II

– Félix aborde dans une île. – Il souffre de la faim et de la soif. – Secours inattendu. – La route souterraine. – La plaine et le ruisseau. – Les œufs d'oiseaux. – Félix allume du feu. – Le calebassier. – L'agouti. – La montagne. – Choix d'un lieu pour s'établir.

Félix était en sûreté sur le rivage. Nous allons le laisser parler lui-même et rendre compte de ce qu’il pensa et de ce qu’il fit quand il eut recouvré l’usage de ses sens. Il a écrit lui-même la relation de ce qui lui est arrivé depuis l’instant de son naufrage jusqu’à celui où il fut rendu à la société ; c’est cette relation que nous allons reproduire.

J’étais, dit-il, étendu sur le sable, sans mouvement et sans connaissance. Les caresses de mon fidèle Castor me rappelèrent à la vie ; ce bon animal, épuisé par les efforts qu’il avait faits pour me sauver, léchait mes mains et mon visage, et ne parut content que lorsqu’il me vit ouvrir les yeux. Dans ces premiers instants, je ne sentais que la joie d’exister encore ; j’embrassais en pleurant le bon animal à qui je devais la vie.

Les vents s’étaient calmés, les flots commençaient à s’apaiser, le tonnerre ne se faisait plus entendre qu’au loin et à de longs intervalles. Bientôt le soleil acheva de dissiper les nuages, et se montra dans tout son éclat ; sa chaleur acheva de me ranimer et sécha mes vêtements ; mais j’étais consumé par une soif ardente. Castor, qui éprouvait le même tourment, haletait près de moi, et sa langue desséchée sortait de sa gueule ouverte. Je jetais de tous côtés de tristes regards, et je ne voyais autour de la plage sablonneuse où j’avais abordé, que des rochers escarpés qu’il me paraissait impossible de franchir. Tout à coup Castor prend sa course et s’éloigne rapidement ; en vain je l’appelle de toutes mes forces, il ne paraît plus entendre ma voix et disparaît à mes yeux. Je me crois abandonné de mon compagnon, et mes larmes coulent en abondance. La faim et la soif me tourmentent, et je ne vois aucun moyen de les satisfaire. Je cesse de regarder la vie comme un bienfait.

Une heure se passa dans cette pénible situation ; j’en fus enfin tiré par le retour de Castor, qui accourait frais et dispos. En sautant sur moi pour me caresser, il secoua ses longues oreilles, et mes mains furent couvertes d’eau ; je devinai facilement que cet animal, guidé par son instinct, avait découvert une source derrière les rochers. La soif était alors le plus pressant de mes besoins ; je me levai avec vivacité, et, en flattant mon camarade, je marchai du côté où je l’avais vu s’enfoncer. Il en parut tout réjoui ; il courait en avant, puis il revenait vers moi, et semblait m’inviter à le suivre. Enfin, il me découvrit l’entrée d’une espèce de caverne ; l’ouverture en paraissait trop étroite pour nous donner passage. Castor s’y glissa le premier avec beaucoup de peine ; j’y entrai après lui en me traînant sur les mains et les pieds. J’étais pénétré de frayeur. Le silence et l’obscurité de cette route souterraine auraient suffi pour épouvanter un enfant ; je croyais y rencontrer des serpents et d’autres animaux venimeux, et la crainte d’en être dévoré me faisait trembler de tout mon corps. Sans la soif qui me brûlait, je serais retourné sur mes pas. Enfin j’aperçus une faible lumière qui pénétrait à travers les fentes du rocher ; elle me découvrit un long passage sous terre ; il s’élargissait insensiblement. Plus j’avançais, plus la voûte avait de hauteur ; je pus enfin me lever et marcher sur les pas de Castor qui me servait de guide. Après environ un quart d’heure, j’aperçus une large ouverture ; je m’y précipitai, bien empressé de sortir d’un si triste lieu. Je ne puis exprimer quelles furent ma surprise et ma joie en me voyant dans une belle plaine couverte d’herbes et de plantes qui m’étaient inconnues, et bordée d’arbres d’une hauteur prodigieuse. Un ruisseau serpentait au milieu d’un gazon couvert de fleurs. J’y courus, et, puisant de l’eau avec mes mains, je me désaltérai tout à mon aise ; je me rafraîchis aussi le visage, et ce soulagement, en diminuant mes souffrances, me rendit capable de réfléchir sur ma situation. Elle était déjà moins pénible, cet endroit charmant me promettait des ressources pour ma subsistance, que je ne pouvais espérer sur la côte aride où j’avais été jeté.

La soirée était avancée ; je mourais de faim et ne voyais rien de bon à manger. J’arrachai quelques herbes, mais elles étaient dures et amères ; il me fut impossible de les avaler. Castor éprouvait le même besoin ; tous deux, couchés sur l’herbe, nous étions exténués de faiblesse. Enfin le sommeil s’empara de nous, et, à défaut de nourriture, il répara nos forces épuisées ; nous dormîmes toute la nuit. À notre réveil, la faim se fit sentir de nouveau ; je m’approchai de quelques arbres, et l’heureuse habitude que j’avais acquise de grimper le long des mâts sans m’aider des cordages, pour montrer mon adresse et mon agilité, me fut bien utile dans cette occasion. J’embrassai de mes genoux le tronc d’un arbre dont le feuillage épais pouvait cacher quelques fruits, et, en m’aidant des pieds et des mains, je parvins jusqu’au sommet. Mais je ne fus pas dédommagé de ma peine ; je ne trouvai aucun fruit, et, rebuté de ce mauvais succès, je descendis et me mis à pleurer. M’apercevant que mes larmes ne me servaient à rien, je repris courage et je visitai encore plusieurs arbres, toujours inutilement. Enfin je découvris sur le dernier un très grand nid, artistement travaillé, dans lequel je trouvai sept œufs beaucoup plus gros que ceux de nos poules. J’en cassai un et l’avalai sur-le-champ ; mais cet aliment me dégoûta ; je le trouvai bien différent des bonnes omelettes que faisait ma mère, et des œufs durs qu’elle servait sur notre table avec une salade appétissante. « Eh ! qui m’empêche de les faire cuire ? me dis-je alors ; j’ai dans ma poche un briquet et de l’amadou, je puis ramasser du bois sec et faire du feu ; je mettrai mes œufs dans les cendres, ils seront bientôt durs. » Enchanté de cette idée, je les enveloppe dans mon mouchoir de peur de les casser, et, descendant avec précaution, j’arrive à terre sans accident avec ma petite provision. Je m’assieds sur l’herbe et visite mes poches, chose à laquelle je n’avais pas encore songé ; j’y trouvai mon briquet, de l’amadou qui, renfermé dans une boîte de fer-blanc, n’avait point été mouillé, un couteau assez fort, une grosse pelote de ficelle et une toupie. C’était mon jeu favori ; mais, dans ce moment, je ne daignai pas même le regarder ; j’avais bien autre chose à faire qu’à jouer. J’allai de tous côtés chercher des feuilles sèches et du bois mort ; je fis du feu, le soufflai avec ma bouche ; une flamme pétillante s’éleva ; il se forma aussitôt un monceau de cendres. J’y enterrai mes œufs et je tâchai de distraire mon impatience jusqu’à ce qu’ils fussent cuits. Alors seulement je m’aperçus de l’absence de Castor ; je pensai qu’il cherchait aussi sa nourriture, et je ne doutai pas qu’il ne vînt bientôt me rejoindre. En fort peu de temps les œufs furent durcis ; j’en dévorai quatre avec un appétit qui me les fit trouver excellents, quoique je n’eusse rien pour les assaisonner. J’allais manger les deux derniers ; mais je réfléchis que je ne serais peut-être pas assez heureux pour en trouver d’autres dans la même journée, et qu’il était prudent de garder ceux-ci pour mon souper. Je les serrai soigneusement, et j’eus le courage de faire taire ma faim, qui n’était rien moins que satisfaite. Plusieurs heures s’étaient écoulées dans ces occupations, et le soleil dardait ses rayons sur ma tête découverte. J’allai chercher de l’ombre sous de grands arbres qui bordaient la plaine, et je m’amusai à les examiner. J’en vis un dont le tronc était garni de gros fruits qui ressemblaient à des citrouilles, et j’en abattis un avec une grosse branche que j’avais trouvée à terre. L’écorce en était si dure que j’eus de la peine à en couper un morceau avec mon couteau ; la chair était molle et jaunâtre, et le goût si désagréable que je ne pus en manger. Je jetai de colère le fruit loin de moi et j’étais de fort mauvaise humeur quand j’aperçus Castor qui revenait de sa chasse. Sa gueule était ensanglantée ; il traînait le corps d’un animal qu’il avait étranglé, et dont il avait déjà dévoré une partie ; cette vue me causa une grande joie. Je caressai mon chien, et, comme il était rassasié, je n’eus pas de peine à m’emparer de sa proie. J’écorchai de mon mieux cet animal, qui était de la grosseur d’un lièvre, mais dont la tête ressemblait à celle du cochon. Ce travail achevé, je courus à mon feu ; il brûlait encore sous la cendre ; je rassemblai les plus gros charbons, et je fis griller une cuisse de ma bête. Sa chair était blanche comme celle du lapin, mais fort sèche, et je lui trouvai un goût sauvage ; cela ne m’empêcha pas d’en manger d’un bon appétit. Je me désaltérais de temps en temps avec l’eau du ruisseau ; mais, ne pouvant la puiser qu’avec mes mains, il n’en arrivait que quelques gouttes à ma bouche. Il me vint alors une heureuse idée ; je courus ramasser la citrouille que j’avais jetée avec tant de dédain, j’élargis l’ouverture avec mon couteau, j’ôtai toute la chair, et je raclai l’écorce en dedans. J’eus alors un vase plus grand qu’une bouteille ; je courus le remplir au ruisseau, et j’étanchai ma soif tout à mon aise. Je fus d’autant plus content de mon invention, que je pensai que je pouvais me fabriquer avec ce fruit des ustensiles de différentes formes qui me seraient fort utiles.

La grande chaleur et le repas solide que je venais de faire provoquèrent le sommeil ; je m’étendis sous un arbre ; Castor se coucha à mes pieds ; je ne sais combien de temps je dormis, mais, en m’éveillant, je me trouvai entièrement délassé. Je me mis à songer à ce que je devais faire ; et voici ce que je me dis à moi-même : « Je suis tout seul dans un pays que je ne connais nullement, et je risque d’y mourir de faim. Du haut de ces arbres je vois une montagne bien haute ; si je pouvais grimper jusqu’au sommet, je découvrirais tout le pays ; je verrais des maisons et des hommes. Sans doute ils auraient pitié de moi et me donneraient du pain. Je m’offrirais pour les servir ; j’aimerais mieux travailler pour eux que d’être ainsi abandonné, puisque je n’ai ni l’âge ni la force de pourvoir à mes besoins. J’ai toujours désiré d’être mon maître et de n’obéir à personne. Combien j’étais insensé ! Maintenant je vais où je veux, je fais ce qu’il me plaît, et je n’ai jamais été si malheureux. Ô ma bonne mère ! si je pouvais retourner auprès de vous, avec quel plaisir je ferais tout ce que vous me commanderiez ! J’ai bien mérité mon sort par mon indocilité. » Deux ruisseaux de larmes coulaient le long de mes joues à ces tristes réflexions. Je repris enfin un peu de courage, et je me décidai à partir le lendemain pour la montagne, et, si je découvrais quelque habitation, à m’y rendre le plus tôt possible. Je songeai à faire quelques provisions ; je suspendis le reste de ma viande grillée à une branche d’arbre, et j’abandonnai à mon chien celle qui n’était pas cuite. Je m’occupai ensuite à chercher des œufs ; j’en trouvai cinq dans un nid et quatre dans un autre. J’attisai de nouveau mon feu et les fis cuire pour le voyage du lendemain. Le soleil était couché quand j’eus achevé cet ouvrage. Déjà je me disposais à m’étendre sur le gazon pour y dormir comme j’avais fait la veille, lorsqu’une idée terrible s’offrit à mon esprit et me remplit de frayeur. Je m’imaginai que quelque bête sauvage affamée se jetterait sur moi pendant mon sommeil, et me dévorerait. En vain, disais-je, mon brave Castor voudra me défendre ; un ours, un lion, sont bien plus forts que lui ; et nous serons tous deux la pâture de ces féroces animaux. Je ne vis d’autre moyen d’éviter un sort funeste que de grimper sur un des arbres les plus élevés ; je me cachai dans le plus épais du feuillage. J’étais assez bien assis sur une forte branche, une autre me servait de dossier ; mes pieds étaient solidement appuyés ; mais tout cela ne me rassurait pas contre la crainte de tomber. Je détachai mes jarretières, je les nouai ensemble, et j’en formai une ceinture avec laquelle je me liai fortement au tronc de l’arbre. Malgré toutes ces précautions, la peur me tint longtemps éveillé ; j’étais d’ailleurs fort inquiet pour mon cher compagnon, que je n’avais aucun moyen de garantir du danger d’être dévoré. Enfin je m’endormis en soupirant après le bonheur de trouver des hommes pour me défendre et me nourrir, et une maison pour me servir d’abri.

Castor, qui ne partageait ni mes craintes ni mes inquiétudes, dormit fort tranquillement ; mais il fut le premier éveillé, et vint japper au pied de mon arbre comme pour m’avertir qu’il était temps de songer au départ. Le jour commençait seulement à poindre ; c’était le moment favorable pour se mettre en route. Mes apprêts furent bientôt faits. J’enveloppai proprement la viande qui me restait avec de grandes feuilles d’arbre et je la liai dans mon mouchoir ; je partageai mes œufs dans mes poches. Je remplis d’eau ma calebasse et, après l’avoir attachée avec de la ficelle à une branche que je pris sur mon épaule, je me mis en marche. Castor, qui avait amplement déjeuné du reste de sa chasse, me suivait gaiement avec mille sauts et mille gambades.

Après avoir traversé l’immense plaine où nous étions et dépassé les arbres qui l’entouraient, nous trouvâmes un terrain qui descendait par une pente douce, de manière que je fis plus d’une lieue sans éprouver la moindre fatigue. À mesure que j’avançais, l’herbe devenait si haute qu’elle m’allait jusqu’aux épaules. De temps en temps il sortait, du milieu de ce gazon touffu, des couvées de petits oiseaux effrayés de notre approche, ce qui me fit penser que les mères déposaient leurs œufs dans cette fraîche verdure. J’aurais pu facilement prendre quelques-uns de ces oiseaux, que leurs ailes soutenaient à peine ; mais je n’étais occupé que du désir et de l’espoir de rencontrer des hommes ; la crainte de retarder ma marche ne me permettait pas de m’arrêter ni d’examiner ce qui m’entourait. Dans le fond de la vallée je trouvai un obstacle que j’aurais pu prévoir, si j’avais eu un peu plus d’expérience : c’était une belle et large rivière qu’il fallait nécessairement passer pour arriver au pied de la montagne. Castor se jeta à la nage et fut bientôt à l’autre bord ; je ne balançai pas à le suivre, quoique le trajet fût un peu long pour mes forces ; j’étais sûr que le vigoureux animal viendrait à mon secours si elles me manquaient. Je n’en eus pas besoin cette fois, et j’arrivai heureusement sur le rivage. Malgré mon peu d’attention, je m’aperçus que cette rivière était très poissonneuse, et qu’avec le moindre filet on y pourrait faire une excellente pêche. Mais toutes ces choses me touchaient peu ; j’étais loin de prévoir que je fusse destiné à me suffire seul à moi-même ; et je comptais toujours que d’autres travailleraient pour moi.

Quand nous eûmes atteint le bas de la montagne, le soleil était dans toute sa force, et nul arbre ne s’offrait pour nous mettre à l’abri. Je pris le parti de tourner alentour, et je découvris, avec grand plaisir, une cavité dans le roc, où nous pouvions nous retirer pendant la grande chaleur. J’y portai quelques grosses pierres dont je me fis un siége. Castor s’étendit à mes pieds. Le grand air et l’exercice m’avaient donné tant d’appétit que le morceau de viande qui me restait me parut bien petit, d’autant plus qu’il le fallait partager avec mon camarade ; ce fut bien pis quand, en le développant, il exhala une odeur si mauvaise qu’elle me souleva le cœur. La grande chaleur l’avait absolument gâté ; je fus obligé de l’abandonner à mon chien, qui n’en fit que deux bouchées, et de me contenter des œufs durs que j’avais pris par précaution. Après m’être reposé quelques heures, je commençai à gravir la montagne avec beaucoup de fatigues et de difficultés. Dans quelques endroits c’était une roche unie où mes pieds ne trouvaient aucune prise ; je rampais alors en m’accrochant à quelques plantes qui sortaient des fentes du rocher. Plus loin, la terre était couverte de cailloux, et ailleurs le terrain était si glissant que j’étais sur le point de rouler jusqu’en bas. Je ne perdais pourtant pas courage, et la vue d’un bouquet de bois que j’apercevais à mi-côte me faisait redoubler d’efforts pour y arriver. Mon fidèle compagnon m’aidait de son mieux ; quand je me sentais glisser, je m’accrochais à sa crinière ; il s’y prêtait avec la plus grande complaisance, et avec son secours je gagnai enfin le bois, où je trouvai le dédommagement de toutes mes peines. De grands citronniers, chargés de fruits en pleine maturité, m’offrirent un soulagement dont j’avais le plus grand besoin. La terre était couverte de citrons ; j’en mangeai avec avidité ; rien ne m’a jamais tant fait plaisir que ce jus rafraîchissant, dans un moment où je succombais à l’excès de la chaleur et de la fatigue. Après m’être bien reposé, je remplis mes poches de citrons, et je quittai cet endroit agréable pour grimper avec un nouveau courage et atteindre avant la nuit le sommet de la montagne. J’avais surmonté les plus grandes difficultés ; le chemin qui me restait à faire était uni et facile ; une espèce d’escalier formé par la nature me conduisit au terme de mes désirs ; mais, lorsque je l’eus atteint, le soleil était couché depuis longtemps et l’obscurité m’empêchait de distinguer les objets éloignés et de satisfaire mon impatiente curiosité. Je songeai donc à m’arranger pour la nuit. Il n’y avait là aucun arbre où je pusse monter pour me mettre en sûreté contre les bêtes féroces. La peur me prit et bientôt je fus saisi par un froid excessif ; j’ignorais encore que les lieux élevés sont toujours froids. Je me décidai à faire un grand feu et à me coucher auprès. Beaucoup de plantes sèches m’en donnèrent le moyen ; j’en rassemblai un grand tas que j’allumai facilement, et je m’endormis malgré mes craintes. Je m’éveillai avec le jour, et mon premier soin fut de promener mes regards de tous côtés, pour découvrir quelque trace d’habitations, des maisons ou des cabanes, des hommes ou des troupeaux. Quels furent mon effroi et ma douleur lorsque je vis que la terre où je me trouvais était entièrement environnée par la mer : qu’enfin c’était une île, et que sans doute j’étais le seul être raisonnable qui l’habitât ! Je ne voyais nulle part de terre cultivée, pas une seule chaumière, pas un animal domestique. Songeant que j’avais moi-même causé mon malheur et abandonné ma mère, « malheureux que je suis ! m’écriai-je en me laissant tomber sur la terre ; pauvre enfant abandonné ! tu vas mourir ici de misère et de besoin, puisque tu ne peux attendre de secours de personne. » Je fondais en larmes et j’étais livré au découragement. Me voilà donc séparé du monde entier, condamné à mourir dans l’isolement, emprisonné dans une île où jamais être humain n’avait pénétré ; les caresses de Castor me tirèrent de cet état. Il paraissait partager ma douleur : il me léchait les mains et accompagnait mes sanglots de longs gémissements ; ses yeux se fixaient sur moi d’un air attendri, tout en lui exprimait le plus vif intérêt. Je ne pus y être insensible. « Voilà donc, dis-je en soupirent, le seul ami que j’ai. » Et malgré moi, je songeais à ma vie passée, à ma brutalité envers mes camarades, aux chagrins que j’avais causés à ma mère. Un chien, voilà la seule créature qui me reste et me comprenne. Cependant, je rendais à mon bon Castor ses touchantes caresses, et je finis par me trouver heureux de l’avoir près de moi.

Il fallait songer à ma subsistance, puisque je ne pouvais plus compter que sur moi-même. La faim me pressait, et je n’avais que quelques citrons qui me rafraîchissaient, mais ne me nourrissaient pas. J’examinai avec plus de sang-froid, du haut de la montagne, tous les lieux environnants, pour arrêter celui où je ferais ma demeure. Je voulais me rapprocher du rivage de la mer, où j’espérais trouver des coquillages pour ma nourriture ; mais, du côté opposé à celui où j’avais abordé, je découvris une rive qui me parut fertile ; quelques grands arbres et une multitude d’arbrisseaux lui donnaient un aspect riant. Je remarquai bien de quel côté je devais descendre, et le chemin que je devais suivre ensuite pour m’y rendre. Alors, rassemblant toutes mes forces, et me soumettant à la nécessité, je pris la résolution de faire tous mes efforts pour soutenir ma vie, et de m’accoutumer au travail, qui pouvait seul me procurer tout ce qui m’était nécessaire, espérant bien qu’un jour quelque vaisseau aborderait dans mon île et m’arracherait à ma solitude. Je me rappelais avoir lu autrefois l’histoire de Robinson Crusoé. Pourquoi ne ferais-je pas, en compagnie d’un chien, ce qu’un homme seul avait pu faire ?

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