VIII

– Départ pour la grande rivière. – Palmier-nain. – Le miraca ou l'arbre à cire. – Félix fait des bougies. – Occupations du second hiver. – L'arc et les flèches. – Félix pleure en pensant à sa mère. – Retour du printemps. – Progrès du jardin. – II faut une table et des bancs.

Mes chèvres avaient mis bas ; je me déterminai à élever les petits et à tuer les plus vieux boucs pour avoir leurs peaux et me nourrir de leur chair pendant l’hiver. J’avais perfectionné la manière de saler et de préparer les viandes pour les conserver ; je ne manquais pas de vases d’écaille ; ainsi je pouvais faire de plus fortes provisions et m’assurer de bons potages pour la mauvaise saison. Je prenais une multitude de petits oiseaux avec des lacets ; je les faisais rôtir à moitié, et je les couvrais de graisse fondue, de sorte que, l’air n’y pouvant pénétrer, ils ne se gâtaient pas ; j’en ai conservé de cette manière pendant près de six mois. Je ne fus pas si heureux dans les essais que je fis pour me procurer de la lumière. La graisse de bouc s’éteignait dans ma lampe, et, de quelque manière que je m’y prisse, je ne pus parvenir à la faire brûler. Cependant la saison pluvieuse approchait ; je ne voyais pas sans beaucoup de chagrin qu’il faudrait passer une grande partie des jours dans une triste obscurité. Cette idée accablante pensa me faire perdre courage, et me laisser écouler dans l’inaction le reste des beaux jours. Je me reprochai bientôt cette faiblesse, et, me soumettant à la loi de la nécessité, je me décidai à faire, avant l’hiver, une excursion sur le bord de la grande rivière, que je n’avais pas visitée cette année.

Je partis un matin, après avoir attelé Castor à la claie, qu’il traînait facilement parce qu’elle n’était que très peu chargée. Je marchais gravement, armé de toutes pièces, mon perroquet sur mon épaule, et me regardant comme le maître et le souverain de tout ce que je voyais. Mais que j’aurais volontiers troqué mon empire pour la société d’un homme, pour le bonheur de posséder un ami ! Je montai sur une colline, et je découvris une grande plaine fertile, délicieuse, où tout respirait la tranquillité ; elle était tapissée d’une herbe haute et du plus beau vert, coupée çà et là de petits bois de palmiers et d’autres arbres inconnus. La rivière, comme un large ruban d’argent, traversait le vallon, et ses bords étaient garnis de roseaux et d’autres plantes aquatiques. J’y descendis avec empressement, je gagnai le premier bouquet de bois, où je voulais m’arrêter quelque temps. J’y observai une espèce de palmier que je n’avais encore vu nulle part ; il était infiniment moins élevé que les autres, sa tige n’ayant guère que la hauteur d’un homme ; ce qui me le fit nommer palmier-nain. Il avait des feuilles épineuses, et son fruit n’était pas plus gros qu’un œuf de pigeon ; je formai le projet d’arracher les plus jeunes et d’en fortifier ma haie.

Un joli bosquet de buissons, qui m’était inconnu, attira mon attention ; toutes les branches étaient chargées de baies d’une qualité rare. J’en voulus cueillir ; elles étaient couvertes de cire qui s’attachait à mes doigts ; cette singularité me frappa et me fit tomber dans la rêverie. « N’y aurait-il pas moyen, me dis-je, de recueillir assez de cire pour en faire des bougies ? Si j’emportais chez moi une grande quantité de ces baies, et que je les fisse bouillir dans l’eau, la cire s’élèverait sans doute au-dessus, puisque c’est la propriété de toutes les matières grasses. Si je pouvais une fois la séparer du fruit, j’en ferais aisément des espèces de chandelles comme on en fait dans mon pays avec du suif. Allons ! voilà qui vaut bien la peine de retourner dès aujourd’hui à ma grotte ; si je ne réussis pas, je n’aurai du moins aucun reproche à me faire. » Je me mis sans tarder à l’ouvrage. Je passai toute la journée à ramasser des baies, dont je remplis un sac et une grande corbeille, qui furent mis sur la claie. Il était fort tard quand j’achevai mon ouvrage ; mais un beau clair de lune favorisait mon retour, et le vent frais du soir diminuait la fatigue pour moi et pour mon compagnon de travail ; il traînait courageusement la claie, et je l’aidai de tout mon pouvoir en la poussant par derrière. Le babil de Coco m’amusait en chemin. « Courage, courage, mon petit maître, prononçait-il distinctement ; à la maison ; donnez du vin à Coco. » Puis il sifflait un air que je m’étais plu à lui apprendre. En arrivant, j’avais grand besoin de repos : je me couchai après avoir bu une tasse de lait chaud, très impatient d’être au lendemain. Aussi le soleil ne me trouva pas dans mon lit. Mon premier soin fut d’allumer du feu ; je mis les baies dans ma marmite ; je les fis cuire doucement, et pendant qu’elles bouillaient, je préparai des mèches. Lorsque je vis paraître au-dessus de la marmite une belle matière huileuse, d’un vert clair et d’une odeur agréable, je la levai avec une coquille creuse, je la mis dans une cuve d’écaille de tortue, que je posai près du feu pour l’entretenir liquide. Quand j’eus levé toute la graisse, j’eus une assez grande quantité de cire fondue ; je trempai les mèches l’une après l’autre dans la cire, et je les suspendis ensuite à des branches. Lorsque la cire fut prise autour et refroidie, je les trempai de nouveau et je continuai ainsi jusqu’à ce que mes bougies me parussent assez grosses ; après quoi, je les plaçai dans l’endroit le plus frais de ma grotte, pour les durcir parfaitement avant d’en faire usage. Cependant on se doute bien que j’en voulus essayer dès le soir ; j’en fus extrêmement satisfait. Mes bougies donnaient une lumière douce, qui, en se réfléchissant sur les parois brillantes de la grotte, éclairait tout l’intérieur et me permettait de travailler comme en plein jour. Oh ! combien je me trouvai heureux de posséder un si précieux avantage ! Je ne regrettai point mes peines ; pour m’en procurer une plus grande quantité, je fis cinq ou six voyages au petit bois de palmiers, et je rapportai tant de baies que j’en tirai plus de cent bougies.

Je vis arriver l’hiver sans le moindre chagrin. Il fut employé, comme le premier, à différents ouvrages, je fis de nouveaux vêtements et j’en perfectionnai la façon ; j’augmentai ma garde-robe d’un bon manteau, dont je voulais me servir lorsque je serais surpris par un orage, ce qui arrivait assez souvent. Je filai beaucoup de ficelles et de petites cordes ; c’était une des choses qui m’étaient le plus nécessaires. Ces travaux terminés, j’entrepris de fabriquer un arc. Mon île produisait un bois élastique très propre à mon dessein ; après beaucoup d’essais infructueux, je parvins, à force de constance, à faire un arc que je pouvais tendre et détendre facilement. Les flèches me coûtèrent encore plus de temps. J’en fis la pointe d’abord avec des arêtes de poisson ; mais ce qui me réussit le mieux, ce furent les épines de ces acacias dont j’ai déjà parlé ; elles remplirent parfaitement mes vues. Je finis par un étui de peau, destiné à serrer mes flèches en guise de carquois. Je me promis de m’exercer à tirer de l’arc dès que le retour du beau temps me permettrait de sortir. Si les forces de mon corps étaient en activité, celles de mon esprit n’étaient pas oisives ; elles s’augmentaient journellement par la réflexion et par l’étude. Ce dernier mot pourra surprendre mes lecteurs ; en effet, que peut-on étudier sans maîtres et sans livres ? Mais c’était la nature que j’étudiais ; c’est un livre toujours ouvert pour ceux qui veulent y lire. J’examinais soigneusement toutes les productions de mon île ; je cherchais à en tirer quelque utilité ; je les classais dans ma tête avec un ordre qui m’empêchait de les confondre, quoiqu’elles fussent aussi nombreuses que variées.

Quant à mes réflexions, elles étaient souvent bien pénibles : plus j’avançais en âge, plus ma raison se formait, plus je me reprochais mes torts envers ma mère et l’abandon où je l’avais laissée. J’étais témoin de la tendresse des mères pour leurs petits dans les différentes sortes d’animaux dont j’étais entouré ; elles me rappelaient les soins touchants dont j’avais été l’objet, et que je n’avais payés que d’ingratitude.

Les pluies avaient duré une quinzaine de jours de plus que l’année précédente ; mais n’étant plus dans les ténèbres, ce temps m’avait paru moins long. Cependant je vis avec grand plaisir le retour des beaux jours. L’effet qu’avaient produit sur ma plantation les quatre mois et demi de l’hiver me causa un grand plaisir. Les arbres avaient considérablement grandi ; les plantes grimpantes en atteignaient le sommet, et le tout, lié ensemble, défendait aussi bien mon jardin qu’un mur en maçonnerie. Tout ce que j’avais semé ou planté prospérait : le riz était superbe ; les fraises en fleurs ressemblaient à des flocons de neige ; les cannes à sucre profitaient à merveille ; tout était riant et animé dans ce joli enclos. Une multitude d’oiseaux, attirés par la fraîcheur du lieu et la nourriture abondante qu’ils y trouvaient, cherchaient sur les arbres des places commodes pour y construire leurs nids. Ils détruisaient, il est vrai, une partie de mes grains et de mes fruits ; mais je prévoyais qu’ils m’en dédommageraient de plus d’une manière. Leurs œufs me fourniraient un de mes mets favoris, et au moyen de mon arc et de mes flèches, je comptais en diminuer assez le nombre pour qu’ils ne fissent pas grand tort à mes récoltes et qu’ils fournissent ma cuisine de rôtis délicats. On doit penser que, pour arriver à ce résultat, je ne négligeais pas de m’exercer à tirer juste ; d’abord je choisissais un but, et je n’abandonnais la partie que lorsque je l’avais atteint ; lorsque je me trouvai un peu fort, je m’essayai sur les oiseaux, et j’acquis enfin tant d’adresse et un coup d’œil si juste, que je manquais bien rarement l’objet que j’avais visé. Je trouvais dans cet exercice non-seulement un surcroît de bonne chère, mais un amusement singulier. Je me serais reproché de tuer ces innocentes créatures, si la nécessité ne m’y eût obligé. Si je n’en avais pas détruit une grande partie, ils m’auraient épargné le soin de récolter mon grain et mes fruits, et ne m’auraient pas laissé de quoi vivre pendant l’hiver.

Pourvu de toutes les nécessités de la vie, je songeais à me procurer quelques meubles d’agrément. J’avais employé toutes les planches du coffre ; ainsi je ne pouvais rien faire en bois ; je voulais cependant avoir un lit de bois couvert en peau pour me garantir de l’humidité, une table, une chaise ou un banc pour être assis à mon aise.

Je fis tout cela en ouvrage de vannier, car, à force d’exercice, j’étais devenu fort habile. Pour composer mon lit, je plantai en terre quatre pieux, que j’enfonçai bien solidement et qui n’avaient pas plus d’un pied de hauteur ; je clouai dessus une forte claie, tressée avec des branches de saule ; je la couvris de trois ou quatre peaux de bouc, qui me composaient un lit très passable. La table fut faite précisément de la même manière, sinon qu’elle formait un carré parfait, tandis que le lit était plus long que large. Je ne me vanterai pas d’avoir gardé les proportions dans tous ces ouvrages, mais je n’y cherchais que l’utilité, et mon but se trouva atteint. J’échouai absolument pour la fabrication d’une chaise, et je fus obligé de me contenter d’un banc ; encore, pour le rendre solide, fus-je contraint de le fixer à une place : ce fut devant ma table que je l’établis ; mais n’ayant pu le rendre portatif, j’en fis trois autres, que je distribuai dans différents endroits de ma grotte.

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