaux, et aussi de chimères poursuivant des amours, comme si ça n’était pas le contraire dans la vie. La lumière entre par les larges baies. Du fond de la cour intérieure, des arbres poussent librement, et montent jusqu’à moi. Leurs pointes vertes tremblent sur les vitres. Une vieille poussière savante danse dans les rayons de soleil.

Et la bibliothèque est une fort belle salle bien cirée, toute pleine de livres peu lus. Elle garde, en un coin, le petit coffre, aux ferrures puissantes, qui renfermait le trésor de l’ancienne Université. On l’a ouvert pour moi : il était vide.

Hélas ! de son ancienne opulence, la célèbre Université n’a pas gardé grand’chose. Les révolutions, dont c’est le premier besoin de toucher aux propriétés collectives, parce que l’individu défend mal les droits qu’il partage, ont confisqué les biens des grandes et des petites écoles de Salamanque. Il ne reste rien des fondations anciennes, rien des collèges qui étaient une invitation permanente aux étudiants étrangers. J’ai bien vu douze beaux jeunes gens blonds, en jaquettes, qui étaient pensionnaires du collège des Irlandais, mais ils étudiaient la théologie, et se rattachaient au séminaire diocésain, non à l’Université. Même, des quatre facultés que celle-ci possède encore, facultés de droit, de lettres, des sciences et de médecine, les deux dernières ont été abandonnées par le gouvernement. La province n’a pu les conserver qu’en leur allouant, chaque année, un crédit de trente mille francs.

Les élèves ne sont pas nombreux. Je crois qu’en attribuant de quatre cent cinquante à cinq cents étudiants présents à l’Université de Salamanque, je ne lui fais aucun tort. Et quelles études sont les leurs ! Il m’est impossible de ne pas le dire en passant : le système adopté dans les écoles d’enseignement supérieur, en Espagne, n’est pas digne d’une grande nation ; il est une cause de faiblesse, et, tant qu’il subsistera, toutes les brillantes et les fortes qualités intellectuelles de cette race ne donneront pas tout ce qu’elles peuvent donner. Ce n’est pas qu’il manque de décrets et de circulaires ministériels sur la matière. Mais tous les changements paraissent se réduire à l’élimination progressive de l’élément religieux dans l’éducation, phénomène bien étrange, quand on songe que toute la grandeur historique de l’Espagne a procédé de la grandeur de sa foi ! Pour tout le reste, il y a eu immobilité. Le fond de la méthode est demeuré le même. Et il consiste en ceci. Le professeur compose un manuel, ou, plus rarement, adopte le manuel d’un collègue. Il explique le « livre de texte », le paraphrase plus ou moins, indique une leçon, et la fait réciter. Où est la liberté du maître et de l’élève, la variété, le renouvellement d’idées qui sont la marque et la vie de l’enseignement supérieur ? En quoi le cours d’université, ainsi compris, diffère-t-il d’une classe d’école primaire ? Quelle ouverture d’esprit peut-on attendre de la majorité de ces jeunes gens, asservis au livre de texte, voyant le monde à travers la même lucarne, et apprenant des leçons quand il faudrait tous ensemble, étudiants et professeurs, chercher des chemins nouveaux ? Les hommes les mieux informés et les plus patriotes ont déploré devant moi le coup fatal que cette routine portait à toute initiative. Ils m’ont dit que les facultés de médecine commençaient à réagir, et que la vieille méthode disparaîtrait bientôt, pour le plus grand bien de l’Espagne. Je le souhaite avec eux, et je reviens aux étudiants.

Quelques-uns disposent de trois à quatre francs par jour. Ce sont les riches, qui, pour ce prix-là, trouvent une pension complète, et jouissent d’une réputation de nababs, auprès des pauvres bacheliers. Ceux-ci, les plus nombreux, et les plus travailleurs, cherchent des bourgeois de Salamanque qui veuillent bien les recevoir, comme on dit ici, a pupilo, dans des conditions infiniment plus modestes. Il y a le pupille à un franc cinquante par jour. Il est logé, nourri, éclairé, mais il doit apporter son lit et faire blanchir son linge à la maison paternelle. Les moins bien pourvus par la fortune seraient reconnus tout de suite, par le pauvre bachelier de Le Sage, pour des frères et des continuateurs. Ils réduisent la dépense dans des proportions qui tiennent de la légende. On les voit arriver, au commencement de l’année scolaire, du pueblo lointain de la Castille ou du Léon, avec leur lit, leur provision de garbanzos, – ce sont des haricots tout ronds, – de chorizos, ce petit saucisson espagnol qui est excellent, de lard, de morue sèche. Ils achèteront les légumes verts ; l’eau sera leur boisson ordinaire, et, pour la cuisine, l’éclairage et le loyer, ils paieront à leur hôte une somme qui varie entre sept et dix francs par mois.

Ils ne font plus guère parler d’eux, dans la ville qui ne fait plus parler d’elle. Quelques fêtes, quelques séances solennelles, des nouvelles d’examens ou de concours dont le bruit franchit parfois les murs de l’Université, et c’est tout. Ainsi j’apprends qu’aujourd’hui, les candidats aux bourses pour le doctorat ès lettres ont commencé les épreuves du concours, et que les trois sujets de dissertation proposés étaient ceux-ci : « Influence des Bénédictins sur la civilisation européenne ; – la France sous le règne de la Pompadour ; – les poèmes d’Homère et leur influence sur les épopées postérieures. »

D’ordinaire, les bacheliers ni les licenciés ne troublent donc plus le sommeil des bourgeois. Quand le soir tombe, la ville s’assoupit rapidement. Sauf aux environs de la Plaza Mayor, où la foule se promène, écoutant la musique municipale, les rues deviennent silencieuses. Elles prennent un aspect de décor romantique. J’ai passé longtemps, ce soir, à contempler une place bordée de vieux logis sur arcades, vivement illuminés par une lampe électrique invisible, et qui semblaient, dans l’encadrement de la voûte sombre où je m’abritais, la scène déserte d’un théâtre au lever du rideau. J’ai continué ma route, et la cathédrale s’enlevait sur le ciel profond, tendue, à la hauteur où commencent les tours, de deux draperies de guipures superposées, dont la première était la balustrade de pierre blonde, et la seconde, un peu grise et argentée, l’ombre de ces mêmes pierres allongée sur les toits. Et les heures sonnaient aux cloches fêlées de toutes les paroisses.

Elles s’envolaient dans l’air très pur, et avant que le crieur de nuit n’eût commencé sa tournée, elles disaient déjà à leur manière : « Sereno ! sereno ! » sérénité du temps, sérénité des pauvres endormis après le travail, et des routes dont la poussière repose enfin sous la lune.

Elles se disaient cela, l’une à l’autre, et leurs voix s’en allaient bien loin dans la campagne, à travers les grands espaces où les feuilles n’arrêtent pas le bruit.

Alors, je la retrouvais, la Salamanque du XVIe siècle ; je la repeuplais de ses dix mille étudiants ; je les entendais répéter, drapés dans leurs manteaux : « Paris, Salamanque, Oxford, Bologne, les quatre reines de la science » ; je songeais aux vieux docteurs traducteurs d’Averroès, pâlis sur les textes arabes ; à ceux dont le monde connaissait jadis les noms, et qui travaillaient, dans le calme d’une nuit pareille, à la grande théologie en dix volumes in-folio que peu de mains ont feuilletés de nos jours ; je revoyais la silhouette voûtée d’un moine à barbe blanche, qui pouvait dire, presque seul dans la grande ville, à l’heure où monte dans l’esprit le souvenir du jour fini, et du passé lointain : « J’étais de ce conseil, tenu au siècle dernier, dans le couvent de Saint-Dominique ; j’y entendis parler Don Christophe, le découvreur de l’Amérique, et, pour la joie de ma vie, je fus de ceux qui l’encouragèrent à partir sur les caravelles. »

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