– Rencontre inattendue. – Réception dans la grotte. – L'hospitalité. – Aventure des Anglais. – Offres de services. – Les Anglais retournent à bord. – Sir Walter. – Séjour dans l'île. – Départ. – On s'embarque pour Plymouth. – Adieux. – La famille passe en France. – Le retour au pays natal. – Les affaires s'arrangent. – Félicité de la famille.
Nous avions attendu les beaux jours sans impatience ; mais nous ne vîmes pas sans plaisir la nature reprendre ses charmes, les arbres se couvrir de fleurs, les oiseaux se rassembler dans nos bocages, et, tout autour de nous, reprendre une vie nouvelle. La chasse et la pêche étaient mes plaisirs favoris ; je commençais à m’y livrer. Un matin, je voulus gagner un endroit où la côte était très poissonneuse ; il fallait traverser un petit bouquet de bois. J’y étais à peine entré que j’aperçus quatre hommes armés de fusils qui s’avançaient vers moi. À la vue de ces étrangers, j’éprouvai une violente émotion ; c’est à peine si je pouvais marcher, tant je me sentais heureux de retrouver des hommes. En un instant, je songeais qu’enfin, sans doute, j’allais pouvoir quitter ma solitude et être rendu à la société. Pour eux, en me voyant, ils firent des gestes de surprise, et m’abordèrent en m’adressant quelques mots dans une langue qui m’était inconnue ; je répondis dans la mienne. Alors l’un d’eux, s’approchant de moi, me secoua la main, et me dit en mauvais français : « Jeune homme, vous êtes France ; vous, comment venu ici ? Nous, Anglais, mais amis de tous les hommes ; conduire nous dans votre demeure, si vous avez. »
Charmé qu’au moins un de ces inconnus pût m’entendre, je le priai de me suivre avec ses compagnons ; je l’assurai que je me ferais un plaisir de les recevoir chez moi. Chemin faisant, je leur racontai rapidement l’histoire de mon naufrage ; je vis qu’elle intéressait beaucoup celui qui pouvait la comprendre ; il la répéta en anglais aux trois autres, qui vinrent tour à tour me secouer cordialement la main.
On peut juger de l’étonnement de ma mère à la vue des quatre étrangers ; elle les reçut gracieusement ; la table fut bientôt couverte de tout ce que nous pouvions offrir de meilleur. L’eau-de-vie et les liqueurs que nous avions ménagées jusqu’à ce jour furent prodiguées à nos hôtes, qui furent extrêmement satisfaits de notre réception. Ils parlaient beaucoup entre eux ; et, quoique nous n’entendissions pas leurs discours, nous devinâmes à leurs gestes et à l’air de leurs visages, qu’ils prenaient des arrangements pour nous emmener avec eux ; ce qui nous fut confirmé par celui qui parlait un peu le français et qui était le chirurgien-major du vaisseau. Voici en substance ce qu’il nous apprit.
Un navire de la Compagnie, commandé par le capitaine Edward Walter, revenant de la mer du Sud, après avoir passé le détroit de Magellan, devait relâcher à Rio-Janeiro, où il se serait ravitaillé : de là, cingler vers la Jamaïque, où il eût fait une nouvelle relâche, débarqué quelques-unes de ses marchandises pour en charger d’autres en place, et eût repris sa route pour se rendre en Angleterre. Mais bientôt le temps, qui l’avait favorisé jusqu’alors, changea tout à coup, et une violente tempête le jeta au loin et le fit errer au gré des vents pendant une dizaine de jours. Les vivres commençaient à manquer ainsi que l’eau douce, dont chaque matelot ne recevait par jour que le quart de sa ration ordinaire. Le vaisseau était endommagé ; le capitaine et tout son équipage cherchaient à découvrir quelque terre où ils pussent le radouber, se pourvoir de vivres et surtout faire de l’eau. Une côte environnée de récifs s’était offerte à leurs regards ; le vent ayant considérablement diminué, ils cinglèrent vers le rivage. À la distance d’un quart de lieue on jeta l’ancre ; une chaloupe fut envoyée pour visiter la côte et trouver une place d’abordage ; elle portait huit matelots, deux officiers, le pilote et le chirurgien. En longeant le rivage, ils poussèrent une pointe et découvrirent une baie où la mer était calme. Les matelots se répandirent dans l’île pour y chercher de l’eau, et les officiers y pénétrèrent d’un autre côté, dans l’espérance de tuer du gibier ou de rencontrer quelque autre ressource. Je leur offris, en attendant qu’ils fissent une grande chasse, mon troupeau, pour la subsistance de l’équipage ; il consistait en deux boucs, quatre chèvres et huit jeunes chevreaux. Je me promettais aussi de leur indiquer les champs de riz et de patates, et les endroits où ils trouveraient des tortues en abondance.
Les Anglais se montrèrent très reconnaissants de ces offres obligeantes, ils s’étaient empressés de retourner à bord pour les communiquer au capitaine. Nous allâmes ensemble à la recherche des matelots ; ils avaient déjà rempli plusieurs tonnes d’eau. Nous nous rendîmes à l’endroit où était la chaloupe, et du haut d’un rocher j’aperçus le navire à l’ancre. Nous nous séparâmes avec de grands témoignages d’amitié, et je regagnai la grotte pour m’entretenir avec ma mère des espérances que cet événement devait nous donner. Je la trouvai dans une grande agitation, et j’avoue que je la partageai. Depuis que nous étions réunis, nous pensions que rien ne manquait à notre bonheur ; mais le nom de patrie remuait délicieusement nos cœurs ; et si l’espoir que nous concevions de la revoir était trompé, il était à craindre que notre solitude n’eût plus pour nous autant de charmes.
Confiant dans la promesse qu’on nous avait faite, nous songions avec attendrissement au moment où nous rentrerions dans notre village, à notre joie de revoir nos parents et nos voisins.
Lorsque nous eûmes tout mis en ordre chez nous, je proposai à ma mère de la conduire à la baie où les Anglais étaient descendus. Elle s’appuya sur mon bras et nous en prîmes le chemin : Tomy marchait devant nous en bondissant comme un jeune chevreau. Lorsque nous fûmes arrivés, nous remarquâmes un grand mouvement à bord du vaisseau ; une heure après, les ancres furent levées, les voiles hissées, et le navire prit la route de la baie ; il y entra heureusement et vint mouiller à peu de distance du rivage. Une chaloupe fut aussitôt détachée et nous nous trouvâmes dans les bras de sir Walter, qui, dans notre langue, qu’il parlait avec facilité, se félicita de notre rencontre et prit l’engagement de nous retirer de cette île et de nous procurer les moyens de repasser en France. Après avoir donné ses ordres à ses gens, il nous suivit avec son second jusqu’à notre habitation. Il fut surpris et charmé de tout ce qu’il y vit, et ne se lassait point d’admirer que, dans un âge aussi tendre, j’eusse pu me suffire pendant cinq années et fournir seul à tous mes besoins. Il approuva le conseil que j’avais donné à ses officiers ; mais, quant à mon troupeau, il m’assura qu’il ne permettrait pas qu’on en tuât une seule bête ; il voulait l’embarquer vivant pour les besoins de la traversée, pensant avec raison que la chasse et la pêche fourniraient abondamment à la subsistance de tout son monde pendant qu’il resterait dans l’île. Tandis que nous nous entretenions amicalement, quatre matelots arrivèrent chargés de biscuits, de fromage, d’un superbe jambon et d’une caisse de vin de Bordeaux. Ce présent du capitaine nous fut agréable et nous l’en remerciâmes vivement.
Sir Edward Walter me prit en amitié. Les douze jours qu’il séjourna dans l’île pour réparer son navire, je fus le compagnon de toutes ses courses. Pendant nos excursions, ma mère s’occupait de nous préparer une nourriture restaurante, car le capitaine mangea avec nous tout le temps qu’il fut à terre. La chasse fournit aux Anglais assez de provisions pour tenir durant le temps qui leur était nécessaire pour gagner les Antilles, dont au reste ils n’étaient pas fort éloignés. Sir Walter nous fit préparer à bord une cabine voisine de la sienne. Lorsque le navire eut réparé ses avaries, nous nous y embarquâmes, non sans donner des regrets à la terre hospitalière où nous avions trouvé le nécessaire, la tranquillité, et où nous avions eu le bonheur de nous rejoindre après une longue séparation. Nous n’emportâmes que nos vêtements et la cassette de madame d’Altamont. Je fis présent au capitaine de mon perroquet ; il était si bien instruit et parlait si distinctement, qu’il devait avoir un grand prix pour les amateurs. On pense bien que je n’abandonnai pas mon ami, mon sauveur, le fidèle Castor. Plusieurs officiers me proposèrent de l’acheter, mais j’avais trop d’attachement pour ce bon animal : c’était entre nous à la vie et à la mort.
Après trois semaines de navigation, nous arrivâmes à l’île de Saint-Christophe. Sir Walter y avait des amis et des correspondants ; il se logea dans un fort bel hôtel, et exigea de notre amitié d’y prendre aussi un logement. Dès qu’il eut mis ordre à ses affaires, il s’occupa des nôtres. Voyant que nous brûlions du désir de revoir la France, il arrêta notre passage sur un vaisseau anglais en partance pour Plymouth, et ne négligea rien pour que nous jouissions de toutes les commodités possibles pendant la traversée. Quand nous voulûmes régler le compte de notre dépense, notre hôte nous apprit que tout était payé. Le capitaine ne nous permit pas de lui exprimer notre reconnaissance, et prétendit que c’était lui qui était notre obligé. Il vint nous conduire au vaisseau ; nos adieux furent très tendres ; Walter profita de l’effusion générale pour se jeter dans la chaloupe, d’où il nous fit, avec son mouchoir, des signes d’amitié tant que nous pûmes l’apercevoir.
La traversée, qui fut fort heureuse, ne nous ennuya nullement, quoique nous ne puissions faire société avec aucun de ceux oui montaient le vaisseau, dont pas un n’entendait un mot de français. Nous ne restâmes que trois jours à Plymouth pour nous reposer. Nous prîmes la poste pour Douvres, et nous montâmes sur le paquebot pour nous rendre à Calais. La santé de ma mère nous obligea de passer quelques jours dans cette ville ; elle eut plusieurs accès de fièvre. Je fis venir un médecin, et nos soins réunis la rétablirent assez promptement. Nous étions en France, mais nos vœux n’étaient pas encore remplis, nous soupirions après notre pays natal, les lieux que nous avions habités semblaient pouvoir seuls nous dédommager du séjour agréable et paisible de notre île. Nous partîmes de Calais dans la diligence, le voyage fut gai ; nous avions très bonne compagnie, et les charmes d’une conversation intéressante nous distrayaient de l’extrême impatience que nous avions d’arriver. Enfin nous sommes à Brest. À peine nous donnons-nous le temps de prendre un léger repas, nous montons dans une petite voiture, et moins d’une heure après nous apercevons le clocher de notre village. Des larmes de joie mouillent nos paupières, tous les objets que nous reconnaissons font palpiter nos cœurs. Voici la belle avenue de tilleuls qui conduit au village ; nous sommes sur la place où les vieillards se rassemblent pour parler du passé, où la jeunesse danse le dimanche au son d’une musette champêtre, où les enfants se livrent aux jeux bruyants de leur âge. Pour moi, je me rappelais le moment de mon départ, cette impatience que j’avais de quitter ma mère, et les malheurs qui avaient été la juste punition de mon ingratitude.
Nous avions dû dépenser quatre mille francs sur la somme que nous avions en dépôt. Nous fîmes remettre la cassette aux héritiers de madame d’Altamont, en leur demandant trois mois pour vendre une pièce de terre et remplacer la somme que nous avions été forcés d’en distraire. Le fermier qui avait loué notre maison et les terres qui en dépendaient était un homme peu laborieux, et qui, par conséquent, faisait fort mal ses affaires ; il consentit à nous remettre le tout, moyennant un dédommagement de peu d’importance.
Nous rentrâmes ainsi dans la possession de notre maison et de nos terres ; tout cela était en fort mauvais état, mais nous avions les moyens et la volonté d’améliorer notre bien.
Deux principaux héritiers de madame d’Altamont vinrent en personne nous trouver.
On leur avait suscité un procès injuste, et les papiers que nous avions sauvés leur en assuraient le gain. Ils ne voulurent jamais entendre parler de la restitution que nous voulions leur faire, et forcèrent ma mère d’accepter une belle bague comme un gage de leur gratitude.
Nos biens prospèrent chaque jour ; nous vivons dans une douce aisance, et notre attachement mutuel nous rend aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde. Tomy va à l’école ; à dix ans je le mettrai au collége, afin qu’il puisse un jour choisir l’état qui lui conviendra.
Estimés de nos voisins, tranquilles dans notre intérieur, nous faisons partager notre félicité à ceux qui nous entourent.
Mon existence montre combien il est utile d’acquérir de bonne heure un grand nombre de connaissances ; de s’endurcir à la fatigue, aux intempéries des saisons, de bannir les vaines frayeurs, et de fortifier son âme contre tous les événements. Ceux qui composent la vie de l’homme sont si variés qu’on ne peut prévoir les situations où l’on pourra se trouver ; mais la patience et le courage sont de puissantes armes dans toutes les situations.
FIN.