– Les patates. – Les glands doux. – Le cocotier. – Construction d'une cabane. – Félix mange du rôti. – La porte de la cabane. – Le toit. – Les œufs de tortue. – Le sel. – Sujet d'inquiétude. – Projet de voyage. – Départ. – Les noix de coco. – Les chèvres. – Félix en prend une. – Il revient à sa demeure.
Le lendemain, quand il fallut partir, ce fut un jeu pour moi de descendre la montagne ; tantôt je m’asseyais et glissais ainsi un long espace de chemin ; quand je trouvais un sol uni, je me roulais comme une boule, et ma course était encore plus rapide. Arrivé en bas, je trouvai un beau champ couvert de fleurs blanches et lilas qui s’épanouissaient sur leurs tiges en formant de charmants bouquets. Je reconnus sans peine la patate ou pomme de terre. Ma mère en cultivait dans son jardin, et j’étais chargé du soin de les arroser mais, comme j’étais alors un petit paresseux, je les laissais souvent manquer d’eau. Cette trouvaille devenait ici bien précieuse pour moi ; mes yeux se mouillèrent de larmes de joie, et je me mis à déterrer autant de pommes de terre que mes poches en purent contenir ; j’en remplis aussi mon mouchoir, et je fus délivré de la crainte de mourir de faim. Je ne prévoyais pas que bientôt je ne pourrais faire aucun usage de cet aliment, puisque, mon amadou épuisé, je n’aurais plus la possibilité de faire du feu. Je n’étais pas accoutumé à réfléchir, et je jouissais du présent sans songer à l’avenir.
Je sortis du champ de pommes de terre et je côtoyai un ruisseau bordé de roseaux et de joncs ; il me conduisit à un bois que j’eus beaucoup de peine à traverser, à cause des broussailles et des lianes entrelacées qui me barraient souvent le chemin ; j’en coupai quelques-unes avec mon couteau ; j’écartai les autres avec les mains, moyennant quelques égratignures ; enfin, je parvins à une place où les arbres, moins serrés, laissaient un espace vide qui formait un joli salon de verdure. Ce lieu était charmant pour prendre le repos dont j’avais le plus grand besoin, et j’y arrivai au moment où la chaleur n’était plus supportable. Je jouissais avec délices de ce bienfaisant ombrage ; mais la faim qui me tourmentait ne me permit pas de rester oisif. Après avoir couvert mes patates de terre, je fis du feu sur la place où je les avais mises. Castor, qui ne sentait rien qui fût propre à satisfaire son appétit, partit pour une de ses excursions. Pendant que mes pommes de terre cuisaient, j’examinai avec attention les arbres et les plantes qui m’environnaient ; je reconnus avec un extrême plaisir le chêne majestueux, si commun dans le lieu de ma naissance ; son feuillage était un peu différent de celui de l’Europe, mais les glands répandus sur la terre ne me laissèrent pas douter que ce ne fût la même espèce. Il me prit envie d’en goûter ; je les trouvai très doux et très agréables, et, pendant que mon repas se préparait, je m’en régalai, en me réjouissant d’avoir découvert cette nourriture. Plus loin, je voyais des arbres d’une grande élévation ; ils n’avaient des feuilles qu’au haut de leur tronc, où je les voyais rassemblées comme une couronne ; au-dessous étaient des fruits aussi gros que ma tête, et formant des espèces de grappes. Un de ses fruits était tombé ; j’aurais bien voulu savoir ce qu’il contenait, mais la coque était si dure, que mon couteau ne pouvait l’entamer ; j’essayai de la briser en la frappant avec un gros caillou, mais je fus forcé d’y renoncer. L’odeur des pommes de terre grillées m’invitait à dîner ; je m’assis sous un chêne, et fis un excellent repas ; je m’avisai d’arroser mes pommes de terre avec du jus de citron, et fus fort content de cet assaisonnement. Mon bon chien arriva en ce moment, l’oreille basse et la mine affamée ; je vis bien que sa chasse n’avait pas été heureuse ; je lui présentai des pommes de terre, et, faute de mieux, il s’en accommoda ; il ne dédaigna pas même les glands et en croqua jusqu’à ce qu’il fût rassasié.
La grande chaleur étant passée, je songeai à sortir du bois pour continuer ma route. Les arbres s’éclaircissaient peu à peu ; je jetai un cri de joie en apercevant la mer à une petite distance. Quelques rochers bordaient cette côte, mais ils étaient rares et peu élevés ; dans d’autres endroits la rive était plate et formait une belle grève. Je pressai ma marche pour arriver à cette place, et je l’atteignis avant le coucher du soleil ; je le vis se perdre à l’horizon dans des flots de lumière, et ne pus détacher mes yeux de ce beau spectacle que lorsqu’il disparut entièrement à mes regards. Alors je m’occupai de choisir un emplacement pour dormir ; je montai au haut d’un arbre planté sur un rocher. Ses racines avaient pénétré dans les fentes de la pierre, et lui donnaient assez de solidité pour braver les orages et la fureur des vents. Cependant cet asile était plus sûr que commode. Je ne pouvais m’accoutumer à dormir perché comme un oiseau ; le matin je me sentais le corps brisé et j’éprouvais des douleurs dans tous les membres ; je soupirais après le bonheur de dormir étendu sur quelque chose de moins dur que les branches d’un arbre ; mais, pour y arriver, il fallait construire une cabane qui me mît à l’abri des attaques ; j’y songeai presque toute la nuit, et je résolus de me mettre le lendemain même à l’ouvrage. Dès que le jour parut, je descendis sur le rivage ; les sommets des rochers étaient parés d’une riante verdure et d’une grande variété d’arbres. L’espace entre eux et la mer était couvert en partie de hautes herbes, en partie de petits bois qui s’étendaient d’un côté jusqu’aux rochers, et de l’autre jusqu’à la mer. J’aurais bien voulu bâtir une maisonnette avec des pierres bien maçonnées, mais je n’avais ni ciment, ni plâtre, ni chaux ; il eût fallu creuser des fondations, et mes mains et mon couteau étaient mes seuls instruments. Je fus donc forcé de me contenter d’une hutte de branchages entrelacés, qui devait encore me coûter bien du temps et du travail. Je choisis quatre arbres plantés à égale distance au pied d’un roc assez élevé, qui devait m’abriter du vent du nord ; c’étaient des colonnes qui devaient soutenir mon édifice. J’avais tant de zèle pour cette entreprise, que j’allais m’y mettre sans penser que j’étais à jeun ; mon estomac m’en fit souvenir, et je trouvai prudent de me fortifier par un peu de nourriture avant de me mettre à l’ouvrage.
Je cherchai des yeux Castor ; je le vis au bord de la mer, pêchant fort adroitement avec ses pattes des crabes dont il se régalait ; je l’imitai, et j’en fis une assez bonne provision, mais je n’étais pas d’avis de les manger sans les faire cuire ; il fallait prendre le temps d’allumer du feu : en attendant, je dévorai quelques huîtres que je trouvai sur le sable. Lorsque j’eus déjeuné, je courus à la place que j’avais choisie pour me construire une demeure ; je cassai une très grande quantité de branches flexibles que je plaçai en travers d’un arbre à l’autre ; je les attachai fortement au moyen de certaines plantes filandreuses qui croissaient en abondance dans les fentes des rochers. Je fis de cette manière une espèce de cloison à trois faces, mais elle était tout à jour ; pour la rendre plus serrée, plus solide, j’entrelaçai d’autres branches dans tous les sens. Je parvins, à force de travail et de constance, à faire trois murailles assez fortes, solidement appuyées sur quatre colonnes ; le devant était encore ouvert : il s’agissait de le fermer en partie et d’y faire une espèce de porte ; c’était là le difficile, et mon imagination ne me fournissant aucun moyen, je m’assis devant mon ouvrage inachevé et je me mis à réfléchir ; mes réflexions n’aboutissaient à rien, et je commençais à me décourager ; mais le soleil me brûlant pendant que je m’abandonnais à mes réflexions, je songeai que je pouvais me garantir de ses rayons au milieu des murs que je venais d’élever, je me retirai en me réjouissant d’être à l’ombre. Castor me suivit et nous nous reposâmes pendant la grande chaleur du jour. Vers le soir je pris le chemin du bois de chênes ; j’y fis une bonne provision de glands doux et de citrons ; je trouvai aussi quelques pommes de terre, et, tranquille sur ma nourriture pour le jour et le lendemain, je revins au rivage, où la vue de ma cabane imparfaite me fit encore pousser de profonds soupirs. Un plaisir inattendu chassa mes tristes idées : mon chien me rejoignit traînant un animal semblable à celui qu’il avait déjà tué ; c’était un agouti, mais alors j’en ignorais le nom ; il m’abandonna sa chasse, sachant bien qu’il en aurait sa part. La bête fut bientôt dépouillée ; mais il me prit envie de la manger rôtie. Je fis un feu assez ardent ; je plantai en terre deux branches d’arbre qui avaient la forme de fourche, je passai une baguette bien droite au milieu du corps de l’agouti, je la posai en travers sur les deux fourches, et je me mis à tourner la broche. Des pommes de terre qui cuisaient en même temps devaient augmenter l’agrément de ce repas en me tenant lieu de pain. Lorsque mon rôt fut à moitié cuit, je l’arrosai du jus d’un citron ; celui de la bête qui s’y mêlait tombait dans ma tasse de calebasse que j’avais placée dessous, et forma une sauce qui ne me laissa rien à désirer. Nous soupâmes de grand appétit, moi et mon camarade. Avant de monter sur mon arbre pour me livrer au sommeil, je songeai à préserver le reste de ma viande jusqu’au lendemain ; je la mis dans le creux d’un rocher et la couvris légèrement de quelques feuilles, me flattant que, les nuits étant assez fraîches, grâce au voisinage de la mer, elle se conserverait aisément. Mon espoir ne fut pas trompé ; nous eûmes de quoi manger le jour suivant sans que je fusse obligé de faire du feu et de perdre du temps à chercher notre subsistance.
Je m’occupai donc uniquement d’achever ma cabane ; je cherchai parmi les pierres qui se trouvaient au bord de la mer ; j’en trouvai une large et plate qui était tranchante d’un côté ; je m’en servis pour creuser la terre autour de deux jeunes arbres que je vins à bout de déraciner. Je fis ensuite deux trous profonds au devant de ma maisonnette, à égale distance des deux arbres. Je me servais alternativement de mes mains, de mon couteau et de grandes coquilles. Quand j’eus assez creusé ces trous, j’y plantai les deux jeunes arbres que je destinais à recevoir et à soutenir ma porte ; la distance de ces arbres aux colonnes fut remplie de branches entrelacées, ce qui forma un quatrième mur, qui ne différait des trois autres que parce qu’il avait une ouverture. Je fus fort content de mon ouvrage ; je m’assis pour le contempler et prendre un peu de repos. J’avais la veille étendu la peau de l’agouti pour la faire sécher au soleil, espérant en tirer parti ; je m’aperçus qu’elle se racornissait et ne serait plus propre à rien. Combien je désirais posséder quelques clous et un marteau ! J’aurais cloué cette peau en l’étendant de toutes mes forces, et elle aurait séché sans se rétrécir.
J’entrai dans mon enceinte de feuillage pour travailler à ma porte, qui me donna beaucoup de peine ; je formai un carré long de quatre branches très fortes : le difficile était de les assujettir ; je n’y réussis qu’après bien des essais, et je fus obligé d’y sacrifier une partie de ma ficelle dont j’étais très avare ; je remplis ce cadre de la même manière que mes murailles, et je l’adaptai à celle du devant ; je liai cette porte de manière qu’elle avait du jeu ; lorsque je l’ouvrais, elle retombait d’elle-même. Il ne me restait plus qu’un toit à fabriquer ; je voulais le composer de roseaux ; je passai la soirée à en amasser sur les bords d’un ruisseau peu distant de mon habitation ; j’en coupai tout ce que j’en pouvais porter ; je fis cinq ou six voyages, et, avant de me coucher, j’en avais un grand tas auprès de ma cabane.
En grimpant sur mon arbre, je me berçais de l’idée que ce serait la dernière fois que je passerais la nuit si mal à mon aise ; j’espérais achever mon édifice le lendemain, et j’étais si occupé de ce qui me restait à faire que je dormis fort peu. Mon premier projet était de ranger horizontalement des branches appuyées sur mes quatre murs, et de les couvrir d’une épaisse couche de roseaux.
Mais je réfléchis que le toit des maisons et des chaumières d’Europe était en pente pour faciliter l’écoulement des eaux. « S’il survenaient de grosses pluies, me disais-je, elles pénétreront bientôt mon toit, s’il est absolument plat. » Heureusement que le rocher contre lequel j’avais adossé ma cabane était plus élevé que les murs. Ce fut sur lui que j’appuyai un des côtés de ma charpente ; l’autre reposait sur le mur de devant, plus bas d’environ 50 centimètres. Lorsqu’elle fut solidement établie, je rangeai par-dessus trois couches de roseaux serrés les uns contre les autres, et je me vis enfin possesseur d’une cabane bien close qui devait me garantir de la chaleur pendant le jour, et m’offrirait le moyen de reposer tranquillement la nuit sur un lit de feuilles sèches et de mousse. Ce ne fut qu’après avoir préparé cette couche délicieuse que je songeai à me fortifier par un léger repas. Il ne me restait de mes provisions que des pommes de terre rôties ; je voulus y ajouter quelques huîtres ; pendant que je les détachais du rocher où elles étaient fortement collées, je vis Castor qui grattait quelque chose de rond qu’il avait trouvé dans le sable et qu’il avalait avidement. Je cherchai dans le même endroit, et je découvris beaucoup de boules blanches enveloppées d’une peau comme un parchemin mouillé, et recouvertes d’une couche de sable ; je me doutai que ce pouvait être des œufs de tortue.
J’avais entendu dire aux matelots que c’était un manger excellent ; je m’en emparai ; j’étais tellement las que je remis au lendemain pour les faire cuire. Cette soirée fut très heureuse pour moi ; j’aperçus dans le creux d’un rocher quelque chose de blanc qui excita ma curiosité ; j’en portais à ma bouche, et je reconnus avec joie que c’était du sel ; je regrettais souvent d’en être privé : les pommes de terre, les œufs et même la viande me paraissaient bien fades sans cet assaisonnement ; j’en remplis deux grandes coquilles creuses, et je les portai chez moi avec mes autres provisions. En approchant de ma demeure je sentis un mouvement d’orgueil en pensant que cette jolie cabane était mon ouvrage ; je conçus une haute idée de mes talents, et je ne doutai pas que je ne fusse capable d’exécuter tout ce que je voudrais entreprendre. J’appelai mon fidèle camarade, à qui j’avais aussi composé un lit de feuilles ; nous nous étendîmes mollement l’un près de l’autre, et je passai la nuit la plus délicieuse, embellie par les plus jolis songes.
Je commençais à ne plus craindre les bêtes farouches ; depuis que j’étais dans mon île, je n’en avais point aperçu ; aucun cri, aucun hurlement n’avait troublé mon repos. Ma cabane me paraissait donc tout ce que je pouvais désirer ; le soleil n’y pénétrait point ; je ne désespérais pas de l’orner, et alors je n’aurais pas changé mon logement pour la plus belle maison de mon village natal, tant la propriété donne de prix aux moindres choses.
Les enfants à qui l’on racontera mon histoire s’étonneront peut-être que j’ai pu vivre sans jouer ; mais qu’ils pensent à tout ce qui occupait mon esprit, et combien mon temps était précieux ; tous les jours s’écoulaient trop vite pour tout ce que j’avais à faire. N’avait-il pas fallu songer à me nourrir et à m’abriter ? Le seul plaisir que je me permisse était de me baigner un peu avant le coucher du soleil ; après une journée brûlante, rien ne me paraissait plus agréable ; je nageais en tout sens, mais sans m’éloigner du rivage. Mon ami Castor veillait sur moi avec une tendre inquiétude, et, lorsque je revenais à terre, il me témoignait sa joie en sautant sur mes épaules et me faisant mille caresses. J’avais soin de m’entretenir dans une grande propreté ; je lavais souvent ma chemise, mon pantalon de nankin et mon gilet de coutil. Pour mes bas, il y avait longtemps que les pieds en étaient usés et qu’ils ne pouvaient plus me servir ; comme je prévoyais que j’aurais besoin de fil, je les défis et j’en eus une grosse pelote.
Je reviens à mes œufs de tortue, qui me promettaient un repas friand, puisque j’y pouvais ajouter du sel ; je les trouvai parfaits ; mais ma satisfaction fut bien troublée quand je m’aperçus que l’amadou allait me manquer. Mes occupations des jours précédents m’avaient empêché d’y songer. Qu’allais-je devenir privé des moyens d’avoir du feu ? Je serais donc réduit à me nourrir d’huîtres, de glands et d’œufs crus ?
Mes bonnes pommes de terre et la chasse de mon chien me deviendraient inutiles, car je ne pourrais me résoudre à manger de la chair crue et ensanglantée. Après avoir bien réfléchi, je conclus que je devais parcourir mon île dans tous les sens ; j’espérais découvrir quelques nouvelles productions, des fruits qui n’auraient pas besoin d’être cuits et qui pourraient servir à ma nourriture. Heureusement que j’avais appris, à bord de notre vaisseau, à m’orienter, ce qui me permettrait de me diriger dans mon voyage et de retrouver mon chemin. Je passai cette journée à tout préparer pour mon départ ; j’allai déterrer des pommes de terre, et j’en fis cuire autant que j’en pouvais porter. Le lendemain, de grand matin, je partis, accompagné de Castor ; je pris ma route vers le nord, et, après avoir marché environ deux heures, je me retrouvai au bord de la même rivière que j’avais passée à la nage, mais sur la rive opposée à celle que j’avais parcourue. Celle-ci était embellie de quantité d’arbres de différentes espèces. Les citronniers y étaient en grande abondance, et je remarquai plusieurs de ces arbres si hauts, à feuilles si larges, et au sommet desquels pendaient ces grosses noix que je n’avais pu briser. L’envie me prit d’y monter pour en faire tomber quelques-unes et faire un nouvel essai. J’y parvins avec beaucoup de peine, et je jetai à terre une douzaine de ces fruits. Lorsque je fus descendu, j’en pris un que j’examinai soigneusement : l’écorce extérieure était composée de filaments comme si elle avait été de chanvre ; la seconde écorce était dure comme du fer ; je ne doutai pas qu’elle ne renfermât quelque chose de bon à manger, et je m’avisai d’un expédient pour la couper en deux. Je commençai par l’assujettir entre des pierres, je posai mon couteau bien droit au milieu de la noix, et avec un gros caillou je frappai dessus de toutes mes forces ; j’eus le plaisir de voir qu’il entrait dans l’écorce ; je redoublai mes coups de manière qu’elle se séparât par la moitié. Le noyau était une espèce de moelle qui avait le goût d’amande douce, et dans le milieu, qui était creux, je trouvai un lait d’un goût excellent. Les deux moitiés de la noix formaient deux belles tasses, qui devaient m’être fort utiles ; je rompis plusieurs autres noix, et je m’en rassasiai entièrement. Castor avait gagné un petit bois voisin ; pour moi je m’endormis sous un arbre ; je fus éveillé par un bruit qui m’effraya d’abord, mais je fus bientôt rassuré, c’était un troupeau de chèvres sauvages qui venaient se désaltérer à la rivière. La vue de ces animaux me causa une vive joie ; je formai sur-le-champ le projet d’en prendre une en vie ; leurs mamelles pendantes me faisaient espérer un lait abondant, et je mourais d’envie de m’en régaler. Je me réjouis de l’absence de mon chien, dont les aboiements auraient effarouché tout le troupeau. Je me cachai derrière un gros arbre, et, pendant que les chèvres buvaient avidement et se rafraîchissaient dans l’eau, je préparai ma ficelle, je la mis en trois pour lui donner plus de force, j’y fis un nœud coulant, et, lorsque ces bêtes sortirent de la rivière, je guettai celle qui passerait le plus près de moi. Ces animaux, que personne n’avait jamais attaqués, étaient sans défiance. Une mère, près de mettre bas, rasa de fort près l’arbre où j’étais en sentinelle. Je jetai mon nœud coulant avec tant de bonheur que ses cornes s’y trouvèrent prises ; je tirai si fortement la ficelle que la chèvre tomba par terre, et, pendant qu’elle se relevait, je l’attachai au tronc de l’arbre, de manière qu’il lui fût impossible de se débarrasser de ses liens. La pauvre bête se débattait et tâchait de me frapper de ses pieds et de ses cornes, mais j’avais soin de m’en tenir éloigné. Ses bêlements plaintifs me faisaient pitié ; mais je m’en promettais tant d’utilité que je ne fus pas tenté de lui rendre la liberté.
Tout le troupeau épouvanté avait pris la fuite ; je restai seul avec ma prise : je résolus de renoncer pour ce jour-là à mon voyage de découvertes, et de reprendre avec la chèvre le chemin de ma cabane pour l’y mettre en sûreté. Je dînai en hâte avec mes pommes de terre rôties, et sitôt que Castor m’eut rejoint, je détachai la ficelle de l’arbre, et la passant autour de mon bras gauche, je pris dans la main droite une grosse branche dont je frappai ma chèvre en la tirant du côté de ma demeure. Je n’aurais jamais pu l’y conduire sans le secours de mon chien ; elle résistait de toutes ses forces ; mais les aboiements de Castor l’effrayaient, il la suivait à la piste et lui mordait les jambes quand elle refusait d’avancer. Nous gagnâmes la cabane avant la nuit ; j’attachai de nouveau ma prisonnière à un gros arbre planté dans un endroit sablonneux où l’on ne voyait pas un brin d’herbe. J’avais entendu dire que l’on domptait par la faim toute espèce d’animal ; je décidai de laisser celui-ci sans nourriture jusqu’au lendemain, quoiqu’il m’en coûtât de faire jeûner ma nouvelle hôtesse, que je chérissais déjà et dont j’espérais me faire aimer. Quand je fus tranquille sur son compte, j’entrai chez moi avec mon compagnon, et je me couchai sur mon lit de feuilles, bien content de ma journée.
Le lendemain, au point du jour, je m’occupai à ramasser de l’herbe fraîche pour le déjeuner de ma chèvre ; je passai près d’elle ; la pauvre bête était couchée sur le sable et paraissait fort abattue. Elle tourna vers moi des yeux languissants ; je me hâtai de faire ma provision de fourrage ; je lui présentai les herbes que je venais de cueillir ; elle les mangea avec avidité, et se laissa caresser sans résistance. J’étais enchanté d’avoir une nouvelle compagne, et c’était alors pour le seul plaisir de sa société ; car, étant près de faire ses petits, elle n’avait point de lait.