– Grandes occupations. – Incendie. – Le coffre est entamé. – Félix éteint le feu. — Les patates brûlées. – Les coquilles de Saint-Jacques. – Heureuse découverte. – Félix a des outils. – Bonne chasse de Castor. – Entrée dans la caverne. – L'orage. – Le coffre dépecé. – Nouvelles trouvailles. – L'orage a presque détruit la cabane. – Changement de domicile.
Le lendemain, à mon réveil, j’avais tant de choses à faire que je ne savais par où commencer. Je me mis d’abord à traire ma chèvre, et je partageai son lait avec mon bon Castor. De là, j’allai sur le rivage à la recherche des œufs de tortue. Je jeûnais depuis longtemps, et j’avais envie de me dédommager ! j’en trouvai une demi-douzaine. J’avais encore des pommes de terre dans ma cabane ; j’allumai un bon feu et je les fis rôtir ; je mis aussi les œufs dans les cendres, et me préparai un dîner fortifiant. J’étais cependant moins occupé de ce que je faisais que du projet de retourner bientôt au lieu où je voulais établir ma demeure pour l’hiver. Au moyen du feu, j’espérais me frayer un passage pour entrer dans la caverne. Le coffre que j’avais trouvé m’occupait aussi beaucoup ; je me creusais la tête pour imaginer comment je pourrais l’ouvrir ; je voulais deviner ce qu’il pouvait contenir, et je me perdais dans mes conjectures. « Si c’étaient des habits, me disais-je, ils viendraient bien à propos ; bientôt les miens vont tomber en lambeaux, et si je suis nu je ne pourrai supporter l’ardeur du soleil. Si j’y trouvais des armes, je pourrais tuer des oiseaux, et beaucoup de ces espèces de lièvres qui m’ont déjà fourni d’aussi bons rôtis ; je suis toujours bien sûr qu’il y a dans ce coffre des choses qui me seraient fort utiles ; n’est-il pas malheureux que je ne puisse m’en rendre maître ? »
Pendant que mon dîner cuisait, je m’occupai à nettoyer le parc ; je mis mon petit troupeau en liberté de paître aux environs ; il n’en abusa pas, et ne s’écarta point de ma demeure ; j’ôtai la vieille litière, et j’en mis de la fraîche ; je fis une nouvelle provision de fourrage pour l’absence que je méditais ; enfin j’eus soin de pourvoir mon bétail de tout ce qui pouvait lui être nécessaire.
Je quittai une troisième fois ma demeure, mais sans prendre beaucoup de précaution pour ma subsistance. Avec mon briquet et une bonne provision de la précieuse moelle qui me tenait lieu d’amadou, j’étais sûr de ne pas manquer de vivres ; je marchais légèrement, n’étant point chargé, et le désir d’arriver me donnait des ailes. Je ne trouvai rien de nouveau sur une route que j’avais déjà parcourue, et d’ailleurs je ne pris le temps de faire aucune observation. J’atteignis, le quatrième jour, le lieu désiré ; il était assez matin ; aussi je ne voulus point remettre l’exécution de mon dessein. Je fis du feu ; j’y mis rôtir des pommes de terre que j’avais recueillies chemin faisant ; et, quand le bois fut bien embrasé, je saisis un brandon allumé et je courus au rocher. Je l’introduisis au milieu des racines et des broussailles qui en fermaient l’ouverture ; la flamme se communiqua rapidement de l’une à l’autre, et produisit une fumée si épaisse que je ne pouvais plus distinguer la caverne. Le feu dévora en moins d’une heure tout ce qui était au dehors ; de là il gagna l’intérieur, où il consuma tout ce qui était propre à lui servir d’aliment ; puis il parut s’être éteint. La fumée diminua peu à peu et me laissa apercevoir une ouverture dont la hauteur surpassait de bien peu la mienne, mais qui avait la largeur ordinaire d’une porte. J’allais y entrer avec ma vivacité ordinaire, mais de nouveaux tourbillons de fumée noire et infecte en sortirent tout à coup et pensèrent me suffoquer. Je m’éloignai promptement, et j’allai m’asseoir à quelque distance pour réfléchir sur ce que j’avais à faire. Je compris que le feu que j’avais cru éteint brûlait encore sous la cendre, et qu’il y couverait peut-être plus d’un jour. Je vis la nécessité de modérer mon impatience, et, pour m’en distraire, je me rendis près du coffre, second objet de mes désirs et de mes inquiétudes. La marée était basse, il était à sec. Je le considérai de nouveau de tous les côtés, et, voyant toujours la même impossibilité de l’ouvrir ou de le rompre, je tombai dans une profonde rêverie. Tout à coup il me vint en pensée d’y mettre le feu. « Quelque chose qu’il renferme, me disais-je, je puis espérer d’en sauver une partie ; quand le feu en aura consumé un bout, je ferai tous mes efforts pour l’éteindre : il ne peut brûler vite, puisqu’il est tous les jours couvert de l’eau de la mer. Le feu éteint, je m’emparerai de ce qui ne sera pas endommagé ; au lieu que si je ne prends pas ce parti, je ne jouirai jamais de ce qu’il contient. » Cette fois je n’eus pas à me reprocher d’agir avec trop de précipitation ; ce fut après avoir longtemps réfléchi que je me déterminai à employer ce moyen. J’eus encore la patience d’attendre le flux, parce que je songeai que la mer montante gagnerait le coffre et m’aiderait puissamment à arrêter les progrès du feu. Le moment arrivé, je portai près du coffre plusieurs branches enflammées ; je considérai, le cœur palpitant, le feu qui gagnait le bois, le noircissait d’abord, et commençait à le brûler. Comme je l’avais prévu, ce ne fut que très lentement. Debout, vis-à-vis, j’observai ses progrès, partagé entre la crainte et l’espérance. Enfin, un bout du coffre ayant été consumé sans produire de flamme, je crus qu’il était à propos d’arrêter le feu. Je n’avais, pour puiser de l’eau, que mes tasses de coco ; ce moyen eût donc été trop long ; je m’avisai de prendre du sable mouillé, d’en jeter sur le coffre et d’en faire un monceau devant l’endroit où il brûlait. En même temps, la mer le gagnait, et, par intervalles, les vagues le couvraient entièrement. Il est facile de concevoir combien cette circonstance facilitait mon travail. Je parvins à éteindre entièrement le feu, qui avait fait une ouverture assez grande pour que j’y pusse entrer facilement. Mais ce jour était destiné à exercer ma patience : il fallut attendre le reflux et enlever le sable mouillé dont j’avais bouché le trou pour étouffer le feu avant de connaître le fruit que je retirerais de mes peines.
Forcé de rester oisif, je songeai que j’avais faim : l’occupation de mon esprit me l’avait fait oublier. J’allai déterrer mes patates : mais je les avais laissées trop longtemps sous les cendres, elles étaient réduites en charbon. Quel remède à cet accident ? Je n’avais plus la stupidité de verser des larmes inutiles quand j’étais contrarié. Je m’approchai du rivage, et la vue de beaucoup de coquilles de Saint-Jacques me réjouit infiniment. Depuis longtemps je désirais en manger : je les mis d’abord sur la cendre chaude pour les faire ouvrir : je les débarrassai du sable qui s’y trouvait ; puis, dans la coquille la plus creuse, je mis du jus de citron. Je les fis cuire à petit feu, et je fis un dîner excellent. Après ce repas, je fis le tour des rochers, pour récolter au delà des pommes de terre pour les jours suivants. Je n’en pouvais recueillir que peu à la fois, n’ayant pour les emporter que mes poches et mon mouchoir : aussi avais-je résolu de fabriquer un panier d’osier. J’avais souvent vu travailler un vannier, notre voisin, et je me flattais de pouvoir imiter son ouvrage, au moins pour ce qui m’était nécessaire.
Je dormis peu cette nuit, tant j’étais occupé des grands événements du lendemain.
Le creux du rocher serait-il assez grand pour que je puisse m’y loger ? Ne serait-il pas si obscur que je ne pourrais y rien faire ? Que trouverais-je dans le coffre ? L’eau n’avait-elle point gâté ce qu’il contenait ?
Voilà les questions que je me faisais, et qui me tinrent longtemps éveillé. Dès que le jour parut, je descendis de l’arbre où j’étais perché ; j’allai d’abord au coffre, et je commençai à le débarrasser du sable qui en bouchait l’ouverture. Mon chien m’aida dans ce travail en grattant avec ses pattes. Ce fidèle animal avait tant d’instinct, qu’il comprenait tout ce que je voulais lui faire entendre, et tant de docilité qu’il m’obéissait au moindre signe.
Dès que cela me fut possible, j’allongeai le bras dans le coffre et j’en tirai une petite hache ; rien ne pouvait me faire plus de plaisir ; mon couteau se trouvait remplacé d’une manière avantageuse ; je pouvais facilement couper du bois et entreprendre différents ouvrages. Je cherchai avec une nouvelle ardeur, et ma joie s’augmenta en voyant une scie, deux marteaux et un sac plein de clous de toutes grandeurs. En retirant avec peine ces objets précieux, je fis assez de place pour pouvoir y entrer. J’en sortis d’autres scies, d’autres haches grandes et petites, des tenailles, des vrilles et quantité d’autres outils dont je ne savais ni le nom ni l’usage. Quelques-uns étaient si grands et si lourds, qu’ils surpassaient mes forces et que je fus contraint de les laisser à leur place. Le feu avait brûlé le bois de quelques scies et le manche de quelques haches, mais il en restait d’entières plus qu’il ne m’était nécessaire. Derrière les grands objets que je ne pouvais déplacer, il y avait encore d’autres choses que j’aurais bien voulu m’approprier ; mais, possédant déjà toutes sortes d’instruments, je ne désespérais pas de pouvoir briser le coffre, et de me rendre maître de ce qui y restait.
Un avare qui vient de trouver un trésor n’est pas plus satisfait que je ne l’étais en contemplant mes nouvelles richesses : c’était le coffre où le charpentier serrait ses outils, que les flots avaient apporté sur le rivage de mon île, et c’était au moment où ils m’étaient le plus nécessaires que je m’en voyais pourvu.
Je portai près de la caverne tout ce que j’avais tiré du coffre, espérant en pouvoir faire usage dès le jour suivant. Castor me surprit agréablement en m’apportant un agouti plus grand que ceux qu’il avait déjà tués. Je destinai sa peau à me faire des semelles ou espèces de sandales ; mes souliers étaient si usés, que mes pieds étaient déchirés par les épines ou meurtris par les cailloux. Je dépouillai l’animal le plus proprement possible, et je clouai sa peau sur le tronc d’un arbre, afin qu’elle ne se retirât pas. Je mis ensuite la bête à la broche, et je laisse à penser si nous fîmes un bon repas, moi et mon camarade. Je recueillis la graisse de l’agouti et j’en frottai la peau à plusieurs reprises pour l’amollir et la rendre plus douce.
J’allais souvent visiter l’ouverture du rocher ; il n’en sortait plus de fumée, et je ne doutai pas que je ne pusse y entrer le lendemain. Au point du jour je m’armai d’une hache, et je m’introduisis hardiment dans la caverne, avec la seule précaution de me faire précéder par mon chien, dont les aboiements m’auraient averti s’il y eût eu quelque danger. Nous marchâmes d’abord sur un tas de cendres, mais elles étaient froides, ce qui me prouva que le feu était éteint depuis longtemps. J’allai d’abord à ma droite et puis à ma gauche, jusqu’aux parois de la grotte, pour juger à peu près de sa largeur ; je comptai vingt-deux de mes pas de l’une à l’autre. Il me restait à m’assurer de la profondeur de la caverne ; pour cela je marchai droit devant moi ; tant que je fus près de l’ouverture, j’avais assez de clarté pour me conduire ; mais à mesure que j’avançais, elle diminuait sensiblement ; je me trouvai enfin dans une entière obscurité. Après avoir compté cinquante pas, je fus arrêté par une muraille de roc, et je reconnus que la grotte se terminait en cet endroit. Je la trouvai suffisamment spacieuse et très propre à me servir d’asile ; mais quelle triste demeure que celle où le jour ne pénètre jamais ! Comment travailler en dedans de cette enceinte ténébreuse ? Je voulais cependant l’embellir et la meubler ; ma tête était pleine de projets, et cette terrible obscurité m’empêchait de les exécuter.
Je ne me rebutais plus facilement ; je résolus d’habiter provisoirement l’entrée de la caverne, qui se trouvait un peu éclairée, d’y passer au moins la nuit, et d’y serrer mes outils et mes provisions ; et je ne désespérais pas de trouver le moyen de faire entrer un peu de jour dans l’intérieur. Pendant huit jours entiers je fis des essais inutiles ; je grimpais sur le rocher en dehors ; je cherchais des endroits où il y avait des fentes, j’y faisais entrer des coins, que j’enfonçais à grands coups de marteau. Quand j’étais venu à bout de faire sauter un éclat de pierre, je croyais que j’allais pratiquer un trou qui donnerait passage à la lumière. Toujours trompé dans mon espoir, excédé de fatigue et désolé de ce mauvais succès, j’allais abandonner mon entreprise, lorsque j’observai un enfoncement dans lequel il avait crû une touffe de plantes qui paraissaient mieux nourries que celles qui poussaient sur le roc ; j’en conclus qu’il y avait plus de terre dans cet endroit que dans les autres, et qu’il serait peut-être plus facile à percer. J’arrachai d’abord toutes les herbes, puis je grattai la terre avec des coquilles, des pierres tranchantes et ma hache. Je ne trouvais point le roc, ce qui augmentait mes espérances ; je jetais de côté la terre et les cailloux que j’ôtais de ce trou. Je me croyais encore loin de réussir, lorsqu’il se forma une ouverture, et la coquille dont je me servais tomba au fond de la caverne. Je fus saisi d’une telle joie que je restai d’abord immobile ; mon ardeur se ranima bientôt ; je continuai à gratter, à déblayer, et je parvins à faire un trou d’environ un pied carré. Content de mon travail, je songeai à prendre du repos et à me fortifier par quelque nourriture. Quand j’étais occupé d’un ouvrage important, j’en oubliais le boire et le manger. Cette fois encore, avant de préparer mon repas, je voulus entrer dans ma grotte ; je vis, avec un extrême plaisir, que l’espèce de fenêtre que j’y avais pratiquée y répandait assez de jour pour distinguer tous les objets. Castor paraissait partager ma joie, il sautait autour de moi, comme s’il eût voulu me féliciter.
J’avais lieu d’être satisfait de ma nouvelle demeure, le sol en était uni, couvert d’un sable blanc très fin, et sans aucune humidité. Les parois étaient brillantes, et les pierres qui les composaient semblaient saupoudrées de parcelles d’or et d’argent. La voûte, très élevée en certains endroits, était plus basse en d’autres ; dans le fond de la grotte, l’espace se rétrécissait et formait une espèce de cabinet. C’était le seul endroit qui ne fût point éclairé ; je le destinai à renfermer mes provisions d’hiver, car je pensais que dans cette saison je ne trouverais plus de fruits ni de patates, et que je ferais prudemment de m’en pourvoir d’avance. Je voulais aussi loger mes chèvres dans une autre partie de la caverne pendant la mauvaise saison, pour les préserver de tout accident.
Mille idées différentes occupaient mon esprit, où il n’y avait que confusion. Je me voyais tant d’ouvrage sur les bras, qu’il me semblait que je n’y pourrais suffire ; j’aurais voulu tout faire à la fois, et la pétulance de mon caractère était telle qu’il me fallut bien des réflexions pour me déterminer à n’entreprendre qu’une chose après l’autre. Avant de commencer mes grands travaux, je jugeai à propos de faire un voyage à ma cabane et d’en ramener mon troupeau, pour lequel j’avais toujours de l’inquiétude quand j’en étais éloigné. Je craignais qu’il ne manquât de fourrage, et que, les chevreaux ayant absolument cessé de téter, la mère n’eût perdu son lait, ce qui me priverait d’une grande ressource pour l’hiver. Je me couchai ce soir-là dans l’intention de partir le lendemain. Depuis que la grotte était éclairée, j’avais placé ma couche plus loin de l’ouverture, dans un enfoncement du rocher qui formait une espèce d’alcôve. Ce fut un grand bonheur pour moi ; je fus éveillé par les éclats du tonnerre ; je me levai sur mon séant, et j’admirai l’effet des éclairs sur mes brillantes murailles, qui semblaient étinceler de mille feux. Le bruit de la foudre, répété par les échos de tous les rochers, avait quelque chose de si majestueux que je l’écoutais avec ravissement. L’orage se termina par une pluie si abondante que l’eau, tombant par la fenêtre et entrant par la porte, inonda une grande partie de la caverne ; mais elle ne gagna point ma chambre à coucher. Cette espèce de déluge dura près de deux heures, que je fus obligé de passer à la même place et dans une inaction absolue. Enfin, la pluie cessa, le ciel s’éclaircit, et le sable de la grotte eut bientôt bu l’eau qui y avait pénétré. Je sortis alors, et je vis avec frayeur les ravages que la tempête avait causés ; plusieurs arbres avaient été déracinés par la violence du vent, la campagne était inondée, et je marchais dans l’eau jusqu’aux genoux. Oh ! combien je me trouvais heureux d’avoir une demeure solide qui pût me garantir de ces terribles orages ! Je formai sur-le-champ le projet de la protéger mieux encore et de la rendre plus habitable en bouchant, dans ces occasions, la fenêtre que j’y avais faite. J’éprouvais de vives inquiétudes pour ma cabane de feuillage, pour mon parc et pour mon bétail ; mais je ne pouvais me mettre en route ce jour-là ; il fallait laisser aux eaux le temps de s’écouler. Je pris le chemin du rivage ; les flots agités y avaient entraîné une si grande quantité de coquillages que j’en fis une ample provision. J’avais vidé dans un coin de ma grotte le sac que j’avais trouvé plein de clous ; il m’était très utile pour y mettre ce que je voulais emporter. Je le remplis cette fois de coquilles Saint-Jacques, d’huîtres, de moules, et de certains coquillages qui, ayant la forme de lames, étaient fort tranchants, et pouvaient me tenir lieu du couteau que j’avais cassé.
Après avoir déposé tout cela dans ma caverne, j’allai visiter le coffre. Je vis avec grand plaisir que, pendant la nuit précédente, il avait été tellement battu par les vagues, que les planches commençaient à se disjoindre. Je pris la plus forte hache que je fusse capable de remuer ; j’enfonçai des coins entre les planches, et, à force de frapper, je parvins à en détacher plusieurs. Quelle augmentation de richesses ! Je voyais le moyen de faire une porte pour ma grotte et un volet pour ma fenêtre. Bientôt tout ce que j’avais laissé dans le coffre se trouva à découvert. Parmi des outils trop pesants pour mes forces, il y avait encore trois grands sacs remplis de clous, un levier de fer, un ciseau de menuisier, et, par un hasard très heureux pour moi, une petite marmite de fonte avec son couvercle ; cette dernière trouvaille me fit sauter de joie. J’allais donc faire du bouillon, et cuire dans l’eau des pommes de terre, du poisson et des œufs ! Je passai toute cette journée à transporter péniblement dans ma demeure mes nouvelles acquisitions. Quant aux planches, je les tirai bien avant sur la grève, afin que la mer ne pût les entraîner, décidé à les travailler sur place. Je passai le reste de la journée à mettre de l’ordre dans mes effets ; je les rangeai si bien qu’il m’était facile de trouver l’objet dont j’avais besoin sans déranger les autres. Un sommeil profond me dédommagea de la mauvaise nuit que j’avais passée, et je fus le lendemain en état de me mettre en route. Je retrouvai le chemin le plus court, je repassai par le champ de riz ; comme je pouvais faire du feu, c’était pour moi un grenier d’abondance qui devait m’assurer ma subsistance pendant la mauvaise saison. Mais il fallait acheter cet avantage par bien des peines et des fatigues ; il fallait transporter le grain chez moi, le séparer de la paille, et le mettre en tas dans l’espèce de cave qui était au fond de la caverne.
Le cœur me battait en approchant de ma première demeure. Hélas ! à peine pus-je la reconnaître ; le toit de roseaux était partout enfoncé, les murs de branchages à demi renversés ; il n’y avait plus moyen de s’y mettre à couvert. Le parc avait moins souffert ; les jeunes arbres que j’avais plantés avaient pris racine, et poussé de tous côtés tant de rejetons qu’ils s’entrelaçaient et se soutenaient mutuellement ; d’ailleurs ces arbres, d’une nature flexible, cédaient à l’orage et pliaient plutôt que de rompre. Mon troupeau ne paraissait pas avoir souffert ; mais ma chèvre était incommodée de son lait. Ses petits ne tétaient presque plus, et la pauvre bête parut fort soulagée quand je me mis à la traire. Je le fus aussi quand j’eus avalé une tasse de son lait ; cette boisson rafraîchissante me remit de mes fatigues.
Après de longues réflexions, je décidai que je ne réparerais point ma cabane pour le moment, et que j’irais habiter ma grotte jusqu’à ce que l’hiver, que je pensais devoir arriver bientôt, fût passé. Je me proposai alors de revenir dans ce lieu et d’y construire une nouvelle maisonnette bien plus solide que la première. Étant pourvu d’outils cela m’était facile ; je pouvais creuser plus avant, et enfoncer mes pieux de manière à ce qu’ils ne fussent pas aisément ébranlés. Je voulus faire de cet endroit, plus gai et plus riant, une maison de campagne pour y passer l’été. Il fallait, pour cela, transporter une partie de mes instruments, et j’avais déjà imaginé le moyen que j’emploierais pour y parvenir. Pour le moment, je n’avais rien de plus pressé à faire que de conduire mon troupeau dans ma grotte, et de me livrer entièrement aux travaux que je devais achever avant la mauvaise saison.