– Toilette de Félix et de sa mère. – Surprise de Tomy. – Augmentation de richesses. – Le berceau d'acacias. – Reconnaissance. – Voyage en famille. – Travaux pour l'hiver. – Projet de Félix et de sa mère. – La cassette. — Les richesses inutiles.
Lorsque je m’éveillai, ma mère dormait encore d’un profond sommeil ; je me fis un plaisir de paraître devant elle vêtu à la française. Je pris une belle chemise, un gilet et un pantalon de nankin, des bas de fil et une paire de souliers. On pense bien que je n’avais pas oublié de me fournir de chaussures ; je m’étais emparé de toutes celles qui pouvaient m’aller, ainsi que de deux paires de bottes qui semblaient faites exprès pour moi. Une cravate de mousseline brodée et une casquette de maroquin vert complétaient ma parure. Je me disposais à passer chez ma mère, lorsqu’elle entra dans ma chambre, vêtue d’une jolie robe de toile anglaise et d’un tablier de taffetas noir ; ses cheveux, encore très beaux, étaient arrangés avec soin, séparés sur le front, et relevés derrière avec un peigne d’écaille. Nous nous fîmes mutuellement des compliments sur notre toilette ; ma mère m’avoua que c’était pour elle un grand plaisir de ne pas manquer de linge ni d’habits ; mais elle fit observer que je devais sentir cet avantage bien plus vivement qu’elle, après une si longue privation.
Tomy à son réveil fut bien surpris de notre nouvelle parure ; il promenait ses grands yeux de ma mère sur moi. Après nous avoir longtemps considérés, il nous tendit ses petits bras en disant : « C’est toujours papa et maman, mais ils sont bien plus beaux. »
Nous procédâmes à l’examen de ce que renfermait la malle de ma mère, afin de mettre chaque chose à sa place ; j’eus lieu d’admirer la prévoyance des femmes et leur attention pour les petits détails. Outre une quantité suffisante de linge et d’habits, ma mère s’était munie de tout ce qui était nécessaire pour travailler ; elle avait une ample provision d’aiguilles, de fil, et plusieurs paires de ciseaux ; mais ce qui me flatta le plus, ce fut de trouver au fond de la malle une demi-rame de papier commun et quelques cahiers de papier à lettres, des plumes et deux bouteilles d’encre bien cachetées. « Oh ! quel trésor ! m’écriai-je en m’en saisissant ; combien je le mets au-dessus de tout ce que nous avons acquis d’agréments et de commodités ! – Il est à vous, mon cher fils, me dit-elle. »
Quinze jours se passèrent dans nos occupations ordinaires ; nous avions, pour surcroît, le soin de recueillir au bord de la mer ce que le flux nous apportait des débris du vaisseau, que le choc des vagues avait achevé de briser. Le soir du quinzième jour, j’aperçus sur le visage de ma mère un nuage qui me pénétra. Elle étouffait ses soupirs et cherchait à me dérober les pleurs qui bordaient sa paupière. Je n’osai lui faire aucune question, et, respectant sa mélancolie, je me retirai de bonne heure pour la laisser en liberté. Je me levai de grand matin ; j’entrai tout doucement dans sa chambre. Surpris de ne l’y pas trouver, je la cherchai dans tous les coins de la grotte ; elle en était déjà sortie. J’allai au jardin ; en approchant du berceau d’acacias, j’entendis des sanglots et des gémissements. Je m’approchai sur la pointe du pied, en retenant ma respiration.
Elle m’aperçut, et tournant vers moi ses yeux chargés de larmes : « Pardonnez, me dit-elle, vous qui m’avez sauvé la vie et qui ne vous occupez que de me la rendre heureuse ; croyez que je ressens vivement vos bienfaits, mais je ne puis oublier que j’eus un fils. Ce jour est l’anniversaire de sa naissance : il aurait aujourd’hui dix-huit ans ; cette époque renouvelle ma juste douleur. » Elle n’en put dire davantage ; ses forces l’abandonnèrent et elle tomba évanouie dans mes bras. Ma terreur fut extrême quand je la vis dans cet état ; je me reprochai de lui avoir caché que j’existais, et, l’appelant vingt fois du doux nom de mère, je cherchai à la ranimer par les plus tendres caresses. Enfin elle reprit ses sens, et me voyant à ses pieds dans une posture suppliante : « Que faites-vous ? dit-elle ; vous ne m’avez jamais offensée, et vous semblez me demander pardon. – Oui, ma mère, je demande grâce pour le coupable Félix. Reconnaissez l’enfant qui vous est encore si cher malgré tous ses torts, et qui voulait les réparer avant d’oser se faire connaître. » L’excès de la joie tenait suspendus tous les sens de ma mère ; elle pencha sa tête sur son sein, et des larmes abondantes soulagèrent son cœur. Elle considéra attentivement mes traits, et, malgré le changement que les années, le travail et le climat y avaient apporté, elle les reconnut et sentit le bonheur d’être encore mère.
Nous rentrâmes dans la grotte ; Tomy était depuis longtemps éveillé ; il jouait avec Castor et jasait avec Coco. Il nous vit des visages si contents qu’il en fut réjoui. Le déjeuner fut très gai. J’annonçai à ma mère que j’allais commencer à écrire mes aventures ; elle se chargea de montrer à lire à notre enfant, car j’avais rapporté des livres du navire, et me pria de tracer sur de petits carrés de papier les lettres de l’alphabet, afin de lui apprendre à les connaître ; ce travail me fut plus difficile que je ne l’avais supposé ; mes mains calleuses n’avaient plus la même souplesse, et ce ne fut qu’après bien des efforts infructueux et à force de patience que je pus enfin me remettre à écrire convenablement.
Ma mère ne s’était point encore éloignée de notre demeure ; je désirais lui faire connaître les beaux sites de l’intérieur de l’île ; d’ailleurs la saison s’avançait, il était temps de penser à notre provision de cire. Je lui proposai donc le voyage de la belle plaine et des délicieux bosquets où croissait le miraca ; elle y consentit avec joie, et cette course nous fut extrêmement agréable. Elle ne se lassait point d’admirer les beautés de la nature et les ressources qu’elle nous offrait dans ce climat fortuné. Tomy courait le plus souvent devant nous ; lorsqu’il était fatigué, nous le portions alternativement. Ma mère lui avait fait un vêtement léger de toile de coton, qui lui était bien plus commode que sa tunique de peaux. Sa vivacité et ses grâces enfantines nous charmaient également ; jamais enfant ne fut plus aimable, plus spirituel, ni plus docile.
Du haut d’une colline je fis remarquer à ma mère la forêt qui m’avait été si fatale ; je lui proposai, en riant, de la parcourir avec moi, en l’assurant que rien n’était plus curieux que la caverne de la Mort.
« Non, non, me dit-elle, nous sommes dans le paradis terrestre ; la curiosité ne me le fera pas perdre. »
Nous fîmes une ample récolte de baies de miraca ; nous cueillîmes une assez grande quantité de cannes à sucre et de noix de coco ; nous fîmes aussi provision de patates, dans la crainte que celles qui croissaient dans mon jardin ne fussent pas suffisantes. Enfin, après avoir campé quelques jours sur le bord de la rivière, nous revînmes chez nous, chargés de tout ce qui pouvait nous être utile pour l’hiver. D’autres travaux nous appelaient ; nous salâmes des boucs, des tortues et quelques gros poissons qui ont beaucoup de rapport avec la morue ; nous amassâmes beaucoup d’œufs que nous conservions dans du sable, et nous récoltâmes notre riz ; la fabrique des bougies nous occupa ensuite, et tout fut terminé avant la fin des beaux jours.
Les pluies nous obligèrent enfin de nous renfermer dans notre grotte ; nous ne nous trouvâmes pas moins heureux. Des occupations variées, et les charmes d’une société aussi douce qu’intime, faisaient couler le temps avec une extrême rapidité. Je m’occupais trois ou quatre heures par jour à faire la relation de mes aventures ; les ouvrages manuels employaient le reste de mon temps. C’était pour moi un véritable plaisir que de me rappeler, alors que j’étais complètement heureux, les terribles épreuves que j’avais supportées, jeté seul et sans force sur ce rivage désert. Ma mère prenait soin de préparer nos repas, de traire les chèvres et de tenir en bon état le linge et les vêtements. Nous nous occupions, de concert, de l’éducation de Tomy ; il nous égayait par ses petites gentillesses et ses propos ingénus. Le soir, je faisais une lecture à ma mère ; nous l’interrompions souvent pour nous communiquer les réflexions qu’elle nous faisait naître.
L’esprit humain aime à s’occuper de projets ; nous en formions au fond de notre retraite. Nous devions, au retour de la belle saison, nous construire une habitation champêtre à une lieue de distance de la grotte et sur les bords riants de la grande rivière ; c’eût été notre métairie. Nous devions y transporter notre bétail, y élever des pigeons et une espèce de poules que nous avions découvertes depuis peu. Mais il n’en devait pas être ainsi.
Dans mon voyage au vaisseau, j’avais trouvé dans la chambre de madame d’Altamont une cassette de bois de rose, garnie de lames d’argent et d’une forte serrure ; je m’en étais chargé dans l’idée qu’elle ferait plaisir à ma mère. Occupés tous deux d’objets plus essentiels, nous l’avions oubliée dans un coin de la grotte. Ma mère la retrouva, et, curieuse de savoir ce qu’elle renfermait, elle me pria de faire sauter la serrure. Cela fut bientôt fait ; mais nous fûmes assez déconcertés quand nous vîmes qu’elle ne contenait que quelques bijoux de prix, des papiers de famille et mille louis en or. Mécontents d’abord d’une trouvaille aussi inutile, nous prîmes le parti d’en rire, et nous fîmes mille plaisanteries inattendues. En bon père, j’en voulais disposer en faveur de Tomy et lui acheter le fonds d’un bel établissement. Après nous être longtemps égayés sur ce sujet, ma mère me suggéra une réflexion plus raisonnable. « Si, me dit-elle, nous quittions un jour cette île, et si nous avions le bonheur de retourner dans notre patrie, nous aurions la satisfaction de remettre aux héritiers de madame d’Altamont ce qui leur appartient légitimement ; il en est peut-être dans le nombre à qui cet or et ces bijoux seraient bien nécessaires, et les papiers que contient la cassette sont peut-être pour eux d’un grand intérêt. » Il fut donc convenu que nous remettrions chaque chose à sa place, et que nous garderions le tout comme un dépôt sacré dont la justice et notre conscience nous rendaient responsables.