CHAPITRE XX.

Topsy.

Un matin, pendant que miss Ophélia vaquait aux soins du ménage, elle entendit la voix de Saint-Clare qui l'appelait du bas de l'escalier.

«Descendez, cousine, j'ai quelque chose à vous montrer.

—Qu'est-ce? fit miss Ophélia en descendant sa couture à la main.

—Voyez!... c'est une acquisition que je viens de faire pour vous.» Et il fit avancer une petite négresse de huit à neuf ans.

C'était bien un des plus noirs visages de sa race.... Ses yeux ronds avaient l'éclat des grains de verroterie; ils se tournaient avec une incessante mobilité vers tous les objets qui se trouvaient dans l'appartement. Sa bouche, à moitié ouverte par l'étonnement que lui causaient tant de merveilles, découvrait une étincelante rangée de dents blanches. Sa chevelure laineuse était divisée en petites tresses qui s'éparpillaient autour de sa tête. L'expression de sa physionomie était un étonnant mélange de finesse et de ruse, sur lesquelles s'étendait, comme un voile, une sorte de gravité solennelle et dolente.... Elle n'avait pour tout vêtement qu'un vieux sac déchiré. Elle tenait ses mains obstinément croisées sur sa poitrine. Il y avait dans toute sa personne un je ne sais quoi de bizarre et de fantastique. Ce n'était point une femme: c'était une apparition. Miss Ophélia était déconcertée.... elle lui trouvait un air païen. Enfin, se retournant vers Saint-Clare:

«Augustin, pourquoi avez-vous amené cela ici?

—Eh mais, pour que vous puissiez l'instruire et l'élever comme il faut. J'ai pensé que c'était un assez joli petit échantillon de la race des corbeaux. Ici, Topsy! ajouta-t-il, en sifflant comme un homme qui veut fixer l'attention d'un chien; voyons! chante-nous une de tes chansons et fais-nous voir une de tes danses.»

On vit briller dans les yeux de verre une sorte de drôlerie malicieuse, et d'une voix claire et perçante elle chanta une vieille mélodie nègre; elle accompagnait son chant d'un mouvement mesuré des mains et des pieds.... elle frappait dans ses mains, elle bondissait, elle entrechoquait ses genoux: c'était un rhythme étrange et sauvage.... Elle faisait entendre aussi de temps en temps ces sons rauques et gutturaux qui distinguent la musique de sa race; enfin, après deux ou trois cabrioles, elle poussa une note finale suraiguë, aussi étrangère aux gammes des mélodies humaines que le sifflet d'une locomotive, puis elle se laissa tomber sur le parquet, resta les mains jointes, et une expression de douceur et de solennité extatique reparut sur son visage.... Mais il partait toujours du coin de son œil des regards furtifs et astucieux.

Miss Ophélia ne disait mot: elle était stupéfaite. Saint-Clare, comme un garçon malicieux qu'il était, semblait jouir de son étonnement, et, s'adressant à l'enfant:

«Topsy, voici votre nouvelle maîtresse. Je vais vous donner à elle. Faites attention à bien vous conduire.

—Oui, m'sieu, fit Topsy avec sa gravité solennelle, mais en clignant de l'œil d'un air assez méchant.

—Il faut être bonne, Topsy; vous entendez?

—Oh! oui, m'sieu, reprit Topsy en joignant dévotement les mains.

—Voyons, Augustin, qu'est-ce que cela veut dire? reprit enfin miss Ophélia; votre maison est déjà pleine de ces petites pestes; on ne peut pas faire un pas sans marcher dessus.... Je me lève le matin, je trouve un négrillon endormi derrière la porte.... ici c'est une tête noire qui se montre sous la table; un autre est étendu sur le paillasson; ils fourmillent, ils crient, ils grimpent.... et vous avez besoin d'en amener encore!... mais pourquoi faire, bon Dieu?

—Pour que vous l'instruisiez: ne vous l'ai-je pas déjà dit? Vous prêchez toujours sur l'éducation, j'ai voulu vous donner une nature vierge.... essayez-vous la main; élevez-la comme elle doit être élevée.

—Je n'en ai pas besoin, je vous assure; j'ai déjà plus à faire que je ne puis.

—Voilà comme vous êtes tous, vous autres chrétiens. Vous formez des associations, et vous envoyez quelque pauvre missionnaire passer sa vie parmi les païens. Mais qu'on me montre un seul de vous qui prenne avec lui un de ces malheureux et qui se donne la peine de le convertir! Non! quand on en arrive là.... ils sont sales et désagréables, dit-on, c'est trop de soin.... et ceci, et cela!

—Ah! je ne voyais pas la chose sous ce point de vue-là, dit miss Ophélia, se radoucissant déjà. Eh bien! ce sera presque une œuvre apostolique.» Et elle regarda plus favorablement l'enfant.

Saint-Clare avait touché juste. La conscience de miss Ophélia était toujours en éveil. Elle ajouta pourtant:

«Il n'était peut-être pas nécessaire d'acheter.... Il y en a dans la maison pour mon temps et ma peine.

—Allons! soit, cousine, dit Saint-Clare en se retirant, je dois vous demander pardon de tous ces propos; vous êtes si bonne qu'ils ne sauraient vous toucher. Voici le fait: cette petite appartenait à un couple d'ivrognes qui tiennent une misérable gargote.... Je passe devant leur porte tous les jours; j'étais fatigué de les entendre, celle-ci pleurer, les autres jurer après et la battre.... elle paraissait espiègle et drôle.... j'ai cru que l'on pouvait en tirer quelque chose.... je l'ai achetée pour vous l'offrir.... Essayez maintenant de lui donner une éducation orthodoxe, à la façon de la Nouvelle-Angleterre.... nous verrons comment cela tournera.... Je n'ai pas, moi, de dispositions pour l'enseignement, mais je serai enchanté de vous voir essayer.

—Je ferai ce que je pourrai, dit miss Ophélia.» Et elle s'approcha de son nouveau sujet, avec la précaution que l'on prendrait vis-à-vis d'une araignée noire, pour laquelle on aurait des intentions bienveillantes.

«Elle est affreusement sale et presque nue....

—Eh bien! faites-la descendre pour qu'on la nettoie et qu'on l'habille....»

Miss Ophélia la conduisit vers les régions de la cuisine.

«Quel besoin d'une nouvelle négresse a donc miss Ophélia? se demanda la cuisinière, en surveillant la nouvelle arrivée d'un air peu amical.... On ne va pas, je suppose, me la mettre de travers dans les jambes.

—Ah fi! dirent Jane et Rosa avec un suprême dégoût, qu'elle ne se montre pas sur notre passage.... Si nous savons pourquoi monsieur a voulu avoir encore un de ces affreux nègres de plus!...

—Avez-vous fini? s'écria la vieille Dinah, prenant pour elle une partie de la remarque. Elle n'est pas plus noire que vous, miss Rosa. Vous avez l'air de vous croire blanche! Eh bien! vous n'êtes ni blanche, ni noire.... Il faudrait pourtant être l'une ou l'autre.»

Miss Ophélia vit bien que personne ne se souciait de présider à l'opération du nettoyage et de l'habillement de la nouvelle venue; elle résolut donc d'y procéder elle-même, avec l'assistance très-peu aimable et très-peu gracieuse de Mlle Jane.

Il ne serait peut-être pas très-convenable de faire devant des natures délicates le récit détaillé de cette toilette d'une enfant jusque-là négligée et maltraitée.... Hélas! dans ce monde, des multitudes d'êtres vivent dans un état tel, que les nerfs de leurs semblables ne peuvent en supporter la simple description. Miss Ophélia était une femme pratique, pleine de résolution et de fermeté; elle brava tous les inconvénients, non pas, il est vrai, sans quelque répugnance.... mais elle remplit la tâche. Ses principes ne pouvaient l'obliger à faire davantage. Quand elle découvrit, sur les épaules et sur le dos de l'enfant, de larges cicatrices et des callosités nombreuses, marques du système sous lequel on l'avait élevée, elle sentit en elle-même son cœur ému de compassion.

«Voyez-vous, disait Jane, en montrant les marques, est-ce que cela ne fait pas bien voir sa malice? Nous aurons de belle besogne avec elle. Je hais ces vilains nègres.... si dégoûtants, pouah! je m'étonne que monsieur l'ait achetée.»

Topsy écoutait ces commentaires dont elle était l'objet avec son air dolent et sournois; seulement ses yeux vifs et perçants se portaient à chaque instant sur les pendants d'oreille de Jane. Quand elle fut complétement vêtue, et assez convenablement, quand enfin on lui eut coupé les cheveux, miss Ophélia éprouva une certaine satisfaction, et dit qu'elle avait ainsi l'air plus chrétien qu'auparavant. Elle commença même à méditer quelque plan d'éducation.

Elle s'assit devant la jeune esclave et se mit à l'interroger.

«Quel âge avez-vous, Topsy?

—Je sais pas, madame.... Et elle fit une grimace qui laissa voir toutes ses dents.

—Comment, vous ne savez pas votre âge? personne ne vous l'a dit? Quelle est votre mère?

—Je n'en ai jamais eu, dit l'enfant avec une autre grimace.

—Jamais eu de mère! que voulez-vous dire? Où êtes-vous née?

—Je suis jamais née,» continua Topsy avec des grimaces tellement diaboliques que, si miss Orphélia eût été nerveuse, elle eût pu se croire en face de quelque affreux petit gnome du pays des chimères. Mais miss Orphélia n'était pas nerveuse du tout; c'était une femme de bon sens, énergique et intrépide; elle reprit donc avec un peu de sévérité:

«Ce n'est pas ainsi qu'il faut me répondre, mon enfant; je ne plaisante pas avec vous: dites-moi où vous êtes née et ce qu'étaient votre père et votre mère.

—Je ne suis pas née, reprit l'enfant avec plus de fermeté, je n'ai eu ni père, ni mère, ni rien.... J'ai été élevée par un spéculateur, avec une troupe d'autres... c'était la vieille mère Sue qui nous soignait.»

L'enfant était sincère: cela se voyait. Alors Jane, en ricanant:

«Voyez ces gueux de nègres.... les spéculateurs les achètent bon marché quand ils sont petits, et les vendent cher quand ils sont grands.

—Combien de temps avez-vous vécu avec votre maître et votre maîtresse?

—Je sais pas.

—Un an? plus? moins?

—Sais pas.

—Voyez-vous ça! reprit Jane, ces misérables nègres.... ils ne peuvent pas répondre.... Ça n'a pas l'idée du temps; ils ne savent pas ce que c'est qu'une année.... ils ne savent pas leur âge!

—Avez-vous entendu parler de Dieu, Topsy?»

L'enfant parut étonnée et fit sa grimace habituelle.

«Savez-vous qui vous a créée?

—Personne, j' crois;» et elle se mit à rire.

L'idée parut la divertir fort. Elle redoubla ses clignements d'yeux et elle reprit:

«J'ai grandi; personne n' m'a faite.

—Savez-vous coudre? demanda miss Ophélia, qui sentait la nécessité de faire des questions d'un ordre moins élevé.

—Non.

—Que savez-vous faire? que faisiez-vous pour vos maîtres?

—Je sais tirer de l'eau, laver les plats, frotter les couteaux, servir le monde.

—Étaient-ils bons pour vous?

—Je crois bien!» fit-elle en jetant un regard défiant sur miss Ophélia.

Miss Ophélia mit un terme à cet entretien peu encourageant. Saint-Clare était appuyé sur le dos de sa chaise.

«Eh bien! cousine, voilà un sol vierge.... vous n'aurez rien à arracher; semez-y vos idées.»

Les idées de miss Ophélia sur l'éducation, de même que toutes ses autres idées, étaient nettement déterminées. C'étaient les idées qui prévalaient, il y a cent ans, dans la Nouvelle-Angleterre, et qui persistent encore dans certaines parties du pays à l'abri de la corruption (là où il n'y a pas de chemin de fer). Ces idées peuvent du reste s'exprimer en peu de mots. Apprendre aux enfants quand ils doivent parler, leur enseigner le catéchisme, la lecture, l'écriture, les fouetter quand ils mentent.... Que ce système soit de beaucoup dépassé, aujourd'hui que l'on verse sur l'éducation des torrents de lumière, c'est possible, mais on n'en conviendra pas moins que nos grand'mères, avec ce régime dont tant de gens se souviennent, sont parvenues à élever des hommes et des femmes qui en valaient bien d'autres.

En tout cas, miss Ophélia ne connaissait pas d'autre système, et elle s'empressait d'appliquer celui-ci à sa petite païenne.

Il y eut une déclaration des droits: Topsy fut considérée comme appartenant à miss Ophélia. Celle-ci, voyant l'accueil peu gracieux que l'enfant recevait à l'office, résolut de borner à sa propre chambre la sphère de ses opérations. Avec un dévouement que quelques-unes de nos lectrices apprécieront, au lieu de se préparer de ses propres mains un lit confortable, de balayer elle-même et d'épousseter sa chambre, elle se condamna au martyre volontaire d'apprendre à Topsy comment on fait toutes ces choses. C'était rude! Si jamais nos lectrices en viennent là, elles comprendront le mérite de ce sacrifice.

Miss Ophélia fit donc venir Topsy dans sa chambre dès le premier matin, et elle commença solennellement à l'instruire dans l'art mystérieux de faire un lit. Voyez donc Topsy! Elle est décrassée; on l'a débarrassée de toutes ces petites queues tressées qui faisaient jadis la joie de son cœur; elle a une robe propre; elle a un tablier bien empesé; elle se tient respectueusement devant miss Ophélia avec un air solennel vraiment digne d'un enterrement.

«Je vais vous montrer, Topsy, comment un lit doit être fait. Je tiens beaucoup à mon lit. Vous devez donc attentivement remarquer ce que vous allez voir.

—Oui, m'ame, dit Topsy en soupirant profondément et avec une expression de tristesse lugubre.

—Regardez, Topsy, voici le haut bout du drap, voici l'envers, voici l'endroit. Vous vous rappellerez, n'est-ce pas?

—Oui, madame, dit Topsy avec toutes les marques d'une profonde attention.

—Le drap de dessus, poursuivit miss Ophélia, doit être rabattu de cette façon, il faut le border fortement sous les pieds, le côté le plus épais du côté des pieds.

—Oui, madame.»

Ajoutons que, pendant que miss Ophélia avait tourné le dos pour joindre l'exemple au précepte, la jeune élève était parvenue à s'emparer d'une paire de gants et d'un ruban qu'elle avait adroitement coulés dans ses manches. Les mains étaient revenues promptement se croiser sur la poitrine, dans la position la plus inoffensive.

«Voyons, Topsy, comment vous ferez,» dit miss Ophélia en retirant les couvertures. Et elle s'assit.

Topsy s'acquitta de sa tâche avec autant d'adresse que de gravité, à la complète satisfaction de miss Ophélia. Elle étira les draps, rabattit jusqu'au moindre pli, et montra un sérieux et une attention qui édifiaient son institutrice. Mais un mouvement malheureux fit passer un bout de ruban qui flotta hors de la manche et attira tout à coup l'attention de miss Ophélia. Elle s'élança vers l'infortuné ruban.

«Qu'est-ce, vilaine? méchante enfant, vous avez volé cela!»

Le ruban tombait de la manche de Topsy; elle ne fut cependant pas trop déconcertée.... Elle le regarda avec un air d'innocence et de stupéfaction profonde.

«Quoi! c'est le ruban de miss Phélia, n'est-ce pas? Comment a-t-il pu venir dans ma manche?...

—Topsy, ne mentez pas, méchante créature; vous l'avez volé.

—Missis! je déclare pour cela que cela n'est pas. Je viens de le voir à cette minute même pour la première fois.

—Topsy, reprit miss Ophélia, ne savez-vous pas que c'est très-mal de mentir?

—Je ne mens jamais, miss Phélia, reprit Topsy avec toute la gravité de la vertu. C'est la vérité que je viens de vous dire, la pure vérité!

—Topsy, vous continuez de mentir.... Je vais vous faire donner le fouet.

—Hélas! missis, vous me ferez fouetter toute la journée, que je ne pourrai pas dire autre chose.... reprit Topsy en bégayant.... Je n'ai pas même vu ce ruban.... Il faut qu'il se soit pris dans ma manche.... Miss Phélia l'a sans doute laissé sur son lit.... Voilà comme ça s'est fait.»

Ce mensonge évident indigna tellement miss Ophélia qu'elle saisit l'enfant et la secoua.

«Ne me répétez pas cela!»

Le choc fit tomber les gants de l'autre manche.

«Eh bien! allez-vous me dire encore que vous n'avez pas volé le ruban?»

Topsy avoua qu'elle avait volé les gants, mais nia obstinément qu'elle eût pris le ruban.

«Eh bien! si vous confessez tout, vous n'allez pas avoir le fouet.»

Topsy fit des aveux complets, avec toutes les marques d'une contrition parfaite.

«Allons, parlez! vous devez avoir pris autre chose encore depuis que vous êtes dans la maison.... Je vous ai laissée courir hier toute la journée.... dites-moi ce que vous avez fait, et vous n'aurez pas le fouet.

—Eh bien! missis, j'ai pris la chose rouge que miss Éva porte autour du cou...

—Méchante créature! et quoi encore?

—J'ai pris les boucles d'oreille de Rosa, vous savez, ses boucles rouges...

—Rapportez-moi cela tout à l'heure... tout cela, vous dis-je!

—Hélas! m'ame, je peux pas... c'est brûlé!

—Brûlé! quel mensonge!... Allons, tout de suite... ou le fouet!»

Alors, avec des protestations retentissantes, des larmes et des sanglots, Topsy déclara que cela ne se pouvait pas, que c'était brûlé, tout brûlé...

«Et pourquoi avoir brûlé?

—Parce que je suis méchante, oui, très-méchante.... Je ne puis pas m'en empêcher....»

Au même instant Éva entra fort innocemment dans la chambre, son collier rouge au cou.

«Éva, où avez-vous retrouvé votre collier?

—Retrouvé? mais je l'ai eu toute la journée...

—Hier?

—Hier aussi, cousine; et, ce qui est plus drôle, je l'ai eu toute la nuit... j'ai oublié de l'ôter en me couchant.»

Miss Ophélia parut fort étonnée... Elle le fut bien davantage encore; car au même instant Rosa entra, portant sur sa tête un panier de linge frais repassé... Les pendants de corail tintaient à ses oreilles....

«Je ne sais vraiment pas quoi faire à cette enfant, dit miss Ophélia désespérée... Topsy, pourquoi m'avez-vous dit que vous aviez pris?...

—Missis m'avait dit d'avouer... je n'avais pas autre chose à avouer, dit Topsy en se frottant les yeux.

—Mais je ne voulais pas vous faire avouer des choses que vous n'avez pas faites.... c'est encore mentir.

—Vraiment! c'est encore mentir? dit Topsy d'un air de parfaite innocence.

—Il n'y a pas un brin de vérité dans cette espèce, dit Rosa en regardant Topsy avec indignation.... Si j'étais que de M. Saint-Clare, je la ferais fouetter jusqu'au sang.... ça lui apprendrait.

—Non, non, Rosa, dit Évangeline d'un ton de commandement qu'elle savait prendre quelquefois.... il ne faut pas parler ainsi.... Je ne veux pas entendre parler ainsi.

—Ah! miss Éva, vous êtes trop bonne.... Vous ne savez pas comment il faut agir avec les nègres.... il n'y a pas d'autre moyen que de les rouer de coups.... C'est moi qui vous le dis....

—Fi donc! Rosa.... c'est indigne, pas un mot de plus sur ce sujet...» Et l'œil de l'enfant lança des éclairs.... et il y eut sur sa joue comme une nuance d'incarnat plus foncée.

Rosa fut subjuguée.

«Miss Éva a le sang de son père dans les veines.... c'est évident, murmura-t-elle en sortant.... elle soutient tout le monde.... c'est tout comme son père!»

Évangéline regardait Topsy.

Voici donc deux enfants qui représentent les deux pôles du monde social. Voici la blanche et noble enfant, aux cheveux d'or, à l'œil profond, au front intelligent et superbe, aux mouvements aristocratiques; et tout près d'elle, rampante, noire, défiante, rusée, subtile et menteuse, une autre enfant. Oui, voilà bien deux types et deux races: la race saxonne, produit de la civilisation, portée dans les entrailles des siècles, et qui a derrière elle et pour elle de longues années de commandement, d'éducation et de suprématie morale et matérielle, et la race africaine, cette fille des siècles opprimés, ce produit de l'asservissement, de l'ignorance, de la misère et du vice....

Peut-être que quelque chose de ces pensées traversait l'âme d'Éva. Mais les pensées des enfants ne sont que des pensées vagues, des instincts obscurs.... Cependant ces instincts se remuaient sourdement dans le noble cœur de la jeune fille, sans qu'elle trouvât encore de mots pour les exprimer. Quand miss Ophélia s'emporta en reproches violents contre la méchante conduite de Topsy, Éva parut triste et incertaine, puis elle dit d'une voix bien douce:

«Pauvre Topsy! qu'avez-vous besoin de voler? Vous savez qu'on va prendre bien soin de vous.... J'aimerais bien mieux vous donner tout ce que j'ai que de vous voir voler....»

C'était la première parole de bonté que Topsy eût jamais entendue. La douceur de cette voix, le charme de ces façons, agirent étrangement sur ce cœur sauvage et indompté.... et dans cet œil rond, perçant et vif, on vit briller quelque chose comme une larme. Puis on entendit un petit rire sec, et Topsy fit sa grimace habituelle. Non! l'oreille qui n'a jamais entendu que des mots durs et cruels est nécessairement incrédule la première fois qu'elle entend la parole de cette céleste chose, la tendresse et la bonté! Pour Topsy, ce que disait Évangéline était tout simplement drôle et incompréhensible. Elle n'y croyait pas!

Mais comment donc s'y prendre avec Topsy? Miss Ophélia y perdait son latin. Son plan ne semblait guère applicable.... Elle voulait avoir le temps d'y penser.... et, pour avoir ce temps-là, elle enferma Topsy dans un cabinet noir. Elle croyait à l'influence morale des cabinets noirs sur les enfants!

«Je ne vois pas trop, dit-elle à Saint-Clare, comment je pourrai élever cette enfant sans lui donner le fouet!

—Eh! fouettez-la à cœur joie.... Je vous donne plein pouvoir, faites à votre guise!

—Il faut toujours fouetter les enfants, dit miss Ophélia, je n'ai jamais entendu dire qu'on pût les élever sans cela!

—C'est évident! reprit Saint-Clare, riant en lui même. Faites comme vous l'entendrez.... Je vous ferai une simple observation. J'ai vu frapper cette enfant avec la pelle à feu; je l'ai vu assommer à coups de pincettes.... enfin, avec tout ce qui leur tombait sous la main.... elle est faite à tout cela; voyez-vous, il faudra que vous la fassiez fouetter bien vigoureusement pour que cela puisse avoir quelque effet.

—Que faire alors?

—La question est grave.... je désire que vous y répondiez vous-même. Que faut-il faire avec un être humain qui ne peut être gouverné que par le nerf de bœuf? Cela arrive; cela est même assez commun ici-bas!

—Je ne sais, mais je n'ai jamais vu d'enfant pareil!...

—On voit souvent parmi nous et des femmes et des hommes qui ne valent pas mieux. Que faire alors?

—C'est ce que je ne saurais dire, reprit miss Ophélia.

—Ni moi non plus, dit Saint-Clare. Les horribles cruautés, les sévices dont on remplit parfois les journaux, la mort de Prue, par exemple, quelle en est la cause? On la trouve souvent dans la blâmable conduite des uns et des autres.... Le maître devient de plus en plus cruel, l'esclave de plus en plus endurci. Il en est du fouet et des mauvais traitements comme du laudanum; il faut doubler la dose quand la sensibilité diminue. J'ai vu cela bien vite quand je suis devenu possesseur d'esclaves.... Je résolus de ne pas commencer, parce que je ne saurais pas où finir. Je voulus du moins sauver ma moralité, à moi.... Aussi mes esclaves se conduisent comme des enfants gâtés.... Je crois que cela vaut mieux pour eux et pour moi que de nous endurcir et de nous dégrader tous ensemble. Vous avez beaucoup parlé de notre responsabilité dans l'éducation, cousine.... J'avais véritablement besoin de vous voir essayer avec une enfant qui n'est, après tout, qu'un échantillon de mille autres.

—C'est votre système qui fait de tels enfants, dit miss Ophélia.

—J'en conviens, mais les voilà faits.... ils existent.... quel parti prendre maintenant?

—Je ne puis pas vous remercier de l'expérience, mais je vois là un devoir; je persévérerai, et je tâcherai de faire de mon mieux.»

Miss Ophélia se mit résolûment à la tâche: elle eut du zèle, elle eut de l'énergie, elle fixa l'ordre et l'heure du travail; elle entreprit de lui apprendre à lire et à coudre.

La lecture marcha assez bien. Topsy apprit ses lettres, que c'était une merveille.... elle lut bientôt couramment.... la couture offrit plus de difficultés. Souple comme un chat, remuante comme un singe, elle avait en horreur l'immobilité qu'exige ce genre de travail.... elle brisait les aiguilles, les jetait par la fenêtre, ou les glissait dans les fentes du mur. Elle cassait ou emmêlait son fil, ou bien encore, d'un geste subtil et invisible, elle escamotait les bobines tout entières: elle avait la rapidité de doigts d'un prestidigitateur, et composait son visage avec une incroyable puissance. Miss Ophélia avait beau se dire que de tels accidents, si répétés, ne pouvaient arriver tout seuls, jamais, malgré la plus active surveillance, elle ne pouvait la trouver en défaut.

Topsy fut bientôt remarquée dans la maison; elle avait d'inépuisables ressources; elle mimait, singeait et grimaçait; elle dansait, sautait, grimpait, pirouettait, sifflait et imitait tous les cris et toutes les intonations imaginables. Aux heures de récréation, elle avait invariablement à ses trousses tous les enfants de la maison, qui la suivaient, la bouche béante, admirant et étonnés. Miss Éva était elle-même comme éblouie de toute cette diablerie fantastique; l'œil magique du serpent ne fascine-t-il point la colombe? Miss Ophélia regrettait qu'Éva prît tant de goût à la société de Topsy; elle priait Saint-Clare d'y mettre ordre.

«Ah bah! laissez faire les enfants.... Topsy ne lui fera que du bien.

—Une enfant si dépravée! Ne craignez-vous point plutôt qu'elle ne lui enseigne le mal?

—Non! c'est impossible.... avec une autre enfant.... peut-être! mais le mal glisse sur le cœur d'Éva comme la rosée sur une feuille, sans y pénétrer.

—Ce n'est jamais sûr. Je sais bien pour mon compte que je ne laisserais pas mes enfants jouer avec Topsy.

—Vos enfants, non, mais les miens, oui, reprit Saint-Clare.... Si Éva eût pu être gâtée.... ce serait fait depuis longtemps.»

Topsy avait d'abord été dédaignée et méprisée par les autres esclaves.

Ils comprirent bientôt qu'il fallait revenir sur son compte. On s'aperçut que ceux dont elle avait à se plaindre recevaient un châtiment qui ne se faisait jamais attendre. C'était une paire de boucles d'oreilles, c'était quelque bijou favori qu'on ne retrouvait plus. C'était un objet de toilette tout gâté.... ou bien on trébuchait par accident contre un baquet rempli d'eau bouillante.... Ou bien encore une libation d'eau sale tombait comme un déluge sur des épaules en habit de gala.... Ordonnait-on une enquête? impossible de découvrir l'auteur du délit.... Topsy était citée devant les grandes assises de la cuisine.... Elle parvenait toujours à établir son innocence.

On n'avait pas le moindre doute, mais on n'avait pas non plus la moindre preuve, et miss Ophélia était trop juste pour sévir sans preuves.

L'instant, d'ailleurs, était toujours si bien choisi qu'il n'était pas possible de découvrir le coupable. Avait-elle à se venger de Jane ou de Rosa, elle attendait le moment (ce moment-là arrivait toujours) où elles étaient en disgrâce auprès de leur maîtresse, peu disposée alors à favorablement accueillir leurs griefs. En un mot, Topsy fit bientôt comprendre à tout le monde qu'il fallait la laisser en repos. C'est ce que l'on fit.

Topsy avait la main habile et preste. Elle apprenait avec une étonnante vivacité tout ce qu'on voulait lui montrer. En quelques leçons elle sut faire la chambre de miss Ophélia comme celle-ci voulait qu'elle fût faite, et, malgré ses exigences, miss Ophélia ne pouvait la trouver en faute. Il était impossible de mieux tendre le drap, de mieux poser l'oreiller, de mieux balayer, épousseter, arranger, que ne faisait Topsy, quand elle le voulait; mais par malheur elle ne voulait pas souvent.

Si miss Ophélia, après deux ou trois jours de surveillance attentive, s'imaginait que Topsy était maintenant tout à fait dans la bonne voie, et que, s'occupant d'autres choses, elle l'abandonnât à elle-même, Topsy, pendant une ou deux heures, faisait de la chambre un vrai chaos. Au lieu de faire le lit, elle enlevait les taies d'oreiller, et, passant sa tête laineuse entre les traversins, elle se couronnait d'un bizarre diadème de plumes, qui pointaient dans toutes les directions; elle grimpait au ciel du lit, et de là se suspendait la tête en bas; elle étendait les draps comme un tapis dans l'appartement, elle habillait le traversin avec la camisole de nuit de miss Ophélia; et au milieu de tout cela elle chantait, sifflait, se regardait dans la glace, se faisait des grimaces: pour tout dire, un vrai diable!

Un jour, miss Ophélia, par une négligence bien étrange chez une femme comme elle, avait oublié la clef sur son tiroir. En rentrant, elle trouva Topsy parée de son beau châle rouge en crêpe de Chine, qu'elle avait enroulé en turban autour de sa tête; elle marchait devant la glace avec des airs de reine de théâtre en répétition.

«Topsy, s'écria-t-elle à bout de patience, qui vous fait donc agir ainsi?

—Sais pas, m'ame! c'est peut-être parce que je suis bien méchante!

—Je ne sais pas, moi, ce que je ferai de vous, Topsy.

—Faut me fouetter, m'ame! mon ancienne maîtresse me fouettait toujours; j'ai besoin de ça pour travailler!

—Non, Topsy, je ne veux pas vous fouetter.... vous pouvez très-bien faire si vous voulez: pourquoi ne voulez-vous pas?

—J'avais l'habitude d'être fouettée, m'ame; je crois que c'est bon pour moi!»

Miss Ophélia usait parfois de la recette; Topsy ne manquait jamais d'entrer en convulsions.... elle poussait des cris perçants, elle sanglotait, pleurait, gémissait.... Une demi-heure après, perchée sur quelque saillie du balcon, entourée de la troupe des petits négrillons, elle témoignait le plus profond dédain pour tout ce qui s'était passé.

«Ah! ah! miss Phélia me donne le fouet.... elle ne tuerait pas une mouche avec son fouet.... Il fallait voir mon ancien maître comme il faisait voler la chair.... il savait la manière, lui, mon ancien maître!»

Topsy faisait parade de ses monstruosités; elle les considérait comme une distinction flatteuse.

«Voyons, négrillons! disait-elle à ses auditeurs, savez-vous que vous êtes tous pécheurs. Oui, vous l'êtes, tout le monde l'est! Les blancs aussi sont pécheurs! C'est miss Phélia qui l'a dit.... Mais je crois que les nègres sont les plus gros pécheurs.... Personne ne l'est plus que moi! Je suis si méchante qu'on ne peut rien faire de moi! Mon ancienne maîtresse jurait après moi la moitié du temps. Je crois que je suis la plus méchante créature du monde!»

Et faisant une gambade, Topsy, vive et légère, s'élançait sur quelque grillage élevé, se pavanant dans ses malices.

Chaque dimanche, miss Ophélia s'occupait activement de lui apprendre son catéchisme. Topsy avait, à un haut degré, la mémoire des mots, et elle récitait avec une volubilité qui enchantait son institutrice.

«Quel bien pensez-vous que cela lui fasse? disait Saint-Clare.

—Mais cela a toujours fait du bien aux enfants.... c'est ce qu'il faut leur apprendre, vous savez.

—Qu'ils comprennent ou non?

—Oh! les enfants ne comprennent jamais tout d'abord, mais ça leur vient en grandissant.

—Ça ne m'est pas encore venu, dit Saint-Clare, quoique je puisse dire que vous m'avez joliment fourré mes leçons dans la tête.

—Ah! Augustin, vous aviez de grandes dispositions et vous me donniez de bien belles espérances!

—Eh bien! est-ce que....

—Je voudrais que vous fussiez aussi bon aujourd'hui que vous l'étiez alors, Augustin.

—Je le voudrais bien aussi, cousine, allez! Mais continuez.... catéchisez Topsy; peut-être en ferez-vous quelque chose!»

Topsy qui, pendant cette conversation, s'était tenue les mains décemment croisées, immobile comme une statue de marbre noir, continua son récit sur un signe de miss Ophélia.

«Nos premiers parents, à qui Dieu avait laissé la liberté, tombèrent bientôt de l'état dans lequel ils avaient été créés.»

A ce passage, Topsy cligna de l'œil et parut désirer une explication.

—Qu'est-ce, Topsy? fit miss Ophélia.

—Cet état, missis, était-ce l'État de Kentucky?

—Quel état, Topsy?

—L'état de nos premiers parents. Mon maître disait toujours que nous venions de l'État de Kentucky.»

Saint-Clare se mit à rire.

«Voyez, dit-il à miss Ophélia; vous lui donnez une explication, elle s'en fait une autre. Il y a là, reprit-il, toute une théorie d'émigration.

—Taisez-vous donc, Augustin.... Que puis-je faire, si vous plaisantez ainsi?

—D'honneur, je ne veux plus troubler la leçon,» dit Saint-Clare. Il prit son journal et s'assit en silence. La récitation allait assez bien; seulement, de temps en temps, quelque mot important se trouvait changé de place d'une façon assez bizarre.... On avait beau faire, Topsy s'obstinait dans sa transposition; et, malgré toutes ses promesses, Saint-Clare prenait un malin plaisir à ces méprises: il appelait Topsy et se faisait répéter le passage avec une joie diabolique, malgré les vertueuses remontrances de miss Ophélia.

«Mais que voulez-vous que je fasse de cette enfant, si vous vous conduisez ainsi?

—Allons, soit! j'ai tort, je ne recommencerai plus.... mais je trouve cela si amusant de voir ces petites jambes trébucher sur ces grands mots!

—Vous la faites persévérer dans ses torts....

—Que voulez-vous? Un mot pour elle est aussi bon que l'autre.

—Vous voulez que j'en fasse quelque chose? Eh bien, souvenez-vous qu'elle est une créature raisonnable.... et prenez garde à l'influence que vous pouvez avoir sur elle....

—C'est juste.... mais, comme dit Topsy: «Je suis si méchant!»

Ainsi se poursuivit, pendant un an ou deux, l'éducation de Topsy. Miss Ophélia s'habitua de jour en jour à elle comme on s'habitue aux maladies chroniques, à la névralgie et à la migraine.

Saint-Clare s'en amusait comme on s'amuse d'un perroquet ou d'un chien d'arrêt. Quand les fautes de Topsy lui fermaient tout autre asile, elle venait se réfugier derrière sa chaise, et Saint-Clare trouvait toujours le moyen de faire sa paix; elle trouvait, elle, le moyen de lui soutirer quelque monnaie pour acheter des noix ou du sucre candi qu'elle distribuait avec une inépuisable générosité aux autres enfants de la maison: car, pour être juste, nous devons dire que Topsy était libérale, et qu'elle avait le cœur très-haut.... Elle ne faisait de mal qu'à elle.

Et maintenant que la voilà introduite dans notre corps de ballet, elle y figurera, à son tour, avec nos autres personnages.

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