XII

– Tempête. – Canon de détresse. – Nuit affreuse de Félix. – Ils ont tous péri ! – Recherches. – Voilà un corps. – C'est une femme. – Elle vit. – Succès des soins de Félix. – Sa joie.

Les deux années qui suivirent ne furent remarquables que par les progrès de Tomy et les nouvelles joies qu’il me donnait ; du reste, c’étaient toujours les mêmes soins, les mêmes occupations. Il y avait bientôt six ans que j’étais dans mon île ; mon enfant avait quatre ans ; il était aussi instruit qu’on peut l’être à cet âge ! son intelligence précoce et sa vive curiosité facilitaient mon travail.

Ses propos naïfs m’attendrissaient jusqu’aux larmes. Sans le souvenir de ma mère, je me serais trouvé parfaitement heureux, et je n’eusse ni regretté le monde ni désiré de quitter ma solitude.

Un jour que je jouissais, à peu de distance de ma grotte, des charmes d’une belle soirée, le ciel se couvrit tout à coup à l’horizon de nuages noirs et sulfureux, la mer s’éleva en bouillonnant, le bruit de la foudre se fit entendre au loin ; enfin tout annonçait une violente tempête. Je pris Tomy dans mes bras, et, courant autant que mes forces purent me le permettre, je gagnai ma retraite ; je fermai exactement la porte et les volets, et j’allumai de la bougie. À peine eus-je pris ces précautions, que j’entendis des torrents de pluie qui, se mêlant au bruit des vents déchaînés et aux éclats du tonnerre, semblaient menacer mon île d’un entier bouleversement. J’étais accoutumé à ces secousses de la nature, je me jetai sur mon lit, près du berceau de mon enfant qui dormait d’un paisible sommeil. Je le regardais dormir, lorsque je crus entendre quelques coups de canon tirés à intervalles égaux ; je prêtai une oreille attentive, et je fus bientôt convaincu que je ne me trompais pas. C’était sans doute le signal de détresse d’un vaisseau près de périr, les malheureux qui le montaient imploraient le secours de quelqu’un de leurs semblables. Je fus en proie à une émotion inexprimable ; ainsi, à quelques pas de moi, se trouvaient des hommes et peut-être des Français. Combien je maudissais mon impuissance ; j’aurais de bon cœur exposé ma vie pour les sauver, mais je n’en avais aucun moyen. À force de réfléchir, je pensai que quelques-uns de ces infortunés pourraient, à l’aide de leurs chaloupes, aborder dans mon île, s’ils en avaient connaissance, et qu’en allumant un grand feu sur le rivage je leur indiquerais la route qu’ils devaient prendre. La pluie avait cessé, mais le vent soufflait toujours avec violence. Je sortis de ma grotte et me rendis au rivage, chargé de bois sec que j’avais tiré de mon magasin ; j’en fis une espèce de bûcher et j’y mis le feu. Les tourbillons du vent l’allumèrent aussitôt, et trois coups de canon me firent espérer qu’on l’avait aperçu. Je me mis de mon mieux à l’abri de la tempête sous une avance de rocher, et je passai le reste de la nuit à entretenir mon feu et dans une anxiété inexprimable. Une heure après mon arrivée, les coups de canon cessèrent, ce qui me fit penser que les infortunés matelots avaient abandonné le navire. J’attendais le jour avec une extrême impatience ; il parut enfin, et me fit apercevoir, à la plus grande distance où ma vue pût se porter, un vaisseau entièrement démâté et couché sur le côté entre deux écueils que je voyais à fleur d’eau. J’espérais découvrir des chaloupes se dirigeant vers mon île, mais il ne s’en offrit point à mes yeux, et l’aspect d’une mer irritée, dont les vagues écumantes venaient se briser sur la côte, me fit juger qu’elle les avait englouties dans ses profonds abîmes. Mon cœur était déchiré, et des larmes coulaient sur mes joues. Je repris tristement le chemin de la grotte. Tomy était éveillé ; les soins que je lui donnai firent diversion à ma douleur. Quand j’eus pourvu à tous ses besoins, je le laissai sous la garde de mon chien pour retourner au rivage, résolu de le côtoyer, afin de chercher quelques indices.

Mes recherches furent longtemps infructueuses ; je m’approchai d’une pointe de terre qui s’avançait dans la mer comme un petit promontoire, et, en tournant un rocher, j’aperçus sur le sable un corps inanimé, couvert des vêtements d’une femme. À ce touchant aspect, je fus saisi de pitié ; je me mis à genoux près de l’infortunée, cherchant quelque indice de vie sur son visage décoloré. Je soulevai son bras ; il était roide et glacé ; je posai ma main sur son cœur ; il me sembla sentir un faible battement. Rassemblant alors toutes mes forces, je la pris dans mes bras, l’appuyai sur le rocher, et soulevai sa tête ; ce mouvement provoqua le vomissement. Elle rendit avec abondance l’eau qu’elle avait bue, et elle entr’ouvrit un moment les yeux, puis elle retomba dans son premier état.

Ma situation était très embarrassante, j’ignorais les moyens de rappeler à la vie celle qui m’inspirait un si vif intérêt. Je m’étais muni de vin de palmier ; je parvins, avec beaucoup de peine, à lui en faire avaler, et j’eus la satisfaction de la voir se ranimer et respirer avec facilité. Elle revint tout à fait à elle, et, tournant vers moi des regards attendris : « Je vous dois la vie, me dit-elle ; je ne pourrai jamais m’acquitter envers vous, mais je ne veux plus vivre que pour vous prouver ma reconnaissance. » Aux accents de cette voix touchante, j’éprouvai la plus vive émotion ; elle me rappelait un souvenir bien cher. Je considérai ces traits défigurés par la douleur et par l’épouvante : c’étaient ceux de ma tendre mère ; les battements de mon cœur ne m’en laissèrent pas douter. Partagé entre la joie, la douleur et les regrets, je gardais le silence et j’étais près de perdre l’usage de mes sens. Elle s’aperçoit de ma pâleur, s’arrache de mes bras, me fait asseoir au pied du rocher, et me rend tous les soins que je venais de lui prodiguer. Je n’avais point perdu connaissance ; mais, incapable de prononcer une parole, je réfléchissais à ce que je devais faire. Il eût été dangereux de me faire connaître à ma mère ; l’affaiblissement de ses forces ne lui eût pas permis de soutenir l’excès de sa joie. Ma taille élevée, ma vigueur extraordinaire, éloignaient les rapprochements qu’elle aurait pu faire, et ne pouvaient pas lui permettre d’imaginer que c’était son fils qu’elle tenait dans ses bras. Dès que j’eus retrouvé la faculté de parler, je la rassurai sur mon état, que j’attribuai à la fatigue de la nuit précédente ; je lui témoignai le désir de la conduire à ma demeure ; elle y consentit, et, s’appuyant sur mon bras, nous marchâmes lentement vers la grotte. Aussitôt qu’elle y fut entrée, je la fis asseoir sur un banc couvert de peau, et mis sur ses genoux mon petit Tomy.

Tout occupé de réparer les forces de ma mère, je la suppliai de se coucher sur mon lit, après lui avoir fait prendre une tasse de lait, où j’exprimai le jus d’une canne à sucre. Elle s’endormit bientôt, et pendant son sommeil je m’occupai de lui faire un bon bouillon. J’avais un morceau de tortue que je mis dans la marmite ; j’y ajoutai deux oiseaux d’un goût exquis ; j’en fis un consommé ; puis je fis crever du riz pour composer un potage fortifiant. En prenant tous ces soins mon cœur palpitait de joie. Je pris la résolution de ne me faire connaître à elle que lorsqu’elle aurait la force de supporter cette émotion. Je quittais à chaque instant mon foyer pour jouir du plaisir de la voir reposer ; le sommeil, après avoir rafraîchi son sang, avait répandu sur ses joues une teinte de rose ; ses traits reprenaient leur douceur, et je contemplais avec délices le visage chéri de ma mère, à peu près tel que je l’avais vu autrefois. Elle n’avait pas plus de trente-huit ans ; son excellente constitution avait résisté aux chagrins que je lui avais causés, et me donnait l’espoir de prolonger longtemps une vie qui m’était plus chère que la mienne.

Tomy tournait autour de moi et me faisait à voix basse mille questions. Je lui recommandai de ne pas faire de bruit de peur d’éveiller sa maman ; je l’entraînai au jardin cueillir un ananas et des fraises.

Il me suivit en sautant et en continuant son joli babil. « Que je suis content ! un papa ! une maman ! Quand papa sortira et qu’il ne pourra pas m’emmener, je ne serai plus seul avec Castor, je resterai avec maman. »

Après trois heures d’un sommeil paisible, ma mère s’éveilla, entièrement remise. Je lui offris le repas que j’avais préparé ; elle fut extrêmement surprise de trouver dans le fond d’un désert une nourriture aussi saine qu’agréable. Elle me fit de tendres remercîments des soins dont elle était l’objet, et, après dîner, me témoigna une vive curiosité de connaître mes aventures.

Il m’était impossible de lui rien refuser. Je commençai mon récit à l’époque de mon naufrage. Elle me donnait vingt ans, je la laissai dans son erreur ; mais j’entrai dans le détail de mes travaux, de mes découvertes, de mes occupations et de toutes les ressources que j’avais trouvées. Je lui rendis compte de mes réflexions et de mes sentiments, et je lui témoignai que je devais aux bons principes que j’avais reçus de mes parents le courage et la résignation qui m’avaient soutenu dans les circonstances les plus fâcheuses. Les larmes inondaient son visage ; c’était le souvenir de son fils qui les faisait couler. D’un mot j’aurais pu les tarir ; mais je voulais effacer les traces de mes fautes par mes services et par toute ma conduite. L’aventure de la forêt ténébreuse la fit frémir. Ce fut bien pis quand je lui racontai la mort funeste des parents de Tomy et la manière dont il était tombé entre mes mains. Elle serra sur son cœur ce pauvre enfant, et je vis qu’elle partageait tous les sentiments qu’il m’inspirait.

J’avais aussi un grand désir de savoir par quel accident ma mère avait été amenée à la vue de mon île, mais je remis à le lui demander, pour ne pas abuser de ses forces. Je l’emmenai dans mon jardin, qu’elle admira, et de là au bord de la mer, où nous nous amusâmes à chercher des œufs de tortue pour le repas du soir.

Les vagues avaient amené sur le rivage des planches détachées du vaisseau naufragé ; c’était une précieuse acquisition. Je les portai dans mon magasin, elles me firent naître l’idée d’en composer un radeau, par le moyen duquel je pourrais approcher du navire échoué et en sauver quelques objets utiles. Je n’étais pas inquiet pour la subsistance de ma mère ; il ne s’agissait que de cultiver une plus grande quantité de riz et de patates, de faire plus de salaisons et d’augmenter mon troupeau de quelques chèvres. Mais je voyais avec peine qu’elle éprouverait des privations d’un autre genre. Il m’en avait beaucoup coûté de me passer de linge, et cependant l’enfance s’accoutume facilement à tout ; combien il lui serait pénible de n’avoir, comme moi, pour se vêtir, que des habits de peaux de bêtes ! Je ne voyais d’autre moyen de lui procurer des vêtements et du linge que d’en aller chercher au vaisseau. Ni fatigues, ni périls, rien ne pouvait m’arrêter.

J’eus beaucoup de peine à décider ma mère à accepter mon lit ; elle ne céda qu’aux plus vives instances et à la promesse que je lui fis de travailler dès le lendemain à m’en faire un autre, et de lui permettre de m’aider. Elle porta un grand tas de feuilles sèches dans la salle qui devait désormais être ma chambre à coucher ; elles furent étendues et couvertes de peaux. Tomy, enchanté de tout ce mouvement, la suivait comme un petit barbet et cherchait aussi à se rendre utile ; il ramassait des feuilles et lui en rapportait plein ses deux mains, se croyant d’un grand secours. Ma mère prenait pour cet enfant une telle affection, qu’elle me demanda de laisser son berceau près de son lit ; je n’eus garde de m’y opposer.

Oh ! la délicieuse soirée que nous passâmes ! J’étais sans doute le plus heureux, parce que je connaissais toute l’étendue de mon bonheur. Au milieu des jouissances que je procurais à ma mère, des soupirs s’échappaient souvent de son sein. Elle pensait à son cher Félix ; il était devant elle et elle ne le reconnaissait pas.

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