CHAPITRE XIX.

Où l'on parle encore des expériences et des opinions de miss Ophélia.

«Tom, il est inutile de mettre les chevaux.... je ne veux pas sortir, dit Évangéline.

—Pas sortir, miss Éva?

—Non! Ces choses me sont tombées sur le cœur, Tom; ces choses me sont tombées sur le cœur, répéta-t-elle avec attendrissement; je ne veux pas sortir!»

Et elle rentra dans la maison.

A quelques jours de là, ce fut une autre femme qui vint à la place de Prue. Miss Ophélia était dans la cuisine.

«Eh bien! fit Dinah, qu'est devenue Prue?

—Prue ne viendra plus, dit la femme d'un air mystérieux.

—Pourquoi donc? Elle n'est pas morte?

—Nous ne savons pas trop! Elle est dans la cave....»

Et la femme jeta un coup d'œil sur miss Ophélia.

Miss Ophélia prit les biscottes. Dinah suivit la femme jusqu'à la porte.

«Voyons, qu'a donc Prue?»

La femme semblait à la fois vouloir et ne vouloir pas parler. A la fin, tout bas et d'une voix mystérieuse:

«Eh bien! vous ne le direz à personne.... Prue s'est encore enivrée.... Ils l'ont fait descendre à la cave.... Ils l'y ont laissée tout un jour, et je les ai entendus dire que les mouches s'y étaient mises et qu'elle était morte!»

Dinah leva les mains au ciel.... et, en se retournant, elle aperçut auprès d'elle, pareille à un esprit, la jeune Évangéline. Ses grands yeux mystiques étaient comme dilatés par l'horreur de ce qu'elle venait d'entendre. Il n'y avait plus une goutte de sang sur ses lèvres ni sur ses joues.

«O ciel! miss Éva qui s'évanouit.... Devrions-nous lui laisser entendre de pareilles choses?... son père en deviendra fou!

—Je ne m'évanouis pas, Dinah, reprit Évangéline d'une voix émue.... et pourquoi n'entendrais-je pas cela? La pauvre Prue l'a bien souffert.... elle est plus malheureuse que moi!

—Mais, doux Seigneur! ce n'est pas pour de douces et délicates petites filles comme vous que ces histoires-là sont faites.... elles seraient capables de vous tuer....»

Évangéline soupira encore et monta l'escalier d'un pas triste et lent.

Ophélia, inquiète elle-même, demanda l'histoire de la vieille Prue. Dinah la lui raconta avec force détails. Tom ajouta les particularités qu'il avait apprises d'elle-même.

«C'est abominable, c'est horrible! s'écria miss Ophélia, en entrant dans la chambre où Saint-Clare lisait son journal.

—Quelle nouvelle iniquité?

—Quoi! ils ont fouetté la vieille Prue jusqu'à la mort!»

Et miss Ophélia raconta l'histoire, s'appesantissant sur les circonstances les plus navrantes.

«Je me doutais bien que cela finirait par arriver, dit Saint-Clare, en reprenant sa lecture.

—Ah! vous vous en doutiez, et vous n'avez rien fait pour l'empêcher? dit miss Ophélia.... N'avez-vous pas vos magistrats, quelqu'un enfin qui puisse intervenir dans de telles circonstances?

—On pense généralement que l'intérêt de la propriété doit suffire en telles matières. Si les gens veulent se ruiner, je ne sais qu'y faire. La pauvre créature était, je crois, voleuse et ivrogne; on ne peut pas espérer beaucoup de sympathie en sa faveur!

—Tenez, Augustin, c'est affreux! Ah! voilà qui attirera sur vous la colère du ciel.

—Ma chère cousine, ce n'est pas moi qui l'ai fait et je ne pouvais l'empêcher.... Je l'aurais empêché si je l'avais pu. Que des misérables sans cœur, pleins de brutalité, agissent cruellement.... que puis-je à cela? Ils sont absolus, irresponsables.... Ils n'ont aucun contrôle à subir. L'intervention serait inutile. Il n'y a pas de loi efficace en pareil cas. Ce que nous avons de mieux à faire, c'est de fermer les yeux et les oreilles et de laisser aller les choses!... Nous n'avons pas d'autre ressource.

—Laisser aller les choses! fermer les yeux et les oreilles! vous le pouvez?

—Ma chère enfant, que voulez-vous? Voici une classe tout entière avilie, sans éducation, insolente, provocante.... Elle est livrée entièrement, sans conditions, à des gens comme ceux qui font la majorité dans ce monde, à des gens qui n'ont à redouter aucun contrôle, et qui ne sont même pas assez éclairés pour connaître leurs véritables intérêts.... C'est là le cas, soyez-en sûre, de plus de la moitié du genre humain! Eh bien! dans une société ainsi organisée, que peut faire un homme dont les sentiments sont nobles et humains?... Que peut-il? sinon fermer les yeux et s'endurcir le cœur! Je ne puis pas acheter tous les malheureux que je vois; je ne puis pas me faire chevalier errant et redresser tous les torts dans une ville comme celle-ci. Tout ce que je puis faire, c'est d'essayer de ne pas marcher moi-même dans cette voie.»

Le beau visage de Saint-Clare s'assombrit un instant, il parut même accablé; mais rappelant bientôt un gai sourire, il ajouta:

«Allons, cousine, ne restez pas là debout comme une fée. Vous avez regardé à travers le trou du rideau, voilà tout; ce n'est là qu'un échantillon de ce qui se passe dans le monde, d'une façon ou d'une autre. Si nous examinions tous les malheurs de cette vie, nous n'aurions plus de cœur à rien. C'est comme la cuisine de Dinah.»

Et, s'étendant sur un canapé, Saint-Clare reprit son journal.

Miss Ophélia s'assit, tira son tricot, prit une contenance sévère, et tricota, tricota, tricota! Cependant le feu couvait en silence. Bientôt il éclata.

«Tenez, Augustin, vous pouvez peut-être prendre votre parti là-dessus. Moi, je ne le puis pas! C'est abominable à vous de défendre un tel système. Voilà mon opinion!

—Comment! fit Augustin en relevant la tête, encore!

—Oui! je dis que c'est abominable, reprit-elle avec plus d'animation, de défendre un tel système!

—Le défendre! moi? qui a jamais dit que je le défendais?

—Sans doute, vous le défendez, vous tous, habitants du sud.... Pourquoi avez-vous des esclaves?

—Êtes-vous donc assez innocente et assez naïve pour penser que personne ne fait dans ce monde que ce qu'il croit bon? Ne faites-vous, ou du moins n'avez-vous jamais fait de choses qui vous aient semblé mal?

—Si cela m'est arrivé, je m'en suis repentie, je l'espère, dit miss Ophélia en précipitant ses aiguilles.

—Et moi aussi, dit Saint-Clare en enlevant la peau d'une orange; je me repens toujours.

—Pourquoi continuez-vous, alors?

—N'avez-vous jamais continué à faire mal, même après vous être repentie, ma bonne cousine?

—Seulement quand j'étais très-fortement tentée....

—Eh! mais, c'est que je suis fortement tenté, dit Saint-Clare; voilà bien la difficulté.

—Moi, du moins, je prenais la résolution de ne plus recommencer et de rompre l'habitude.

—Voilà deux ans que je prends la résolution, dit Saint-Clare, et je ne puis me convertir. Vous parvenez, cousine, à vous débarrasser de tous vos péchés?

—Augustin, dit Ophélia d'un ton sérieux en déposant son ouvrage, je mérite que vous me reprochiez mes écarts, je reconnais que tout ce que vous dites est vrai.... personne ne le sent plus vivement que moi! mais il me semble après tout qu'il y a quelque différence entre vous et moi. J'aimerais mieux me couper la main droite que de persévérer dans une conduite que je croirais mauvaise... Mais cependant mes actions sont si peu d'accord avec mes paroles, que je comprends bien que vous me blâmiez!

—Allons, cousine, dit Augustin, s'asseyant par terre à ses pieds et posant sa tête sur ses genoux, ne prenez pas un air si terriblement sérieux. Vous savez que je n'ai jamais été qu'un propre à rien, un rien qui vaille; j'aime à plaisanter un peu avec vous, et voilà tout.... pour vous faire mettre un peu en colère; mais je pense que vous êtes bonne.... Faire le malheur, le désespoir des gens, rien que d'y penser.... cela me fatigue à mourir!

—Auguste, mon cher enfant, dit Ophélia en posant sa main sur le front du jeune homme.... c'est là un bien grave sujet!

—Bien trop grave, dit-il, et je n'aime pas les sujets graves quand il fait chaud. Avec les moustiques et tout le reste, il est impossible d'atteindre à la sublimité de la morale.... Et se relevant tout à coup: C'est une idée cela, dit-il, et une théorie! Je comprends maintenant pourquoi les nations du nord ont toujours été plus vertueuses que celles du midi. Je pénètre au cœur du sujet.

—Auguste, vous serez toujours un écervelé.

—En vérité? au fait, cela se peut bien! Mais je veux être sérieux au moins une fois; donnez-moi ce panier d'oranges. Vous allez me récompenser avec des flacons et me réconforter avec des pommes, si je fais cet effort. Et maintenant, dit-il, en attirant à lui le panier, je commence. Si, par l'effet des événements humains, il arrive qu'il soit nécessaire à un individu de retenir en captivité deux ou trois douzaines de ses semblables, un coup d'œil jeté sur la société....

—Je ne vois pas que vous deveniez plus sérieux, dit miss Ophélia.

—Attendez.... j'arrive.... vous allez voir.... m'y voici.... dit-il; et son beau visage prit tout à coup une expression sérieuse et passionnée. Sur la question de l'esclavage, il ne peut y avoir qu'une opinion. Les planteurs qui profitent de l'esclavage, les ministres qui veulent plaire aux planteurs, les politiques qui veulent gouverner, peuvent asservir le langage et assouplir l'éloquence de manière à étonner le monde; ils peuvent torturer la nature et la Bible, et je ne sais quoi encore: mais ni eux ni le monde n'y croient davantage. L'esclavage vient du diable, voilà! et c'est un assez bel échantillon de ce qu'il peut faire dans sa partie.»

Miss Ophélia laissa tomber son tricot et regarda Saint-Clare qui, sans doute, jouissant de son étonnement continua:

«Vous semblez soupirer! Mais écoutez, que je vous parle net. Cette maudite institution, oui, maudite de Dieu et des hommes, quelle est-elle? Dépouillez-la de ses ornements, soumettez-la à l'analyse.... voyez-la au fond! Quelle est-elle? Quoi! parce que mon frère noir est ignorant et faible, et que je suis instruit et fort, parce que je sais et que je puis, j'ai le droit de le dépouiller de ce qu'il a et de ne lui donner que ce qu'il plaît à mon caprice! Ce qui est trop pénible, trop dur, trop dégoûtant pour moi, je vais dire au noir de le faire! Je n'aime pas à travailler, le noir travaillera! Le soleil me brûle, le noir restera au soleil! Le noir gagnera l'argent, et je le dépenserai; le noir s'enfoncera dans le marécage pour que je puisse marcher à pied sec; le noir fera ma volonté et pas la sienne, tous les jours de sa vie mortelle.... et il n'aura d'autre chance de gagner le ciel que celle qu'il me plaira de lui donner. Voilà ce que c'est que l'esclavage. Je défie qui que ce soit sur terre de lire notre code noir et de dire qu'il est autre chose. On parle des abus de l'esclavage; mensonge! La chose elle-même est l'essence de l'abus. Et la seule raison pour laquelle la terre ne s'entr'ouvre pas sous lui, comme jadis sous Gomorrhe et Sodome, c'est que l'usage de l'esclavage est cent fois plus doux que l'esclavage même. Mais, par pitié et par honte, parce que nous sommes des hommes sortis du sein des femmes et non du ventre des bêtes, nous ne voulons pas, nous n'osons pas, nous ne daignons pas user du plein pouvoir que ces lois sauvages mettent en nos mains. Celui qui va le plus loin et qui fait le plus de mal ne va pas même jusqu'aux limites de la loi.»

Saint-Clare s'était levé, et, comme il lui arrivait toujours dans ses moments d'émotion, il marchait à grands pas. Son noble visage, empreint de la beauté classique des statues grecques, semblait brûler de toute l'ardeur de ses sentiments. Ses grands yeux bleus lançaient des éclairs, son geste avait une énergie puissante. Ophélia ne l'avait jamais vu ainsi. Elle gardait le plus profond silence.

«Je vous le déclare, dit-il en s'arrêtant tout à coup devant sa cousine—mais à quoi donc aboutissent paroles ou sentiments sur un tel sujet?—je vous le déclare: je me suis dit bien des fois que, si ce pays devait s'abîmer dans les entrailles du monde, pour engloutir et dérober à la lumière toutes ces misères et tous ces malheurs, je consentirais volontiers à m'engloutir avec lui! Quand j'ai voyagé sur nos bâtiments ou dans nos campagnes, quand j'ai vu tous ces individus stupides, brutaux, dégoûtants.... à qui nos lois permettent de devenir les despotes d'autant d'hommes qu'ils en pourront acheter avec l'argent escroqué, volé, filouté.... quand j'ai pensé qu'ils sont les maîtres des femmes, des enfants, des jeunes filles.... ah! j'ai été sur le point de maudire mon pays.... de maudire la race humaine!

—Augustin! Augustin! assez, assez! je n'en ai jamais entendu autant, même dans le nord!

—Dans le nord? dit Saint-Clare en changeant tout à coup d'expression et en reprenant son ton insouciant; fi donc! vous autres gens du nord, vous avez le sang froid, vous êtes froids en tout ce que vous faites.... vous ne savez même pas maudire!

—Mais la question est de....

—Oui, Ophélia, la question est une diable de question! la question est de savoir comment j'en suis arrivé à cet état de péché et de misère. Je vais tâcher de reprendre dans les bons vieux termes que vous m'avez enseignés autrefois. Le péché m'est venu par héritage. Mes esclaves étant à mon père, et qui plus est à ma mère, ils sont à moi maintenant, eux et leur postérité, qui a pris un assez large développement. Mon père vint de la Nouvelle-Angleterre: c'était un tout autre homme que le vôtre, un véritable vieux Romain, altier, énergique, noble esprit, mais volonté de fer. Votre père s'établit dans la Nouvelle-Angleterre, pour régner parmi les rochers et contraindre la nature à le nourrir. Le mien vint dans la Louisiane pour gouverner des hommes et des femmes, et les contraindre à travailler pour lui; ma mère....» Et Saint-Clare se leva et alla contempler un portrait suspendu à la muraille; sa vénération éclatait sur ses traits.

«Ma mère, elle était divine! Ne me regardez pas ainsi, Ophélia. Vous savez ce que je veux dire. Elle était sans doute d'une origine mortelle, mais je n'ai jamais vu en elle aucune trace de faiblesses ou d'erreurs mortelles. Tous ceux qui se souviennent d'elle, libres ou esclaves, amis, domestiques, parents, relations, tous disent la même chose. Que vous dirai-je, cousine? Longtemps cette mère s'est tenue debout entre moi et l'incrédulité. Elle était à mes yeux l'incarnation du Nouveau-Testament, la vérité vivante. O ma mère! ma mère!» Et Saint-Clare joignit les mains dans une sorte de transport; puis, se calmant tout à coup, il revint auprès d'Ophélia et s'assit sur une ottomane.

«Mon frère et moi, reprit-il, nous étions jumeaux. On dit que les jumeaux doivent se ressembler. Mon frère et moi nous formions un contraste parfait. Il avait des yeux noirs et fiers, des cheveux de jais, le type romain, le teint brun. Moi j'avais le teint blanc, les yeux bleus, les cheveux d'un blond doré et le profil grec. Il était actif et observateur; j'étais rêveur et indolent. Il était généreux envers ses amis et ses égaux, mais orgueilleux, dominateur, superbe avec ses inférieurs, sans pitié pour tout ce qui tentait de lui résister. Nous étions tous deux fidèles à notre parole: lui, par orgueil et par courage; moi, par suite d'une sorte d'idéal que je m'étais fait. Nous nous aimions comme font les enfants, tantôt plus, tantôt moins; il était le favori de mon père, j'étais celui de ma mère. Il y avait en moi, et pour toute chose, une sensibilité maladive, une délicatesse d'impression que ni lui ni mon père ne s'avisèrent jamais de comprendre, et qu'il ne leur aurait pas été possible de partager; c'était, au contraire, ce qui me valait les sympathies de ma mère. Quand nous nous querellions, Alfred et moi, et que mon père me regardait trop sévèrement, je montais à la chambre de ma mère et je m'asseyais auprès d'elle.... Oh! je la vois encore: son front pâle, son œil sérieux, profond et doux, sa robe blanche.... elle était toujours en blanc.... C'est à elle que je pensais dans mes lectures qui parlaient des saintes vêtues de longs voiles blancs et brillants; c'était une femme d'un haut mérite, grande musicienne. Souvent elle s'asseyait à son orgue, jouant cette antique et majestueuse musique, et chantant, plutôt avec une voix d'ange qu'avec une voix de femme, les chants du culte catholique.... Alors je mettais ma tête sur ses genoux, je pleurais, je rêvais.... et j'éprouvais des émotions.... Oh! les profondes émotions.... et qu'aucune langue ne saurait rendre!

«On ne discutait pas alors les questions de l'esclavage. Personne n'y voyait de mal.

«Mon père était une nature aristocratique. Peut-être, dans une existence antérieure à celle-ci, avait-il appartenu au cercle des esprits les plus hauts, et avait-il apporté sur cette terre l'orgueil de son antique rang: il était arrogant et superbe; mon frère fut frappé à son image.

«Vous savez ce que c'est qu'un aristocrate. Ses sympathies s'arrêtent à une certaine classe sociale, dont il est; passé cela, le genre humain n'existe plus pour lui. En Angleterre la limite est ici, en Amérique elle est là, chez les Birmans elle est ailleurs.... Mais il y a toujours une limite, et les aristocrates ne la dépassent jamais.... Ce qui, dans sa classe, serait un malheur, une calamité, une souveraine injustice, n'est plus ailleurs qu'un fait bien indifférent.... Pour mon père, la ligne de démarcation était la couleur des gens. Avec ses égaux, il n'y eut jamais d'homme plus juste et plus généreux. Quant aux nègres de toutes les nuances, il ne les considérait que comme des animaux intermédiaires entre l'homme et la brute. Ses idées de justice et de générosité étaient en harmonie avec ce principe. Je suis bien persuadé que, si on lui eût demandé à l'improviste et sans préparation: les nègres ont-ils des âmes? il eût hésité et réfléchi avant de répondre: oui! Du reste, mon père se préoccupait fort peu de métaphysique; il n'avait aucun sentiment religieux, et ne voyait en Dieu que le chef des classes supérieures.

«Mon père faisait travailler cinq cents nègres; c'était en affaires un homme minutieux, exigeant, dur. Tout chez lui devait être fait systématiquement, avec une précision et une exactitude que rien ne dérangeait.

«Maintenant, si vous réfléchissez que tout cela devait être fait par une bande de travailleurs paresseux, indolents, étourdis, et qui dans toute leur vie n'avaient jamais appris qu'à manger, vous comprendrez bien vite qu'il devait se passer dans nos plantations des choses horribles, épouvantables pour un enfant sensible comme moi. Ajoutez à cela que le gérant de la plantation, fils d'un renégat du Vermont (je vous en demande bien pardon, cousine), était un homme vigoureux et brutal, qui avait fait longtemps l'apprentissage de la dureté et pris tous ses degrés avant d'entrer dans la pratique. Ni ma mère ni moi ne pûmes jamais le souffrir; mais il avait pris un ascendant souverain sur mon père: c'était le tyran de la plantation.

«Je n'étais alors qu'un tout petit bonhomme, mais j'avais déjà, comme maintenant, l'amour de toutes les choses humaines, une sorte de passion pour l'étude de l'humanité! sous quelque forme que l'humanité se révélât. Souvent on me trouvait dans la case de quelque nègre ou parmi les travailleurs des champs.

«J'étais le favori des nègres.

«C'était à mon oreille que se murmuraient toutes les plaintes; je les redisais à ma mère, et nous faisions à nous deux un petit comité pour le redressement des torts. Nous avons arrêté et réprimé bien des cruautés; nous nous étions déjà plus d'une fois réjouis du bien que nous avions su faire. Malheureusement, comme il arrive toujours, j'y mis trop de zèle. Stubbs se plaignit à mon père; il dit qu'il ne pouvait plus régir la propriété, et qu'il allait résigner ses fonctions. Mon père était un mari bon et facile; mais rien n'eût pu le faire renoncer à ce qu'il croyait nécessaire. Il se planta comme un roc entre nous et les esclaves qui travaillaient dans la campagne. Il dit à ma mère, avec une déférence pleine de respect, mais d'un ton qui n'admettait pas de réplique, qu'elle serait la maîtresse absolue des esclaves occupés à l'intérieur, mais qu'elle ne devait pas intervenir dans ce qui se passait au dehors. Il la révérait plus que tout au monde, mais il en eût dit autant à la vierge Marie, si elle eût voulu déranger son système!

«Quelquefois j'entendais ma mère raisonner avec lui, et s'efforcer de réveiller ses sympathies. Il écoutait les appels les plus pathétiques avec une politesse et une égalité d'âme vraiment décourageantes. «Tout se résume en un mot, disait-il, faut-il garder ou renvoyer Stubbs? Stubbs est la ponctualité même; il est honnête, il est capable, expérimenté.... et humain.... mon Dieu! autant qu'on peut l'être. Nous ne pouvons pas espérer la perfection. Eh bien, si je le garde, je dois soutenir son administration..., toute son administration, quand bien même il y aurait çà et là des détails... exceptionnels.... Tout gouvernement a ses indispensables rigueurs. Les règles générales sont quelquefois dures dans leurs applications particulières.» Cette dernière phrase était pour mon père l'excuse de toutes les cruautés. Quand il avait dit cette phrase-là, il mettait les pieds sur le canapé, comme un homme qui vient de terminer une grande affaire, et il s'accordait une heure de sommeil, ou lisait un journal, suivant le cas.

«Mon père avait toutes les qualités de l'homme d'État. Il eût partagé la Pologne comme une orange, et opprimé l'Irlande tout comme un autre, avec l'impassibilité d'un système. Ma mère, désespérée, renonça à la tâche.... On ne saura jamais, avant le dernier jour, ce qu'auront souffert ces natures délicates et généreuses jetées dans des abîmes d'injustice et de cruauté, dont seules elles voient la cruauté et l'injustice! Il y a pour elles des siècles de poignantes douleurs dans ce monde sorti de l'enfer!... Que restait-il à ma mère... sinon d'élever ses enfants et de leur donner son âme?... Mais, quoi qu'on dise de l'éducation, les enfants grandissent et restent ce que la nature les a faits. On ne change pas! Dès le berceau, Alfred fut un aristocrate. En grandissant, il se développa aristocratiquement. Quant aux exhortations maternelles, autant en emporta le vent. Chez moi, au contraire, toutes ses paroles se gravaient profondément. Jamais elle ne contredisait formellement notre père, jamais elle ne sembla complétement différer d'avis avec lui; mais, de toutes les forces de sa nature sympathique, ardente et généreuse, elle gravait en moi, comme avec du feu, l'idée ineffaçable du prix et de la dignité du dernier des hommes. Avec quel respect solennel je regardais son visage quand le soir, me montrant les étoiles, elle me disait: «Voyez, Auguste; la plus humble, la plus obscure d'entre ces pauvres âmes de nos esclaves, après que ces étoiles se seront pour toujours éteintes, vivra aussi longtemps que Dieu lui-même!»

«Elle avait quelques beaux et anciens tableaux, un entre autres: Jésus guérissant un malade. Ces tableaux nous causaient toujours une impression profonde.... «Voyez, Auguste, me disait-elle encore, cet aveugle était un mendiant couvert de haillons.... Aussi le Seigneur ne voulut-il pas le guérir de loin; mais il le fit approcher, et il posa sa main sur lui. Rappelez-vous cela, mon enfant....» Ah! si j'avais vécu sous la tutelle de ma mère!... elle aurait mis en moi je ne sais quel enthousiasme!... J'aurais été un saint, un réformateur, un martyr!... Mais, hélas! hélas! je la quittai à treize ans.... et je ne la revis jamais!»

Saint-Clare appuya sa tête dans sa main et se tut.... Au bout d'un instant, il releva les yeux et continua:

«Voyons! qu'est-ce au fond que la vertu humaine?

«Une affaire de latitude et de longitude, une question de géographie et de tempérament; la plus grosse part n'est qu'un accident. Ainsi, par exemple, voilà votre père.... Il s'établit dans le Vermont, dans une ville où, par le fait, tout le monde est libre et égal.... Il devient membre de l'Église régulière, il devient diacre, avec le temps il devient abolitionniste, et il nous regarde comme des païens, ou peu s'en faut. Et cependant, sous bien des rapports, ce n'est qu'une seconde édition de mon père; c'est le même esprit puissant, hautain, dominateur. Vous savez fort bien qu'il y a dans votre village une foule de gens à qui vous ne persuaderez pas que l'esquire Saint-Clare ne se mette beaucoup au-dessus d'eux. Le fait est que, bien qu'il vive à une époque démocratique et qu'il ait adopté les idées démocratiques..., au fond du cœur c'est un aristocrate autant que mon père, qui tenait sous ses lois cinq ou six cents esclaves.»

Miss Ophélia ne parut pas trouver fidèle ce tableau de son père.... Elle déposa le tricot pour répondre; Saint-Clare l'arrêta.

«Je sais ce que vous allez dire. Je ne prétends pas qu'ils soient égaux en fait: l'un d'eux fut placé dans des circonstances où tout luttait contre ses tendances naturelles; chez l'autre, tout les secondait. Celui-ci devint un vieux démocrate, obstiné, fier et hautain; celui-là, un vieux despote, fier, hautain, obstiné.... et voilà! Faites-les tous deux planteurs à la Louisiane, et ils se ressembleront comme deux balles fondues dans le même moule.

—Comme vous êtes un enfant peu respectueux! dit Ophélia.

—Je ne veux pas lui manquer de respect, repartit Saint-Clare: mais vous savez que la vénération n'est pas mon fort.... Je reviens à mon histoire.

«Mon père mourut, laissant à mon frère et à moi toute sa propriété à partager comme nous l'entendions. Il n'y avait pas sur la terre de Dieu une âme plus généreuse, un esprit plus noble qu'Alfred dans tous ses rapports avec des égaux. Toutes ces questions d'intérêt ne soulevèrent point entre nous le moindre nuage. Nous entreprîmes de faire valoir la plantation en commun. Alfred, qui, dans la vie active et la pratique des affaires, en valait deux comme moi, devint un planteur aussi enthousiaste qu'heureux.

«Deux années d'expérience me démontrèrent que je ne pouvais partager plus longtemps cette existence.

«Avoir un troupeau de sept cents esclaves que je ne pouvais connaître personnellement, pour lesquels je ne pouvais éprouver individuellement aucun intérêt; esclaves que l'on vendait, que l'on achetait, que l'on nourrissait, que l'on menait comme autant de bêtes à cornes; songer combien on s'inquiétait peu de leur refuser les moindres jouissances de la vie la plus grossière; être obligé d'avoir des surveillants, des régisseurs; être obligé d'employer le fouet comme moyen suprême de gouvernement: tout cela devint pour moi une insupportable torture!... Et, quand je venais à penser à tout le cas que ma mère faisait de ces pauvres âmes humaines..., je tremblais!

«C'est une absurdité que de parler du bonheur que peuvent goûter les esclaves. Je perds patience quand j'entends ces singulières apologies des hommes du nord, qui essayent ainsi de pallier nos fautes! Nous savons mieux ce qui en est. Osez me dire qu'un homme doit travailler toute sa vie, depuis l'aube jusqu'au soir, sous l'œil vigilant d'un maître, sans pouvoir manifester une fois une volonté irresponsable.... courbé sous la même tâche, monotone et terrible, et cela pour deux paires de pantalons et une paire de souliers par an, avec tout juste assez de nourriture pour être en état de continuer sa tâche.... oui, qu'un homme me dise qu'il est indifférent à une créature humaine de se voir traitée de cette façon.... et cet homme, ce chien! je l'achète et je le ferai travailler sans scrupule, lui!

—J'avais toujours supposé, dit miss Ophélia, que vous autres vous approuviez tous l'esclavage, que vous pensiez qu'il était juste et conforme à l'Écriture.

—Non, nous n'en sommes pas encore réduits là; Alfred, qui est le despote le plus déterminé qu'on puisse voir, ne prétend pas à ce genre de défense. Non; il se tient debout, ferme et fier, sur ce bon vieux et respectable terrain, le droit du plus fort. Il dit, et il a raison, que les planteurs américains font, à leur manière, ce que font l'aristocratie et la finance d'Angleterre. Pour ceux-là, les esclaves sont les basses classes.... Et que font-ils? ils se les approprient, corps et âme, chair et esprit, et les emploient à leurs besoins.... Et il défend cette conduite par des arguments au moins spécieux: il dit qu'il ne peut point y avoir de haute civilisation sans l'esclavage des masses. Qu'on le nomme ou qu'on ne le nomme pas esclavage, peu importe! il faut, dit-il, qu'il y ait une classe inférieure condamnée au travail physique, et réduite à la vie animale, et une classe élevée en qui résident la richesse et le loisir, une classe qui développe son intelligence, marche en tête du progrès et dirige le reste du monde. Ainsi raisonne-t-il, parce que, dit-il, il est né aristocrate.... Moi, au contraire, je repousse ce système.... parce que je suis né démocrate.

—Je n'admets pas la comparaison, dit miss Ophélia; car enfin le travailleur anglais n'est pas l'objet d'un trafic et d'un commerce, il n'est point arraché à sa famille et fouetté.

—Il est autant à la discrétion de celui qui l'emploie que s'il lui était réellement vendu. Le maître peut frapper l'esclave jusqu'à ce que mort s'ensuive.... mais le capitaliste anglais peut affamer jusqu'à la mort! Et, quant à la sécurité de la famille, je ne sais pas en vérité où elle est le plus menacée.... Celui-ci voit vendre ses enfants; celui-là les voit mourir de faim chez lui!

—Mais ce n'est point justifier l'esclavage que de prouver qu'il n'est pas pire que de très-mauvaises choses.

—Je ne prétends pas le justifier. Je dis plus: je dis que notre esclavage est la plus audacieuse violation des droits humains. Acheter un homme comme un cheval, lui regarder à la dent, faire craquer ses jointures, le faire trotter et le payer! avoir des spéculateurs, des éleveurs, des négociants, des courtiers du corps et de l'âme des hommes.... oui, tout cela rend l'abus plus visible aux yeux du monde civilisé, bien qu'en réalité la chose soit à peu près la même en Angleterre et en Amérique: l'exploitation d'une classe par l'autre.

—Je n'avais jamais vu cette face de la question, dit miss Ophélia.

—J'ai voyagé en Angleterre, j'ai recueilli de nombreux documents sur l'état des classes inférieures, et je ne pense pas que l'on puisse contredire Alfred, quand il dit que la position de ses esclaves est meilleure que celle d'une grande partie des ouvriers de l'Angleterre. Ne concluez pas de ce que je dis qu'Alfred soit un maître dur. Non, il ne l'est pas. Il est despote; il est sans pitié contre l'insubordination; il tuerait un homme comme un daim, si cet homme lui résistait; mais, en général, il met son orgueil à ce que ses esclaves soient bien traités et bien nourris. Pendant que j'étais avec lui, j'insistai plusieurs fois pour qu'on s'occupât un peu de leur instruction. Par égard pour moi, il se procura un aumônier. Il les faisait catéchiser le dimanche.... Je crois qu'au fond de l'âme il s'imaginait que c'était à peu près comme s'il eût donné un aumônier à ses chevaux et à ses chiens!... Et le fait est qu'une âme qui, depuis l'heure de la naissance, a été soumise à toutes les influences qui avilissent et dégradent, livrée toute la semaine à des œuvres où la pensée n'est pas, ne saurait tirer grand avantage de quelques heures qu'on lui abandonne chaque dimanche. Les directeurs des écoles du dimanche parmi la population manufacturière de l'Angleterre pourraient peut-être nous dire que le résultat est le même ici et là. Cependant il y a parmi nous quelques exceptions frappantes, parce que le nègre est naturellement plus susceptible que le blanc d'éprouver le sentiment religieux.

—Eh bien! dit miss Ophélia, comment avez-vous abandonné votre plantation?

—Nous marchâmes d'accord quelque temps; puis Alfred s'aperçut que je n'étais pas un planteur. Il trouva mauvais, après avoir changé, réformé, amélioré pour me plaire, que je ne me tinsse point encore pour satisfait. Et, en vérité, c'était la chose elle-même que je haïssais. C'était la perpétration de cette brutalité, de cette ignorance et de cette misère; c'était l'emploi de ces hommes et de ces femmes travaillant à gagner de l'argent pour moi! Et puis, j'avais le tort d'intervenir sans cesse dans les détails: étant moi-même le plus paresseux des hommes, je n'étais que trop porté à sympathiser avec les paresseux de mon espèce.

«Quand de pauvres diables, indolents et étourdis, mettaient des pierres au fond de leurs balles de coton pour les rendre plus pesantes, ou remplissaient leurs sacs de poussière avec du coton par-dessus, il me semblait si bien qu'à leur place j'en aurais fait tout autant, que je ne pouvais pas consentir à leur laisser donner le fouet.... Il n'y eut bientôt plus de discipline dans la plantation. J'en vins avec Alfred au point où j'en étais, quelques années auparavant, avec mon honoré père.... Il me dit que j'avais une sentimentalité de femme, et que je ne ferais jamais d'affaires au moyen des esclaves. Il me conseilla de prendre la maison de banque et l'habitation de famille à Orléans.... et de faire des vers.... Il garderait, lui, la direction de la plantation. Nous nous séparâmes donc, et je vins ici.

—Pourquoi alors n'avez-vous pas affranchi vos esclaves?

—Je n'en ai pas eu le courage. Les employer comme des instruments pour gagner de l'argent, je ne pouvais pas! Les garder pour dépenser mon argent avec eux, cela me parut moins mal.... Quelques-uns étaient des esclaves d'intérieur; j'y étais fort attaché.... Les plus jeunes étaient les enfants des plus vieux..., ils étaient tous enchantés de leur sort avec moi....»

Ici Saint-Clare se tut un moment et se mit à marcher tout pensif dans le salon.

«Il y eut, reprit-il bientôt, il y eut un temps dans ma vie où j'eus des projets et des espérances.... Je voulais alors faire quelque chose et non pas me laisser aller au flot et au courant; j'eus comme le vague instinct de devenir un émancipateur, de laver ma patrie de cette tache et de cette honte.... Tous les jeunes gens, j'imagine, ont de pareils accès de fièvre, au moins une fois.

—Mais alors.... pourquoi ne l'avez-vous pas fait? pourquoi, après avoir mis la main à la charrue, avoir ensuite regardé en arrière?

—Les choses ne tournèrent pas comme je m'y attendais, et j'eus, comme Salomon, le désespoir de la vie! Chez moi, comme chez lui, c'était peut-être la condition nécessaire de la sagesse.... Mais enfin, pour une cause ou pour une autre, au lieu de prendre une place dans ce monde et de le régénérer, je devins un morceau de bois flottant, emporté et rapporté par chaque marée.... Alfred m'attaque chaque fois que nous nous rencontrons, et il a facilement raison de moi. Sa vie est le résultat logique de ses principes, tandis qu'avec moi les principes sont d'un côté et la vie de l'autre.

—Hélas! mon cher cousin, comment pouvez-vous vous complaire?

—Me complaire! mais je la déteste, cette vie!... Où en étions-nous? Ah! vous parliez de l'affranchissement! Je ne crois pas que mes sentiments sur l'esclavage me soient particuliers. Je rencontre beaucoup d'hommes qui, au fond de l'âme, pensent absolument comme moi.... La terre sanglote sous l'esclavage; et, si malheureux qu'il soit pour l'esclave, il est encore pire pour le maître.... Il n'y a pas besoin de lunettes pour voir qu'une nombreuse classe dégradée, vicieuse, paresseuse, vivant au milieu de nous, est pour nous un grand mal.... La finance et l'aristocratie anglaise ont du moins le bonheur de ne pas être mêlées à la classe qu'elles dégradent.... Mais ici cette classe est dans nos propres maisons; elle se mêle à nos enfants, elle a sur eux plus d'influence que nous-mêmes; c'est une race à laquelle les enfants s'attachent, à laquelle ils voudront toujours s'assimiler. Si Évangéline n'était pas un ange plutôt qu'un enfant ordinaire, Évangéline serait perdue.... Il vaudrait autant laisser courir la petite vérole parmi nous et croire que nos enfants ne l'attraperont pas, que de laisser avec eux cette ignorance et ces vices, sans en redouter la contagion. Nos lois cependant s'opposent à toute mesure efficace d'éducation générale, et elles font bien. Instruisez une seule génération, et nous sommes ruinés de fond en comble.... Si nous ne leur donnons pas la liberté, ils la prendront.

—Et quelle sera, selon vous, la fin de tout ceci?

—Je ne sais; ce qu'il y a de certain, c'est qu'aujourd'hui une colère sourde gronde à travers les masses dans le monde entier: je sens venir.... ou demain, ou plus tard.... un terrible Dies iræ.... Les mêmes événements se préparent en Europe, en Angleterre du moins, et dans ce pays. Ma mère avait coutume de parler d'un millésime qui approchait et qui verrait le règne du Christ, et la liberté et le bonheur de tous les hommes. Quand j'étais enfant elle m'apprenait à prier pour l'avénement de ce règne. Quelquefois je songe que ce soupir, ce murmure, ce froissement que l'on entend maintenant parmi les ossements desséchés, prédit le prochain avénement de ce règne.... Mais qui pourra vivre le jour où il apparaîtra?

—Augustin, il y a des moments où je crois que vous n'êtes pas loin du règne de Dieu, dit Ophélia, en attachant un regard inquiet sur son cousin.

—Merci, cousine, de votre bonne opinion.... J'ai des hauts et des bas! En théorie, je touche aux portes du ciel.... S'agit-il de pratique, je suis dans la poussière de la terre.... Mais on sonne pour le thé.... Venez, cousine.... J'espère maintenant que vous ne direz plus que je n'ai pas parlé sérieusement une fois en ma vie....»

A table on fit allusion à la mort de Prue.

«Je crois bien, cousine, dit Mme Saint-Clare, que vous allez nous prendre tous pour des barbares.

—Je pense, répondit Ophélia, que c'est là une chose barbare; mais je ne pense pas que vous soyez tous des barbares.

—Il y a de ces nègres, dit Marie, dont il est vraiment impossible d'avoir raison; ils sont si méchants qu'ils ne doivent pas vivre.... Je ne me sens pas la moindre compassion pour eux! S'ils se conduisaient mieux, cela n'arriverait pas.

—Mais, maman, dit Éva, la pauvre créature était malheureuse: c'est ce qui la faisait boire!

—Ah bien, si c'est là une excuse! Je suis malheureuse aussi, moi! Très-souvent je pense, ajouta-t-elle d'un air rêveur, que j'ai eu à subir de plus terribles épreuves que les siennes! La misère des noirs provient de leur méchanceté; il y en a que les plus terribles sévérités du monde ne sauraient dompter.... Je me rappelle que mon père eut jadis un homme qui était si paresseux, qu'il s'enfuit pour ne pas travailler; il errait dans les savanes, volant et commettant toutes sortes de méfaits: cet homme fut pris et fouetté.... Il recommença, on le fouetta encore; cela ne servit de rien. A la fin il rampa encore jusqu'aux savanes, bien qu'il pût à peine marcher.... il y mourut, et notez qu'il n'avait aucun motif d'agir ainsi, car chez mon père les nègres étaient toujours bien traités.

—Il m'est arrivé une fois, dit Saint-Clare, de soumettre un homme dont tous les maîtres et tous les surveillants avaient désespéré.

—Vous! dit Marie.... Ah! je serais curieuse de savoir comment vous avez jamais pu faire pareille chose!

—C'était un Africain, un hercule, un géant. On sentait en lui je ne sais quel puissant instinct de liberté.... Je n'ai jamais rencontré d'homme plus indomptable; c'était un vrai lion d'Afrique. On l'appelait Scipion. On n'avait jamais pu rien en faire. Les surveillants, d'une plantation à l'autre, le vendaient et le revendaient. Enfin Alfred l'acheta, comptant pouvoir le réduire. Un jour il assomma le surveillant et se sauva dans les savanes. Je visitai la plantation d'Alfred; c'était après notre partage. Alfred était dans un état d'exaspération terrible. Je lui dis que c'était sa faute, et que je gageais bien de mater le rebelle. On convint que si je le prenais il serait à moi pour que je pusse expérimenter sur lui. Nous nous mîmes en chasse à six ou sept, avec des fusils et des chiens. Vous savez qu'on peut mettre autant d'enthousiasme à la chasse de l'homme qu'à celle du daim; tout cela est affaire d'habitude. Je me sentais moi-même un peu excité, quoique je ne me fusse posé que comme médiateur, au cas où il serait repris.

«Nous lançons nos chevaux. Les chiens aboient sur la piste. Nous le débusquons. Il courait et bondissait comme un chevreuil: il nous laissa longtemps en arrière. Enfin il se trouva arrêté par un épais fourré de cannes à sucre. Il se retourna pour nous faire face, et je dois dire qu'il combattit bravement les chiens; rien qu'avec ses poings il en assomma deux ou trois qu'il envoya rouler à droite et à gauche. Un coup de fusil l'abattit; il vint tomber tout sanglant à mes pieds. Le pauvre homme leva vers moi des yeux où il y avait à la fois du désespoir et du courage. Je rappelai les gens et les chiens, qui allaient se jeter sur lui, et je le revendiquai comme mon prisonnier: ce fut tout ce que je pus faire que de les empêcher de le fusiller dans l'ivresse du triomphe. Je tins au marché et je l'achetai d'Alfred. Je l'entrepris donc.... Je l'avais rendu, au bout de quinze jours, aussi doux et aussi soumis qu'un agneau.

—Que lui fîtes-vous? s'écria Marie.

—Ce fut bien simple.... Je le fis mettre dans ma chambre, je lui donnai un bon lit.... je pansai ses blessures.... je le veillai moi-même jusqu'à ce qu'il fût debout.... puis je l'affranchis, et je lui dis qu'il pouvait s'en aller où il lui plairait....

—Et s'en alla-t-il? fit miss Ophélia.

—Non; l'imbécile déchira le papier en deux et refusa de me quitter.... Je n'ai jamais eu un serviteur plus dévoué.... fidèle et vrai comme l'acier!... Quelque temps après il se fit chrétien et devint doux comme un enfant.... Il surveilla mon habitation sur le lac et s'acquitta de ce soin d'une façon irréprochable; le choléra l'a emporté.... Je puis dire qu'il a donné sa vie pour moi.... J'étais malade à la mort; c'était une vraie panique; tout le monde m'abandonnait. Scipion fit des efforts inouïs... et me rappela à la vie; mais le pauvre homme fut pris lui-même; on ne put le sauver.... Je n'ai perdu personne que j'aie regretté davantage.»

Éva, pendant ce récit, s'était peu à peu rapprochée de son père, ses petites lèvres entr'ouvertes, ses yeux dilatés, et, sur son visage, toutes les marques d'un intérêt absorbant.

Quand Saint-Clare se tut, elle lui jeta les bras autour du cou, fondit en larmes et éclata en sanglots convulsifs.

«Éva, chère enfant.... qu'est-ce donc? dit Saint-Clare en voyant cette frêle créature toute tremblante d'émotion.... Il ne faut plus rien dire de pareil devant elle.... elle est si nerveuse!

—Papa, je ne suis pas nerveuse, dit Éva en se dominant avec une puissance de résolution singulière chez une aussi jeune enfant; je ne suis pas nerveuse, mais ces choses-là me tombent dans le cœur!...

—Que voulez-vous dire Éva?

—Je ne saurais vous expliquer.... Je pense bien des choses.... Peut-être qu'un jour je vous les dirai.

—Pense, pense toujours, chère! Seulement ne pleure pas et ne fais pas de peine à ton père. Regardez, voyez quelle jolie pêche j'ai cueillie pour vous!»

Éva, souriant, prit la pêche; mais on voyait toujours un petit frémissement nerveux au coin de ses lèvres.

«Venez voir les poissons rouges,» dit Saint-Clare en la prenant par la main, et il l'emmena dans la cour. On entendit bientôt de joyeux éclats de rire; Éva et Saint-Clare se jetaient des roses et se poursuivaient dans les allées.

Notre humble ami Tom court, je crois, grand risque de se trouver négligé au milieu des aventures de tous ces nobles personnages; mais, si nos lecteurs veulent bien nous accompagner dans une petite chambre au-dessus des écuries, ils pourront se mettre bien vite au courant de ses affaires.

C'était une chambre décente; elle contenait un lit, une chaise, une petite table en bois grossier, sur laquelle on voyait la Bible de Tom et son livre de cantiques. Tom est maintenant assis à cette table, son ardoise devant lui, appliqué à quelque travail qui absorbe toute l'attention de sa pensée.

Les sentiments et le regret de la famille étaient devenus si puissants dans le cœur de Tom, qu'il avait demandé à Éva une feuille de papier à lettre, et, appelant à lui toute la science calligraphique qu'il devait aux soins de M. Georges, il avait pris la résolution audacieuse d'écrire une lettre; il en faisait d'abord le brouillon sur son ardoise. Tom était dans le plus grand embarras.... Il avait oublié la forme de certaines lettres, et il ne se rappelait pas trop la valeur des autres.... Pendant qu'il cherchait péniblement, Éva, légère comme un oiseau, vint se poser derrière sa chaise et regarda par-dessus son épaule.

«O père Tom! quelles drôles de choses vous faites là!

—J'essaye d'écrire à ma pauvre vieille femme, miss Éva, et à mes petits enfants.... Tom passa sur ses yeux le revers de sa main.... Mais j'ai bien peur de ne pas pouvoir, ajouta-t-il.

—Je voudrais bien vous aider, Tom; j'ai un peu appris à écrire; l'année dernière je savais former toutes mes lettres, mais j'ai peur aussi d'avoir oublié....»

Éva rapprocha sa petite tête blonde de la grosse tête noire de Tom, et ils entamèrent à eux deux une discussion sérieuse; ils étaient aussi ignorants l'un que l'autre. Après beaucoup d'efforts, de réflexion et de tentatives, la chose commença à prendre un air d'écriture.

«Ah! père Tom! voilà qui est très-beau, disait Éva en jetant des regards ravis sur leur ouvrage.... Comme elle sera heureuse, votre femme!... et les petits enfants donc! Oh! que c'est mal de vous avoir enlevé à eux! Je demanderai à papa de vous renvoyer dans quelque temps.

—Mon ancienne maîtresse m'a dit qu'elle me rachèterait dès qu'elle le pourrait. J'espère qu'elle le fera. Le jeune monsieur Georges a dit qu'il viendrait me chercher.... et il m'a donné ce dollar comme un gage. Et Tom tira de sa poitrine le petit dollar....

—Oh! alors il reviendra, c'est certain, dit Évangéline.... J'en suis bien contente!

—Il faut que je leur écrive, vous voyez bien, pour leur faire savoir où je suis, et apprendre à la pauvre Chloé que je suis bien. Elle avait si peur pour moi, cette pauvre âme!

—Eh bien, Tom!» fit Saint-Clare, arrivant au même moment à sa porte.

Tom et Éva se levèrent en même temps.

«Qu'est-ce? fit Saint-Clare en s'approchant et en regardant l'ardoise....

—C'est une lettre, dit Tom.... Est-ce que ce n'est pas bien?

—Je ne voudrais vous décourager ni l'un ni l'autre.... mais je crois, Tom, que vous feriez mieux de me prier de vous l'écrire.... C'est ce que je vais faire en descendant de cheval....

—C'est très-important qu'il écrive, reprit Éva, parce que, voyez-vous bien, père, sa maîtresse lui a dit qu'elle enverrait de l'argent pour le racheter.»

Saint-Clare pensa en lui-même que c'était probablement une de ces promesses téméraires, comme en font les maîtres bienveillants pour adoucir dans l'âme de l'esclave l'horreur qu'il a d'être vendu; mais il se garda bien de faire tout haut le commentaire de sa pensée.... il se contenta d'ordonner à Tom de seller les chevaux.

Dans la soirée, la lettre de Tom fut bien et dûment écrite et logée dans la boîte aux lettres.

Cependant miss Ophélia persévérait dans sa ligne de conduite et poursuivait les réformes. Dans la maison, depuis Dinah jusqu'au plus mince moricaud, on s'accordait à dire qu'elle était très-curieuse; c'est le terme dont se servent les esclaves du sud pour donner à entendre que leurs maîtres ne leur conviennent point....

L'élite de la domesticité, Adolphe, Jane et Rosa, assuraient que ce n'était point une dame, les dames ne s'occupant pas ainsi de tout comme elle; elle n'avait pas d'air [17]; ils s'étonnaient qu'elle pût être apparentée aux Saint-Clare.

M. Saint-Clare, de son côté, déclarait qu'il était fatigant de voir Ophélia aussi occupée. L'activité d'Ophélia était vraiment assez grande pour donner quelque prétexte à la plainte. Elle cousait et rapiéçait depuis l'aube jusqu'à la nuit, comme si elle eût été sous la tyrannie de quelques pressantes nécessités.... Le soir venu, elle repliait l'ouvrage.... mais pour reprendre immédiatement le tricot.... et les aiguilles d'aller, d'aller, d'aller! Oui, c'était vraiment une fatigue de la voir.

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