– Nouveau voyage. – Le bananier. — Pêche singulière. – Le flamant. – Félix fait un bon souper. – Le bois de palmiers. – Mais c'est du vin ! – Rien ne manque au dîner. – Le perroquet. – L'ananas. – La claie ; Castor y est attelé. – Le jardin.
Je partis, le cœur rempli de l’espérance de faire de nouvelles découvertes dans les parties de l’île que je n’avais pas encore visitées ; je pris la côte qui s’étend vers le midi. Comme je ne pouvais marcher sur le rivage à cause de l’amas de rochers coupés à pic en plusieurs endroits, je montai le penchant de la côte pour descendre ensuite au delà ; mais au sommet je trouvai les arbres si rapprochés et si embarrassés de lianes qu’il me fut impossible de pénétrer dans la forêt qui s’offrit alors à mes regards. Je marchai quelque temps sur le sommet des rochers, ayant d’un côté cette mer immense et de l’autre cette forêt qui bornait ma vue. Bientôt les arbres devinrent plus rares, la côte s’abaissa, et je pus apercevoir, à près d’une lieue devant moi, le rivage, qui, comme une belle nappe de verdure entremêlée de bouquets de bois, s’étendait au midi, de l’est à l’ouest. Je descendis avec empressement dans cette superbe prairie naturelle, qui m’offrait à chaque pas les ombrages les plus agréables, et où je découvrais de nouvelles productions que je n’avais pas aperçues dans les autres cantons que j’avais parcourus. Mon temps était à moi ; rien ne me rappelait dans ma demeure, où j’avais laissé tout en ordre. Je résolus d’examiner attentivement tous les arbres et toutes les plantes qui m’entouraient, afin d’en tirer quelque utilité.
Pour la clarté de mon récit, je désignerai désormais les uns et les autres par leurs noms, que j’ai appris depuis ma sortie de l’île ; je leur en donnais alors d’analogues à ce qu’ils me fournissaient pour mes besoins. J’appelai le karatas à fleurs rouges l’arbre à amadou, parce que sa moelle m’en tenait lieu, et ainsi des autres.
Le bananier attira d’abord mon attention par sa singularité. Je voyais un arbre qui ne paraissait pas avoir de tronc, c’était comme un rouleau de feuilles couchées les unes sur les autres. Cette grosse tige verdâtre avait à peu près trois fois ma hauteur ; elle était si tendre que j’en abattis une d’un seul coup de hache ; je m’assis pour la considérer à mon aise. Les feuilles d’un bananier sont d’une grandeur énorme ; il porte des fruits assez semblables aux concombres ; je les trouvais d’un goût aigrelet et très agréable ; mais je ne sais pourquoi je m’imaginais qu’ils vaudraient encore mieux cuits. L’heure du dîner approchait ; il devait être composé d’œufs d’oiseaux et de patates. Je creusai dans la terre comme un petit four, j’y mis plusieurs de ces fruits et je mis mon feu au-dessus. Cet essai me réussit ; je trouvai les bananes très bonnes et presque aussi nourrissantes que du pain. Après mon repas, je cherchai l’ombrage le plus épais pour m’y abriter durant la grande chaleur ; je le trouvai sous des mangliers élevés, et formant une multitude de berceaux entrelacés ; ils s’étendaient à l’extrémité du rivage, et allaient former encore au loin dans la mer des arbres et des voûtes de verdure des formes les plus variées. Le manglier ou figuier sauvage croît sur les bords de la mer et dans les terrains marécageux ; les racines qui sortent de terre s’élèvent, s’étendent de tous côtés, et atteignent quelquefois une hauteur démesurée.
Cependant, je fus distrait de mes observations par un spectacle tout à fait divertissant ; c’était une partie de pêche qui se faisait à cent pas de moi. Les pêcheurs étaient une troupe de gros oiseaux aux ailes couleur de feu, qu’on nomme flamants ; ils étaient rangés en file le long du rivage, et ressemblaient à un régiment en uniforme rouge, rangé en bataille. Une chose si nouvelle pour moi excitait ma curiosité, je considérais ces oiseaux, sans oser bouger ni faire le moindre bruit, de peur que si je les effrayais ils ne prissent leur vol ; je remarquai qu’il y en avait quelques-uns qui paraissaient posés en sentinelles pour veiller à la sûreté de toute la troupe. Je me cachai dans le feuillage pour n’en être pas aperçu, et je m’amusai longtemps à les voir manger de petits poissons ou des coquillages, et fouiller dans la vase avec leur bec pour y trouver des insectes dont ils sont friands. Malgré le plaisir que j’avais à les regarder, je désirais en tirer un autre profit. Je m’approchai doucement entre les mangliers, et quand je fus à portée de la bande, je lançai au milieu une grosse pierre. J’avais visé si juste que j’en fis tomber un grièvement blessé. Les sentinelles poussèrent un cri perçant, et toute la troupe s’envola à tire-d’aile. Je m’emparai de mon flamant ; comme il était aussi grand que moi, je ne pus le porter ; mais je le traînai, au moyen d’une ficelle, à l’ombre des mangliers. Il avait perdu tant de sang par sa blessure, qu’il n’avait pas la force de donner des coups de bec. Je lui coupai la tête et je commençai à le plumer, me proposant de ne le mettre à la broche que le lendemain. Je régalai Castor de ses entrailles, et quand il fut proprement arrangé, je le suspendis aux branches d’un arbre que j’avais choisi pour y passer la nuit.
La fraîcheur du soir m’invitait à me promener au bord de la mer. J’y remarquai beaucoup de petits poissons ; c’était sans doute ce qui attirait les oiseaux pêcheurs. Je fis à la hâte une ligne, je mis au bout un clou recourbé provenant du coffre et je l’amorçai avec des boyaux de flamant. Grâce à cet engin primitif, je parvins à prendre assez de poissons pour en faire mon souper ; je les grillai sur le charbon et les trouvai excellents. Je terminai cette journée intéressante en allant goûter le repos au milieu de l’épais feuillage d’un manglier.
Le lendemain matin je tournai mes pas vers un joli bois de palmiers ; mon flamant m’embarrassait, parce qu’il était fort lourd et que j’étais déjà chargé. Je m’avisai de le lier sur le dos de Castor, et moitié par autorité, moitié par caresse, j’obtins du bon animal de porter ce fardeau, dont je le débarrassai dès que nous eûmes gagné le bois, où je voulais passer la matinée et apprêter mon dîner. Ce fut dans ce lieu que je pus observer les différentes espèces de palmiers dont chacun m’offrait quelque avantage. Celui que l’on nomme latanier ou palmier-éventail est ainsi appelé parce que ses feuilles sont placées en éventail à l’extrémité des branches ; il est fort élevé, mais sa grosseur ne répond pas à son élévation. J’en abattis facilement un tout jeune, le tronc ayant très peu de bois. Il contient une grande quantité de moelle semblable à de la filasse ; nouveaux matériaux pour mes cordes et mes ficelles. J’en fis une provision que je mis sécher au soleil pour en remplir mon sac.
Le palmier porte à son sommet un amas de feuilles tendres qu’on nomme chou. C’est un excellent aliment, dont le goût ressemble à celui de l’artichaut.
On en fait si grand cas, qu’on abat l’arbre pour se le procurer. Mon ignorance m’empêcha d’en tirer parti pour ma nourriture ; cependant le hasard me fit découvrir que cet arbre fournit une boisson délicieuse. Voulant juger de l’épaisseur de son écorce, je fis une incision au tronc ; il en coula aussitôt quelque chose de liquide que je recueillis dans une tasse. C’était un vin doux et tout à fait agréable à boire ; il se conserva trois jours fort bon, puis se changea en vinaigre.
Je vis encore le palmier-sagou ; avec plus de connaissance j’aurais tiré de sa moelle une pâte succulente. Combien j’ai regretté depuis mon peu d’instruction, qui m’a privé des avantages que m’eussent offerts tant de différentes productions si j’avais connu leurs propriétés !
Le superbe cocotier s’élevait au milieu de tous ces arbres ; je ne me lassais point de l’admirer ; il me semblait que lui seul pouvait suffire aux premiers besoins de l’homme. Tout est utile dans cet arbre : les feuilles, séchées et tressées, peuvent couvrir les cabanes ; il fournit une liqueur, comme le palmier, par le moyen des incisions, et son jeune fruit produit un lait délicieux ; dans sa maturité, il fournit une amande blanche et ferme comme la noisette, dont elle a un peu le goût. Sa coque donne des vases, et le brou qui l’entoure peut s’employer, comme je l’avais fait, pour faire de la ficelle et des cordages.
Le temps s’était écoulé bien promptement en considérant tant de choses merveilleuses ; il fallait préparer le repas splendide auquel ce jour-là rien ne devait manquer, puisque d’excellent vin accompagnerait la bonne chaire. Le flamant fut rôti avec soin ; il rendit beaucoup de graisse huileuse, que je recueillis dans une tasse de coco. J’avais encore dans ma grotte celle de tous les animaux que j’avais mangés ; mais l’idée qui me vint en cet instant ne s’était pas encore présentée à mon esprit. Je me dis que cette graisse pourrait être bonne à brûler aussi bien que celle du bœuf ou du mouton. « Que je serais heureux, m’écriai-je, si je pouvais avoir une lampe pour m’éclairer pendant les tristes soirées d’hiver ! Eh ! pourquoi non ? j’ai tout ce qu’il me faut pour cela ; une coquille de Saint-Jacques sera ma lampe, le fil des bas que j’ai défaits me fournira des mèches et la graisse de mes rôtis servira d’huile. » Je sautai de joie à cette invention ; mais un coup de pied que je donnai dans le vase renversa toute la graisse du flamant, ce qui ne m’affligea guère, puisque j’avais de quoi la remplacer. Je me rappelai la fable de la Laitière et le Pot au lait, que j’avais apprise par cœur, et le rapport que j’avais avec elle me fit éclater de rire. Ce fut dans cet excès de gaîté que je me mis à table, c’est-à-dire que je m’assis sur un gazon bien frais. Des feuilles de cocotier servaient de nappe ; j’y plaçai mon rôti, accompagné, d’un côté, d’une belle noix de coco, et, de l’autre, d’une pyramide de pommes de terre ; deux tasses de vin de palmier étaient aux deux bouts : ainsi rien ne manquait à la somptuosité du festin. Castor, assis devant moi, attendait avec impatience sa part du gibier. En bon maître, je le servis le premier, et tous deux nous satisfîmes notre appétit.
L’après-dîner, je montai sur plusieurs arbres pour y chercher des nids ; j’y trouvai des œufs de pigeons et de tourterelles ; mais ma plus précieuse découverte fut celle d’un nid de perroquets, dont les petits étaient éclos depuis quelques jours et commençaient à se couvrir de plumes. Je pris celui qui me parut le plus fort, désirant l’élever, et me faisant une idée charmante de lui apprendre à parler, et d’entendre encore une fois les accents d’une voix humaine. Je descendis doucement avec mon petit prisonnier ; il était tout tremblotant ; je le rassurai par mes caresses et le réchauffai ; ensuite je lui fis boire du vin de palmier, et le posai dans ma corbeille sur un petit lit de feuilles.
J’avais quelquefois eu la crainte d’oublier le français, n’ayant nulle occasion de le parler ; songeant que, par la suite, il pourrait aborder des hommes dans mon île, je désirais pouvoir me faire entendre. Je prenais plaisir à répéter à haute voix, en me promenant, tout ce que j’avais appris par cœur dans mon enfance. Mais l’espoir de causer avec mon perroquet me flattait bien davantage ; aussi je me fis un plaisir à l’idée de son éducation. Je ne pouvais supporter la pensée d’oublier le peu que je savais, me trouvant déjà bien assez malheureux de ne pouvoir rien apprendre de nouveau. Je ne songeais pas que l’expérience était mon maître ; j’acquérais tous les jours, presque à mon insu, quelque nouvelle connaissance.
Après huit ou dix jours de voyage, qui offrirent de nouveaux objets à ma curiosité et m’enrichirent de plusieurs choses utiles, je me trouvai, sans m’en douter, de retour à mon habitation, où j’arrivai d’un autre côté que celui d’où j’étais parti. Les rochers offraient, dans cet endroit, l’aspect le plus pittoresque ; ils me représentaient une belle serre où les pots à fleurs étaient remplacés par les petites terrasses, les fentes, les saillies de la montagne. Chacune de ces sortes de tablettes s’était couverte des plantes les plus rares et les plus variées qui charmaient les yeux. C’étaient surtout des plantes grasses, aux feuilles épaisses et charnues, la plupart épineuses. Les karatas, les aloès, les superbes cierges épineux, y étaient en très grand nombre, et la serpentine laissait pendre le long des rocs ses nombreuses tiges entrelacées.
Au milieu de ces différentes productions, je découvris un fruit que son parfum délicieux m’invitait à goûter ; chaque plante n’en portait qu’un au sommet de sa tige, haute de deux pieds et de la grosseur du pouce ; le fruit avait la forme d’une pomme de pin ; il était jaune en dehors. Rien ne m’a tant flatté que le goût de sa chair blanche qui laisse dans la bouche une fraîcheur délicieuse : c’est l’ananas, le plus parfait des fruits du Nouveau-Monde. J’étais assez sensuel pour me réjouir de cette trouvaille, mais trop raisonnable pour ne pas lui préférer des choses plus nécessaires dans ma position. En arrivant à ma demeure, où je trouvai tout dans le plus bel ordre, j’éprouvai le regret de n’avoir pu y transporter mille objets que j’avais rencontrés dans mon voyage et dont je sentais toute l’utilité. J’avais rempli mon sac de filasse que m’avait fournie le latanier, et je l’avais attaché sur le dos de Castor ; pour moi, j’étais chargé d’un faisceau de cannes à sucre, de noix de coco, et de la corbeille où j’avais logé mon cher petit perroquet. C’était là tout ce que, faute de moyens de transport, j’avais pu rapporter de mon expédition.
Oh ! combien j’aurais désiré pouvoir fabriquer une voiture, même des plus primitives ! Mais l’essieu, et surtout les roues, passaient les bornes de mon industrie, et le métier de charron m’était entièrement inconnu. J’aurais cependant donné de bon cœur mes ananas, mes fraises et même mes cannes à sucre pour la moindre brouette. Après avoir bien rêvé, je ne trouvai d’autre expédient que de me faire une claie, sur laquelle je pusse charger les objets que je voulais transporter chez moi. Je sentais que j’aurais beaucoup de peine à la conduire puisqu’elle serait dépourvue de roues ; mais je me flattai qu’en y attelant mon chien, et la poussant moi-même par derrière, je parviendrais à la faire marcher. Je ne voulus pas différer à en faire l’essai ; je tressai des branches de saule, et j’en formai une claie de quatre pieds environ de longueur et de trois de largeur ; je sciai une planche du premier coffre, et j’en fis de petites lattes que je clouai dessous pour lui donner plus de force et de solidité. Dans l’intervalle de mon travail, je commençai à faire usage de mon filet de pêche ; je pris plusieurs poissons qui ressemblaient au mulet, et qui, grillés sur le charbon, étaient d’un fort bon goût. Quand ma claie fut achevée, l’occasion de m’en servir se présenta fort à propos ; je tuai une assez grosse tortue sur le bord de la mer ; je la posai sur la claie et j’y voulus atteler Castor. Ce ne fut pas sans peine que j’en vins à bout ; il fut récalcitrant, et chaque fois que j’essayais de l’attacher, il se débarrassait de ses liens par un mouvement brusque et s’enfuyait bien loin. Je fus obligé de le frapper pour le rendre plus docile, et je le fis à regret ; enfin il prit le parti de la soumission ; et, travaillant tous deux de concert, nous parvînmes à conduire ma claie jusque dans ma grotte. J’étais charmé de ce succès, mais je souffrais pour mon bon camarade, que les cordes dont il était lié blessaient nécessairement. Pour y remédier, j’imaginai de lui faire, avec des peaux de bouc, quelque chose qui ressemblerait au harnais d’un cheval ; les traits que je fis pour l’attacher étaient doux, flexibles, et ne pouvaient lui faire aucun mal ; aussi s’y accoutuma-t-il assez facilement.
Le temps s’écoulait en courses et en travaux ; je m’aperçus avec beaucoup de joie que trois de mes jeunes chèvres allaient être mères ; elles commencèrent à me donner du lait dont j’étais privé depuis longtemps. Mon perroquet, que j’avais nommé Coco, croissait à vue d’œil et prononçait déjà quelques mots ; je le nourrissais de fruits, de bananes et de vin de palmier ; il était si familier qu’il me suivait dans toutes mes promenades, perché sur mon épaule et me baisant de temps en temps. Ma taille et mes forces augmentaient étonnamment ; je portais des fardeaux que je pouvais à peine remuer l’année précédente, et j’étais obligé de me baisser pour entrer dans ma grotte, dont l’ouverture était d’abord de ma hauteur. Tout cela m’encourageait à former de nouvelles entreprises. Je résolus de faire un jardin tout près de ma demeure, et de rassembler, pour ainsi dire, sous ma main, les arbres, les plantes et les racines qui m’étaient le plus nécessaires ou le plus agréables. Je fis d’abord un enclos, formé de jeunes arbres que je déracinai et transplantai à une petite distance l’un de l’autre ; c’étaient des acacias, des sureaux et beaucoup d’autres espèces. L’espace que je laissai entre eux était rempli par des plantes rampantes, qui devaient l’année suivante former une haie impénétrable ; je divisai l’espace qu’elle entourait en divers petits carrés, où je cultivai séparément des pommes de terre, des fraises, du riz, et toutes les autres choses qui pouvaient m’être utiles. Ce travail fut long et pénible ; il fallait de grandes courses pour aller chercher des objets éloignés de ma demeure, les y amener au moyen de ma claie, puis semer, planter, arroser, tourner et retourner la terre. Aussi, malgré mes fatigues et mon assiduité au travail, mon jardin ne fut qu’ébauché avant la saison des pluies.