– Soins de Félix pour Tomy. – La promenade du soir. – Les premiers pas de l'enfance. – Voyages. – Travaux. – L'hiver agréable. – Plan d'éducation. – Tomy est habillé. – Heureuses dispositions du petit noir. – Il a une voiture. — Voyage en famille.
On pense bien qu’à mon réveil ma première pensée fut pour Tomy ; son sommeil était paisible et le sourire était sur ses lèvres. Je ne pouvais me lasser de le contempler ; je songeais à l’horrible catastrophe qui l’avait rendu orphelin, et je me faisais un bonheur de remplacer auprès de lui ses parents que les monstres avaient dévorés.
Tomy s’éveilla. Là chèvre accourut à ses cris ; quand il eut satisfait son premier besoin, je m’occupai des soins qu’exigeaient la propreté et la santé de mon enfant. Je le plongeai dans une eau pure que j’avais exposée la veille à l’ardeur du soleil, une écaille de tortue fut sa baignoire. J’avais fait plusieurs nattes qui me servaient à différents usages ; j’en étendis une sur la terre ; j’y posai Tomy, qui commença à se rouler et à exercer ses forces naissantes. Il essayait de se lever et retombait aussitôt ; tous ses mouvements me semblaient avoir une grâce particulière ; je le contemplai avec délices. Castor vint partager ses jeux, et rendre ce spectacle encore plus intéressant ; le bon animal paraissait craindre de blesser son petit camarade, et ses précautions ne me laissaient aucune inquiétude.
Cependant je travaillai au berceau de mon enfant ; j’y mis plus de soins qu’à tous mes autres ouvrages. Quand il fut achevé, je le garnis de peau en dedans, puis j’y mis un matelas de mousse sèche. Il fut placé près de mon lit, et l’enfant s’y trouva si bien qu’il s’endormit profondément. En le voyant aussi fort, je pensai qu’il devait avoir besoin d’une nourriture plus solide que le lait de la chèvre. J’avais vu souvent les femmes de mon pays faire de la bouillie à leurs nourrissons : rien ne m’était plus facile, puisque j’avais du lait et du riz. Je résolus de réserver le peu qui m’en restait pour mon enfant, et de m’en priver jusqu’à la récolte.
Obligé de faire une guerre continuelle aux voleurs de mon bien, je ne vivais guère alors que de petits oiseaux que je tuais à coups de flèches, ou que je prenais avec des lacets ; je profitais pour la chasse des moments où je voyais mon enfant endormi ; à mon retour je lui apportais quelques fruits. Déjà il me reconnaissait et me tendait ses petits bras, dès que j’entrais dans la grotte. Je lui parlais sans cesse ; je savais bien qu’il ne comprenait pas ; mais je pensais que, pour lui apprendre à parler, je devais lui prononcer souvent les mêmes mots. Coco avait appris bien vite son nom, et il appelait Tomy du matin au soir.
Tous les jours, lorsque la chaleur était passée, je prenais dans mes bras mon petit garçon, et je me promenais le long du rivage ; puis je m’asseyais sur un quartier de rocher. J’imaginais quelques jeux pour amuser mon cher enfant et pour le faire rire, ce qui était toujours pour moi un plaisir nouveau.
Dans les premiers temps, ivre de mon bonheur, toutes mes idées s’étaient concentrées sur l’objet de ma tendre affection et de mes plus douces espérances. Je vivais dans le présent et dans l’avenir ; le passé semblait effacé de ma mémoire. Un soir cependant que je considérais la mer, unie alors comme une glace, je me rappelai l’apparition des canots pleins de sauvages, et je cherchai à m’en rendre raison. Depuis environ quatre ans que je vivais dans cette île, c’était la première fois que j’en avais aperçu ; j’en conclus qu’elle ne leur était pas connue, et que le hasard, ou quelque circonstance que je ne pouvais deviner, les avait amenés de ce côté. Je savais, par les récits des matelots, qu’on trouve, parmi les sauvages, quelques nations à qui l’humanité n’est pas étrangère, qui pratiquent l’hospitalité, plaignent et secourent les malheureux ; mais je me souvenais aussi qu’il en existait d’autres dont la plus atroce barbarie formait le caractère, et que les infortunés qui tombaient entre leurs mains ne devaient s’attendre qu’à une mort cruelle. Je frémis en songeant que ceux que j’avais vus étaient peut-être de ces derniers, qu’ils pouvaient avoir remarqué mon île et y descendre quelque jour. « S’ils allaient m’enlever mon enfant ! pensais-je. Quand je pourrais moi-même leur échapper, vivrais-je heureux, si j’en étais privé ? » Cette crainte fit une telle impression sur mon esprit, que je fus tenté d’abandonner ma demeure et de m’enfoncer dans les terres ; mais un pays découvert ne me paraissait pas encore une retraite assez sûre pour cacher mon trésor. La forêt noire était le seul asile où j’étais certain que les sauvages ne pénétreraient pas. La caverne de la Mort ne me paraissait plus si affreuse, puisqu’elle pouvait dérober mon enfant à toutes leurs recherches ; mais comment l’y nourrirais-je, puisque j’avais manqué moi-même y mourir de faim ? Cette idée et beaucoup d’autres me détournèrent de mon extravagant projet. Je ne voulus pas priver mon cher Tomy des beautés de la nature pour l’enfermer dans une sombre prison.
Les beaux jours s’écoulèrent fort agréablement pour moi ; jusqu’à ce moment j’avais occupé mes bras ; mon esprit n’avait pas été oisif, mais mon cœur avait besoin d’un objet auquel il pût s’attacher, et qui partageait les sentiments qu’il m’inspirerait. Je l’avais trouvé ; je jouissais par avance de l’amitié qu’aurait pour moi mon cher Tomy ; uniquement occupé de lui, j’avais le droit de compter sur un retour de tendresse qui ferait mon bonheur. L’aimable enfant se développait à vue d’œil.
Mes travaux ne souffraient nullement de la distraction qu’il me procurait ; si j’étais un moment forcé de m’en éloigner, je confiais sa garde à mon fidèle Castor, qui paraissait tout fier de cet emploi et qui s’en acquittait parfaitement. Mon jardin était devenu un lieu de délices ; tous les ans je l’embellissais des plantes et des arbustes les plus propres à l’orner.
Les pluies m’obligèrent enfin de me renfermer dans ma grotte : de nouveaux plaisirs m’y attendaient. Tomy commençait à bégayer quelques mots ; le nom de papa avait déjà frappé mon oreille et fait palpiter mon cœur. C’était, selon moi, le moment de commencer à l’instruire. Combien je regrettais alors de n’avoir pas mieux profité des leçons que j’avais reçues autrefois. Je résolus avant tout de former son caractère : heureusement la tâche était facile.
Je prévenais tous ses besoins, mais je n’accordais rien à ses caprices. S’il demandait, par des gestes expressifs, quelque chose que je dusse lui refuser, un fruit malsain, un outil qui aurait pu le blesser, ses cris et ses pleurs ne le lui faisaient point obtenir. Convaincu de leur inutilité, il n’en versait que quand il souffrait ; j’en cherchais alors la cause avec une tendre sollicitude, et je parvenais à le soulager ou à le distraire.
Craignant pour mon cher enfant la fraîcheur de la caverne, je lui fis de petits vêtements. J’eus quelque peine à l’accoutumer à les souffrir ; il n’aimait pas ce qui gênait ses mouvements toujours très vifs. Je lui fabriquai une espèce de tunique qui descendait jusqu’aux genoux, et je lui fis prendre l’habitude de la porter. Je ne jugeai pas à propos de lui faire de chaussures ; je pensai qu’accoutumé dès sa plus tendre enfance à marcher les pieds nus, les siens s’endurciraient comme ceux des petits paysans qui couraient sans être blessés.
Cependant ses progrès étaient rapides ; ses pas commençaient à s’assurer ; il prononçait distinctement une assez grande quantité de mots ; mais ce qui me charmait davantage, c’est qu’il annonçait un bon naturel et beaucoup de sensibilité. Il partageait avec Castor tout ce que je lui donnais ; il distinguait parmi mes chèvres celle qui l’avait nourri et lui faisait mille caresses ; mais j’étais l’objet de son plus tendre attachement. Il ne se trouvait bien qu’auprès de moi, et, dès que je l’appelais, il quittait tous ses jeux pour courir dans mes bras. Il montrait déjà le goût imitatif qui distingue les enfants ; si je tressais du jonc ou de l’osier, il en saisissait quelques brins et cherchait à faire comme moi ; si j’arrachais dans mon jardin les plantes parasites, il voulait encore m’imiter. Cette remarque me fit comprendre combien ceux qui élèvent la jeunesse doivent veiller sur toutes leurs actions, pour ne rien laisser échapper qui soit d’un dangereux exemple. C’est plutôt sur la conduite d’un maître que l’enfant forme la sienne que sur les maximes qu’on lui enseigne, et qui ne sont d’aucun fruit si elles ne sont soutenues par l’exemple.
Au retour du printemps, Tomy pouvait avoir dix-huit à dix-neuf mois. Il était beaucoup plus fort que ne le sont ordinairement les enfants de cet âge ; il courait et parlait distinctement. Le beau temps acheva de le fortifier. Je l’accoutumai à faire de petites courses, à me rendre mille petits services ; il n’était jamais plus content que quand il croyait que j’avais besoin de lui, et se montrait déjà sensible au plaisir d’être utile. Il régnait entre lui et Castor la plus touchante amitié ; j’en voulus profiter pour accoutumer le bon animal à porter l’enfant sur son dos quand nous aurions une longue route à faire. Je composai avec des peaux une espèce de bât que j’attachai fortement sous le ventre de mon chien ; avec des lanières des mêmes peaux, j’y fis un dossier pour soutenir le petit garçon et des appuis pour ses pieds. Je fis plusieurs essais de cette invention avant d’oser entreprendre une course de cette manière ; mais l’allure douce de Castor, qui marchait avec précaution, comme s’il eût connu l’importance du dépôt que je lui confiais, l’assurance de Tomy qui goûtait fort cette façon d’aller, tout cela me tranquillisa, et je me décidai à partir accompagné de toute ma maison, pour visiter les bords de la grande rivière. Je ménageais les forces de mon chien ; quand je le voyais fatigué, je prenais l’enfant dans mes bras ; notre marche était plus lente, mais rien ne me pressait et mon temps était à moi.