– Le parc aux chèvres. – Augmentation de famille. – Le karatas. – Félix manque d'amadou. – Les cannes à sucre. – Les citronniers. – Vive la limonade ! – Le riz. – Les fraises. – La caverne. – Le coffre. – Félix ne peut l'ouvrir. – Il casse son couteau. – Retour à la cabane. – Le lait de chèvre. – Surprise agréable.
L’augmentation de ma famille changeait tous mes projets. Je ne pouvais penser à m’éloigner de ma demeure que je n’eusse mis en sûreté non-seulement la chèvre, mais tout le troupeau dont je croyais déjà être possesseur. Je voulais construire un parc auprès de ma cabane ; après bien des réflexions, voici comment je m’y pris. Je déplantai un grand nombre de jeunes arbres, et j’enlevai avec eux une partie de la terre qui environnait leurs racines ; je fis dans un espace carré des trous fort près les uns des autres ; j’y plantai mes jeunes arbres, et au pied de chacun d’eux, je mis en terre des plantes grimpantes très communes dans cet endroit. Mes tasses de coco, car je sais à présent que c’est le nom de ce fruit précieux, me furent très utiles pour puiser de l’eau dont j’arrosai ma plantation, non sans de grandes fatigues, n’ayant que de si petits vases, je faisais chaque jour plus de trente fois le chemin jusqu’au plus prochain ruisseau. Rien n’était capable de me rebuter ; je travaillais avec un courage infatigable, et je craignais tellement de perdre un moment, que je vivais avec la plus grande sobriété. Des huîtres, des glands et quelques noix de coco étaient ma seule nourriture, parce qu’elle ne demandait pas d’apprêt. Pendant ce temps, ma chèvre, toujours attachée, commençait à s’apprivoiser. J’avais soin de l’approvisionner de grand matin pour toute la journée ; le soir je la conduisais au bord du ruisseau, où elle se désaltérait. Elle avait lié amitié avec Castor ; quand elle était couchée, il jouait entre ses cornes. La bonne intelligence de ces animaux me réjouissait, comme celle qui règne entre les frères et charme le père de famille.
Un matin que je sortais de ma cabane, je fus agréablement surpris à la vue de deux petits chevreaux couchés près de ma chèvre et attachés à ses mamelles. Je m’approchai, le cœur palpitant de joie ; je caressai les nouveaux-nés ; la mère ne s’y opposa point, et me regarda d’un air satisfait. Je courus aux champs, et n’épargnai point ma peine pour approvisionner la mère et ses nourrissons. Lorsque je fus de retour, ces derniers dormaient paisiblement. Je fus tenté de presser le pis de ma chèvre et d’avaler une bonne tasse de lait chaud ; je me reprochai bientôt cette idée de gourmandise. « Non, dis-je, je ne priverai pas ces innocents animaux de la nourriture que la nature leur a préparée ; j’attendrai, pour me satisfaire, qu’ils puissent brouter l’herbe comme leur mère. » J’observai ensuite que ma chèvre, toujours liée au tronc de son arbre, devait se trouver mal à son aise pour allaiter ses petits. L’enceinte de mon parc était presque achevée ; les arbrisseaux et les plantes avaient déjà pris racine ; les uns et les autres poussaient des feuilles nouvelles, et devaient s’entrelacer en croissant. Je n’y avais laissé qu’une petite ouverture pour donner passage à moi et à mon troupeau ; je l’y conduisis, persuadé que la chèvre, entourée de ses petits et pourvue de tout ce qui lui était nécessaire, s’attacherait à sa nouvelle demeure et à moi-même. Je me proposais d’ailleurs de lui ôter les moyens de me quitter si la fantaisie lui en prenait ; je ramassai une quantité de branches desséchées d’arbustes épineux, je les plaçai en dedans du parc le long de la haie, pour mieux retenir la chèvre et l’empêcher d’approcher de la jeune haie, qu’elle n’eût pas manqué de ronger, et dont, après tout, elle se serait moquée. Lorsque je l’eus fait entrer dans le parc avec ses petits, je la débarrassai entièrement de ses liens ; elle m’en témoigna sa joie par mille gambades ; puis elle s’établit sur une bonne litière de feuilles sèches, et les jeunes chevreaux recommencèrent à téter.
Je sortis alors de l’enceinte, dont je fermai l’entrée avec des branchages et des pierres, et j’allai me remettre au travail, le cœur content. Je continuai de chercher, au milieu des plantes diverses qui croissaient dans les fentes des rochers ou à leur pied, celles qui me paraissaient propres à grimper le long de mes jeunes arbres et à rendre ma haie plus fourrée. Ce jour-là j’en découvris une nouvelle d’une espèce fort singulière, et que j’ai su depuis s’appeler karatas. Ses feuilles, grandes et épaisses, étaient creusées au milieu en forme de coupe, et paraissaient composées d’un tissu dont il me parut que je pourrais tirer du fil très fort ; la tige était droite et son sommet portait, au milieu d’une touffe de feuilles, quantité de belles fleurs rouges. Je transplantai quelques-uns de ces jolis arbrisseaux qui me servirent à fortifier les murs de mon parc ; mais j’étais loin d’imaginer à quel point ils me deviendraient utiles. Un grand appétit m’obligea d’interrompre mon travail, j’allai vers le rivage pour y chercher des huîtres ; je trouvai Castor qui s’occupait avec ardeur à déterrer les œufs de tortue, et qui n’en mettait pas moins à les avaler. Je me mis de la partie ; j’en emportai plusieurs, et me disposai à les faire cuire ; mais, ô douleur ! je vis que j’allais employer le reste de mon amadou, et que désormais je serais contraint de me passer de feu. J’étais vraiment consterné ; je regardais tristement mon briquet et mes pierres à fusil, et l’impossibilité d’en faire usage à l’avenir me désolait. Mon repas ne fut pas gai, et mon ouvrage, le reste du jour, se ressentit du découragement où j’étais tombé. Quand la nuit fut venue, l’inquiétude écarta de moi le sommeil, et je restai livré à de tristes réflexions. « Qu’est-ce donc, me disais-je, que la vie d’un homme, puisque celle d’un enfant est mêlée à tant de peine ? » Je repassai alors dans mon esprit mon naufrage, l’abandon où je me voyais, le peu de force et de moyens dont j’étais pourvu, et je me trouvai extrêmement misérable. Qu’allais-je devenir, n’ayant plus de feu ? « Si du moins j’avais, disais-je en souriant, une hache, une scie, un marteau et des clous, je pourrais, à l’aide de ces outils, exécuter bien des choses que j’ai en projet, et que je ne puis entreprendre avec mes seules mains. Si un seul de mes camarades eût été sauvé ainsi que moi, quel plaisir j’aurais goûté dans sa compagnie ! Nous nous serions aidés, consolés mutuellement ; nous nous serions aimés, et je n’ai pas ici une créature semblable à moi qui me chérisse et à laquelle je puisse m’attacher. » Cependant je réfléchis que j’avais encore bien des sujets de consolation dans mon malheur ; j’aurais pu aborder une terre peuplée d’animaux féroces qui m’eussent dévoré, ou un lieu si aride que j’y aurais péri ou de faim ou de soif. Je fus calmé par ces réflexions, et mon sang rafraîchi me permit, avant le jour, de goûter quelques heures de sommeil.
Mon enclos fut achevé le lendemain, et je repris mon projet de voyage. Je pouvais sans inquiétude m’éloigner pour quelques jours de mes chers animaux. Outre une provision de fourrage que je leur laissais, ma chèvre pouvait brouter les pousses des jeunes arbres qui formaient la haie de son parc. Quand elle eût pu manger toutes celles du dedans de l’enceinte, celles du dehors lui conservaient assez d’épaisseur.
Je ne me chargeai cette fois que d’huîtres et de glands, les pommes de terre me devenant inutiles. Je partis avec mon chien avant le lever du soleil, et je pris le même chemin que la première fois. Arrivé au bord de la rivière et sous les beaux cocotiers, j’y montai lestement et je me procurai un excellent déjeuner. Je côtoyai ensuite la rivière, marchant toujours vers le nord. J’aperçus à quelque distance un petit bocage qui me parut charmant ; mais, pour m’y rendre, il fallait traverser un grand terrain couvert de roseaux qui étaient couchés pêle-mêle et gênaient beaucoup ma marche. Castor allait devant moi et me frayait le chemin ; je le suivais lentement. Pour me soutenir dans cette route difficile, je coupai une grosse canne de roseau ; en m’appuyant dessus, je sentis ma main toute mouillée d’un jus glutineux qui en sortait ; je fus curieux d’en goûter et je reconnus, avec autant de surprise que de joie, que c’était du sucre. J’avais appris à bord que ce sont des cannes qui le produisent ; je ne doutai pas que je n’eusse trouvé cette plante précieuse. J’en mangeai beaucoup, et je me sentis rafraîchi et fortifié par cet excellent jus. Je coupai une douzaine de ces cannes, et, marchant avec un nouveau courage, je gagnai le petit bois, qui était presque tout composé de citronniers, et je résolus de me faire de la limonade. La façon n’en fut pas difficile ; j’exprimai dans une tasse de coco les jus réunis de quelques citrons et d’une canne à sucre, et j’obtins une boisson aussi agréable que saine. Le soleil étant alors dans toute sa force, je me couchai sur le gazon et m’endormis profondément. À mon réveil, un vent rafraîchissant se faisait sentir, et m’invitait à continuer mon voyage. Avant de sortir du bois, je fis une découverte qui me fut très agréable, c’étaient des arbres qui ont beaucoup de rapport avec nos acacias ; ils portent de belles fleurs, et sont couverts de fortes épines qui croissent trois par trois ; elles sont si pointues qu’on pourrait en faire une arme dangereuse. Je vis d’un coup d’œil le parti que j’en pouvais tirer ; je pensai qu’en les faisant sécher au soleil elles deviendraient si dures qu’elles pourraient me tenir lieu de clous. J’en coupai un assez grand nombre ; je les liai avec de la ficelle, et les mis sur mon épaule au bout d’un bâton.
À la sortie du bois je trouvai un champ couvert de riz ; cette vue me réjouit d’abord, mais je me rappelai bientôt que la privation du feu m’empêcherait d’en faire usage ; je n’y vis alors d’utile que la paille. Je ne désespérai pas de pouvoir la tresser, et de me faire un chapeau, dont j’avais grand besoin pour me défendre de l’ardeur du soleil. Je montai ensuite sur une petite éminence, d’où je découvris encore une autre partie de la côte, dont l’aspect me parut si différent de celle que j’avais vue, que je résolus de l’examiner de près. Je crus pouvoir m’y rendre dans la journée du lendemain. Je descendis dans la plaine, et, après avoir soupé avec des noix de coco et des glands, et bu une tasse de limonade, je m’arrangeai sur un arbre pour y passer la nuit. Mon compagnon de voyage était moins embarrassé que moi pour sa nourriture. Il découvrait souvent dans les hautes herbes les nids de différents oiseaux, dont il croquait les petits. Il m’apportait souvent une partie de sa chasse, ce qui ne servait qu’à renouveler mes regrets.
La journée suivante fut fort pénible. Je ne pris guère le temps de me reposer ; mais je cueillis, chemin faisant, de nouvelles cannes à sucre, et je trouvai une place semée de grosses fraises du Chili, qui me rafraîchirent beaucoup. Le vent, qui venait du côté de la mer, tempérait la chaleur, et cette heureuse circonstance me permit d’atteindre mon but avant la nuit. J’étais extrêmement fatigué, et je n’eus d’autre idée, en arrivant, que de chercher le repos dont j’avais besoin.
Je me levai de bonne heure pour faire mes observations.
La côte, en cet endroit, était toute hérissée de rochers de formes les plus variées et les plus singulières. Quelques-uns étaient faits comme des baignoires ; l’eau y arrivait à la marée montante, et l’on pouvait y prendre un bain le plus commodément du monde. Il s’y trouvait du sel en abondance. Le sable était couvert de coquillage de toute espèce. Parmi un grand nombre d’huîtres et de moules, je reconnus des coquilles de Saint-Jacques, dont j’aurais fait un bon repas si j’avais pu les faire cuire.
Je visitai la chaîne de rochers qui bordaient la côte ; j’en découvris un qui offrait une ouverture comme celle d’une caverne ; mais elle était complètement bouchée par des plantes épineuses, qui en rendaient l’accès impossible. Mon couteau n’était pas assez fort pour couper ces épaisses broussailles, et, après m’être mis les mains tout en sang, je fus forcé d’y renoncer. Ce ne fut pas sans un violent chagrin ; je venais de penser, pour la première fois depuis mon naufrage, que la belle saison où je me trouvais ne durerait pas toujours, que l’hiver lui succèderait, et que ma jolie cabane, dont j’étais si glorieux, ne résisterait pas aux grandes pluies, et pourrait être renversée par un coup de vent. Il était donc essentiel de me ménager un abri plus sûr et en état de résister aux tempêtes ; je ne voyais rien de mieux que d’habiter le creux d’un rocher ; je croyais en avoir trouvé un qui pouvait me servir de retraite, mais des obstacles insurmontables m’en défendaient l’entrée. « Si j’avais au moins une hache, me disais-je, je couperais toutes ces ronces, quand je devrais y passer huit jours. Si j’avais encore de l’amadou, je pourrais y mettre le feu ; il ne brûlerait que ces fatales plantes, et ne consumerait pas la pierre. Mais tous les moyens me manquent ; je suis destiné à périr par le froid ou par les eaux. » Cependant, reprenant peu à peu courage, je marchai le long du rivage, en avalant de temps en temps des huîtres ou des moules. Ma surprise fut extrême en découvrant un grand coffre d’un bois fort dur, à moitié enterré dans le sable. Je pensais qu’il venait du vaisseau qui devait s’être brisé de ce côté, et l’espoir d’y retrouver quelque chose qui pourrait m’être utile me fit employer tous mes efforts à l’ouvrir. Il fallait profiter du moment où la mer descendait, car dans le flux le coffre était couvert d’eau, et c’est ce qui y avait amoncelé tant de sable. Je l’en débarrassai avec beaucoup de peine, et je parvins à découvrir la serrure. Elle était si forte qu’il n’était pas possible de la briser ; si j’avais pu couper le bois tout autour, je l’aurais fait sauter, mais je l’essayai vainement, et cette inutile tentative me coûta cher ; je cassai mon couteau ! C’était pour moi une perte bien sensible ; je ne voyais plus aucun moyen de rompre les noix de coco, qui étaient devenues ma principale nourriture. Je me reprochai cet accident, parce que j’aurais dû réfléchir que quand j’aurais réussi à briser la serrure, mes forces ne m’eussent jamais permis de lever le couvercle du coffre.
Tant de mauvais succès m’avaient plongé dans la tristesse. J’avais d’autant plus de regret de ne pouvoir former un établissement dans cette partie de l’île, que c’était celle où j’aurais trouvé le plus de ressources réunies. Les coquillages abondaient sur la côte ; les patates croissaient derrière les rochers ; des bouquets de bois semés çà et là m’offraient le coco, le citron, la figue des Indes et plusieurs autres fruits dont j’ignorais le nom, mais dont le goût me semblait délicieux. Des ruisseaux coulaient de tous côtés ; le saule et l’osier croissaient sur leurs rives ; les chèvres sauvages y venaient boire par troupes, et j’avais eu l’espoir d’en prendre encore quelques-unes. Il fallait renoncer à tous ces avantages, puisque je ne pouvais me construire une demeure plus sûre que celle que j’avais déjà. Je me décidai à y retourner, espérant distraire mon chagrin par la vue de mes propriétés, et surtout de mon petit troupeau. Je ne retrouvai pas facilement mon chemin, ou j’en pris un autre beaucoup plus long ; je passai plusieurs nuits à la belle étoile, et n’arrivai chez moi que le quatorzième jour après mon départ.
Je retrouvai ma cabane et mon enclos dans le meilleur état, et mes chères petites bêtes en très bonne santé. Les chevreaux paissaient l’herbe qui tapissait le parc, et pouvaient déjà se suspendre aux branches des jeunes arbres. Les voyant en état de pourvoir à leur subsistance, je ne balançai pas à traire la chèvre, et je remplis de son lait une de mes tasses de coco ; je le bus avec délices, après y avoir exprimé le jus d’une canne à sucre. Ce breuvage rétablit mes forces, que mon pénible voyage avait épuisées. Je voulus donner le reste de la journée au repos. Je fis sortir du parc la chèvre et ses petits ; j’attachai la mère à un arbre, par une longue ficelle qui lui permettait de s’écarter à une certaine distance. J’aurais même pu me dispenser de cette précaution ; elle était toute apprivoisée, reconnaissait ma voix, et m’aurait suivi comme un chien. Les petits chevreaux bondissaient autour de leur mère. Je m’assis pour jouir de ce spectacle intéressant. Je contemplai ensuite ma maisonnette, qui faisait un effet charmant surtout aux yeux de l’architecte. Le parc placé au-devant l’embellissait encore. Le feuillage des jeunes arbres était devenu très épais ; les plantes grasses ou épineuses dont j’avais rempli les intervalles avaient grimpé le long des tiges ; elles étaient couvertes de fleurs de couleurs si variées qu’il me semblait être au milieu d’un parterre. Je remarquai surtout celle dont j’ai parlé, et dont le rouge éclatant effaçait toutes les autres. Je pris une tige de cet arbrisseau pour l’examiner de plus près ; j’en ôtai l’écorce, j’en tirai un morceau de moelle sèche et spongieuse ; machinalement, je dépouillai ainsi plusieurs branches, et je fis un petit tas de cette moelle, sans aucune idée qu’elle pût m’être utile. Le malheur d’être privé de feu me revint à l’esprit et me fit pousser bien des soupirs ; je tirai de ma poche mon briquet, je frappai sur la pierre et fis jaillir les étincelles seulement pour passer le temps. Ô surprise ! il en tombe quelques-unes sur la moelle de la plante à fleurs rouges, elle s’allume aussitôt ; je me vois pourvu d’un excellent amadou et en possession du plus précieux trésor. La joie dont je fus saisi me fit faire des extravagances ; j’appelai Castor ; je le baisai, le serrai contre ma poitrine, comme pour la lui faire partager ; le bon animal me rendait mes caresses sans en connaître le motif. Je me mis ensuite à courir et à sauter comme si j’avais perdu l’esprit. La nuit étant venue, je fis rentrer mes bêtes dans le parc, et je me retirai avec mon chien dans ma cabane, où je retrouvai avec un grand plaisir mon excellent lit de feuilles sèches.