CHAPITRE XVII.

Comment se défend un homme libre.

Nous retournons maintenant chez les quakers. Le soir approche; il y a un peu d'agitation au logis. Rachel Halliday va d'une place à l'autre; elle met ses provisions à contribution pour fournir un petit viatique aux amis qui vont partir. Les ombres du soir s'allongent vers l'Orient; à l'horizon le soleil rougissant s'arrête tout pensif et verse ses rayons calmes et dorés dans la petite chambre où sont assis l'un près de l'autre Georges et Élisa. Georges a l'enfant sur ses genoux, et dans sa main la main de sa femme. Ils paraissent sérieux et tristes, il y a sur leurs joues des traces de larmes.

«Oui, Élisa, disait Georges, je reconnais que tout ce que vous dites est vrai: vous valez bien des fois mieux que moi! J'essayerai de faire comme vous voulez..... J'essayerai d'avoir des sentiments dignes d'un homme libre, dignes d'un chrétien! Le Dieu tout-puissant sait que j'ai voulu bien faire.... que j'ai péniblement essayé de bien faire, quand tout était contre moi!... et maintenant, je vais oublier le passé.... je vais rejeter loin de moi tout sentiment amer et dur.... je vais lire ma Bible et apprendre à être bon.

—Quand nous serons au Canada, je vous aiderai à vivre, reprit Élisa. Je sais faire des robes, repasser, blanchir le linge fin.... A nous deux nous pouvons nous suffire.

—Oui, Élisa, tant que chacun de nous aura l'autre et que tous deux nous aurons notre enfant. Oh! Élisa, si ces gens savaient quel bonheur c'est pour un homme de sentir que sa femme et son enfant sont à lui!... Je me suis souvent étonné que des hommes qui pouvaient vraiment dire: «ma femme, mes enfants,» eussent le cœur de penser et de vouloir autre chose. Nous n'avons que nos bras, et pourtant je me sens riche et fort.... Il me semble que je ne pourrais rien demander de plus à Dieu.... Oui, j'ai travaillé jour et nuit jusqu'à vingt et un ans, et je n'ai pas un sou vaillant.... Je n'ai pas un toit de chaume pour abriter ma tête, pas un pouce de terre que je puisse dire mien.... Mais qu'ils me laissent en paix, et je serai heureux et reconnaissant. Je travaillerai et j'enverrai aux Shelby le prix du rachat pour vous et pour l'enfant.... Quant à mon ancien maître, il est payé au centuple; je ne lui dois rien.

—Nous ne sommes pas encore hors de danger, dit Élisa; nous ne sommes pas encore au Canada!

—C'est vrai; mais il me semble que je respire déjà l'air libre, et que cela me rend fort!»

A ce moment on entendit des voix à l'extérieur; on frappa à la porte.... Élisa l'ouvrit en tressaillant.

Siméon était là avec un autre quaker, qu'il introduisit et présenta sous le nom de Phinéas Fletcher. Phinéas était grand, maigre comme une perche, rouge de cheveux, avec une expression de visage pleine de finesse et de perspicacité; il était loin d'avoir la physionomie calme, placide, détachée du monde, de Siméon Halliday. C'était au contraire un homme très-éveillé, très au fait, et qui paraissait s'estimer d'autant plus qu'il savait ce dont il était capable.... Tout cela du reste s'accordait assez mal, nous le reconnaissons, avec le chapeau à larges bords et la phraséologie de sa communion.

«Notre ami Phinéas, dit Siméon Halliday, a découvert quelque chose d'important pour toi et les tiens; tu ferais bien de l'écouter.

—C'est vrai, dit Phinéas, et cela montre une fois de plus qu'il est bon, dans certains endroits, de ne dormir que d'une oreille. La nuit dernière, je me suis arrêté dans une petite taverne solitaire, de l'autre côté de la route. Tu te rappelles, Siméon, cet endroit où, l'an passé, nous avons vendu des pommes à une grosse femme qui avait de longues boucles d'oreilles?.... J'étais fatigué de ma route; je m'étendis, dans un coin, sur une pile de sacs, et je jetai une peau de bison sur moi... en attendant que mon lit fût prêt.... Qu'est-ce que je fais?... Je m'endors.

—Avec une oreille ouverte, Phinéas? dit tranquillement Siméon.

—Non, de toutes mes oreilles, une heure ou deux! J'étais très-fatigué. Quand je revins un peu à moi, il y avait des hommes dans l'appartement, assis autour d'une table, buvant et causant.... Comme j'avais entendu dire un mot des quakers, j'écoutai un peu. «Ainsi, disait l'un, ils sont chez les quakers, sans aucun doute!» Ici, j'écoutai des deux oreilles. C'était de vous autres qu'ils parlaient. J'entendis tout leur plan. Georges devait être renvoyé à son maître, dans le Kentucky, pour qu'on en fît un exemple capable de terrifier à jamais les nègres qui veulent fuir; deux d'entre eux devaient aller vendre Élisa à la Nouvelle-Orléans.... ils espéraient en tirer seize à dix-huit cents dollars; l'enfant devait être rendu à un marchand qui l'avait acheté; Jim et sa mère seraient également renvoyés à leur maître, dans le Kentucky. Ils disaient que dans la ville voisine il y avait deux constables qu'ils emmenaient avec eux pour reprendre les fugitifs.... que la jeune femme serait conduite devant le juge, et qu'un de ces individus, qui est petit et qui a la voix douce, jurerait qu'elle était à lui.... Ils savaient du reste le chemin que nous allons suivre, et viendraient à sept ou huit à notre poursuite. Et maintenant que faut-il faire?»

Pendant cette communication, le groupe gardait une attitude vraiment digne de la peinture. Rachel Halliday, qui venait de quitter ses gâteaux pour écouter les nouvelles, levait au ciel ses mains blanches de farine; l'inquiétude se lisait sur son visage. Siméon réfléchissait profondément. Élisa entourait Georges de ses bras, et n'en pouvait détacher ses yeux. Georges serrait les poings, son œil lançait des éclairs.... il avait le port et l'attitude d'un homme qui sait qu'on veut livrer son fils et vendre sa femme à l'encan.... et cela sous la protection des lois d'une nation chrétienne!

«Georges, que ferons-nous? dit Élisa d'une voix éteinte.

—Je sais ce que je ferai, dit Georges en rentrant dans la chambre à coucher, où il examina ses pistolets.

—Eh! eh! dit Phinéas à Siméon, en hochant la tête, tu vois comme cela va se passer.

—Je vois bien, dit Siméon; je souhaite qu'on n'en vienne pas là.

—Je ne veux entraîner personne avec moi, dit Georges; prêtez-moi seulement votre voiture, et indiquez-nous la route; je vais conduire. Jim a la force d'un géant. Il est brave comme la mort et le désespoir, et moi aussi!

—Très-bien, ami, dit Phinéas; mais avec tout cela tu as encore besoin de quelque chose, de quelqu'un qui te conduise. Bats-toi, c'est ton affaire, parfaitement; mais il y a dans cette route deux ou trois choses que tu ne connais pas.

—Mais je ne veux pas vous compromettre, dit Georges.

—Compromettre! dit Phinéas avec une expression de malice et de ruse. En quoi me compromettre, s'il te plaît?

—Phinéas est sage et habile, dit Siméon, tu peux t'en rapporter à lui, Georges.»

Et lui mettant la main sur l'épaule et regardant les pistolets:

«Ne fais pas trop vite usage de ceci! Le jeune sang est chaud.

—Je n'attaquerai pas, répondit Georges. Tout ce que je demande à ce pays, c'est qu'il me laisse.... j'en veux sortir paisiblement. Mais....»

Il s'arrêta, son front s'obscurcit, et une expression terrible passa sur son visage.

«J'ai eu une sœur vendue sur le marché de la Nouvelle-Orléans.... je sais pourquoi faire! et je resterais paisible pendant qu'on m'enlèverait ma femme pour la vendre.... alors que Dieu m'a donné des bras vaillants pour la défendre! Non! Dieu m'en garde! avant de me laisser prendre ma femme et mon fils, je combattrai jusqu'au dernier soupir. Pouvez-vous me blâmer?

—Aucun homme ne peut te blâmer! la chair et le sang ne peuvent agir autrement.... Malheur au monde à cause de ses péchés, mais malheur surtout à ceux par qui les péchés arrivent!

—Ne feriez-vous pas la même chose à ma place, monsieur?

—Je désire n'être pas tenté, dit Siméon. La chair est faible.

—Je crois que ma chair serait assez ferme en pareil cas, dit Phinéas en étendant ses bras longs comme des ailes de moulin à vent. Je suis sûr, ami Georges, que, le cas échéant, je pourrai te débarrasser d'un de ces individus.

—Ah! s'il est jamais permis de résister au mal par la force, c'est maintenant, c'est à Georges que cela est permis!... Mais les pasteurs du peuple nous ont montré une voie meilleure; ce n'est point par la colère de l'homme que la justice de Dieu opère ses œuvres. La justice de Dieu va au contraire contre nos instincts corrompus, et nul ne la reçoit que celui à qui elle a été donnée par le ciel; prions donc le ciel de n'être point tentés.

—C'est ce que je fais, dit Phinéas.... Mais si nous sommes trop tentés.... qu'ils prennent garde à eux.... Je ne dis que cela!

—On voit bien que tu n'es pas né parmi les quakers, Phinéas.... Chez toi le vieil homme reprend toujours le dessus.»

Pour dire vrai, Phinéas avait été longtemps un coureur de bois, intrépide chasseur, redoutable au gros gibier.... Mais il s'était épris d'une belle quakeresse, et touché par ses charmes, il était entré dans sa communion; mais, quoiqu'il en fût maintenant un digne et irréprochable membre, les plus fervents lui reprochaient encore un certain levain de l'ancien monde.

«L'ami Phinéas a toujours des façons à lui, dit Rachel en souriant; mais après tout.... nous savons que son cœur est bien placé!

—Ne faut-il point nous hâter? dit Georges.

—Je me suis levé à quatre heures et je suis venu à toute vitesse, reprit Phinéas. S'ils ont suivi leur plan, j'ai sur eux deux ou trois heures d'avance.... Il n'est pas prudent d'ailleurs de partir avant la chute du jour. Il y a dans le village trois ou quatre mauvais drôles qui pourraient nous inquiéter et nous retarder.... Nous pourrons nous risquer dans deux heures. Je vais aller trouver l'ami Michaël Cross et le prier de nous suivre, sur son petit bidet, pour éclairer la route et nous avertir. Ce petit bidet-là va bien; s'il y a quelque danger, Michaël nous préviendra. Je vais avertir Jim et la vieille femme de se tenir prêts et de voir aux chevaux. Nous avons des chances d'atteindre notre première station avant d'être attaqués. Du courage donc, ami Georges! ce n'est pas la première passe difficile où je me trouve avec les tiens.»

Phinéas sortit et ferma la porte sur lui.

«Phinéas ne craint rien et fera tout pour toi, Georges, dit Siméon.

—Ce qui m'attriste, répondit Georges, c'est de vous faire courir à tous quelques périls.

—Tu nous feras plaisir, ami, de ne plus répéter ce mot-là. Ce que nous faisons, nous sommes obligés en conscience à le faire; nous ne pouvons pas agir autrement. Et maintenant, mère, dit-il en se tournant vers Rachel, hâte les préparatifs: il ne faut pas renvoyer nos amis à jeun.»

Pendant que Rachel et ses enfants achevaient les gâteaux de maïs et faisaient cuire le poulet et le jambon, Georges et sa femme étaient assis dans le petit salon, les bras entrelacés, songeant que, dans quelques heures, ils seraient peut-être séparés pour toujours.

«Élisa, lui disait Georges, les gens qui ont des amis, des maisons, des terres, de l'argent, ne peuvent s'aimer comme nous faisons, nous qui n'avons que nous-mêmes. Jusqu'à ce que je vous aie connue, Élisa, personne ne m'aima, que ma sœur et ma mère, ce pauvre cœur brisé!... Je me rappelle cette chère Émilie, le matin du jour où le marchand l'emmena. Elle vint à moi, dans le coin où je dormais.... «Pauvre Georges, disait-elle, c'est ta dernière amie qui s'en va! qu'adviendra-t-il de toi, pauvre enfant?» Je me levai, je l'entourai de mes bras.... je sanglotai.... je pleurai.... elle pleurait aussi, et ce furent les dernières paroles affectueuses que j'entendis.... Deux ans se passèrent, et mon cœur se flétrit et se dessécha comme le sable.... jusqu'à ce que je vous aie vue.... Votre amour fut pour moi une résurrection.... Vous me rappeliez d'entre les morts. Depuis, j'ai été un homme nouveau. Et, maintenant, sachez-le bien, Élisa, je vais peut-être verser la dernière goutte de mon sang.... Mais ils ne vous arracheront point à moi.... Pour vous prendre, il faudra passer sur mon cadavre.

—Oh! que Dieu ait pitié de nous, dit Élisa. S'il voulait seulement nous permettre de sortir de ce pays.... c'est tout ce que nous lui demandons.

—Dieu est-il de leur côté? dit Georges, songeant moins à parler à sa femme qu'à épancher ses amères pensées. Voit-il tout ce qu'ils font? comment permet-il que de telles choses arrivent?... Ils disent que la Bible est pour eux! C'est le pouvoir qui est pour eux. Ils sont riches, heureux; ils sont membres des églises; ils s'attendent à aller au ciel. Ils ont tout ce qu'ils veulent dans ce monde, et d'autres chrétiens, pauvres, honnêtes et fidèles, aussi bons et meilleurs qu'eux, sont couchés dans la poussière, sous leurs pieds! Ils les achètent, les vendent! Ils trafiquent du sang de leur cœur, de leurs soupirs et de leurs larmes.... et Dieu le permet!

—Ami Georges, dit Siméon du fond de la cuisine, écoute ce psaume, il te fera du bien.»

Georges approcha sa chaise de la porte, et Élisa, essuyant ses larmes, s'approcha aussi pour écouter; et Siméon lut:

«Pour moi, mes pieds m'ont presque manqué, et j'ai failli tomber en marchant;

«Parce que j'ai eu de vaines pensées, en voyant la prospérité des méchants.

«Ils ne participent point aux travaux et aux misères des autres hommes.

«C'est pourquoi l'orgueil les entoure comme une chaîne.

«La violence les couvre comme un vêtement.

«Leurs yeux sont remplis d'insolence, et ils ont plus que leur cœur ne peut désirer.

«Et ils sont corrompus, et ils tiennent de méchants discours au sujet de la servitude: leurs discours sont superbes!

«C'est pourquoi le peuple, se retournant et voyant la coupe pleine, se dit:

«Dieu voit-il? Y a-t-il quelque savoir dans le Très-Haut?»

—N'est-ce pas ainsi, ajouta Siméon, n'est-ce pas ainsi que Georges pense?

—Oui, répondit Georges, j'aurais pu écrire cela moi-même.

—Écoute donc encore, reprit Siméon.

«Quand j'eus ces pensées, elles me furent amères. Mais j'entrai dans le sanctuaire de Dieu, et je compris.

«Seigneur! tu les as placés dans des endroits glissants, tu les as précipités vers la destruction.

«Comme le rêve d'un homme qui s'éveille, ô Dieu! en te réveillant tu briseras leur image!

«Cependant je suis continuellement avec toi, et tu m'as tenu par la main droite.

«Tu me guideras par tes conseils et tu me recevras dans ta gloire!

«Il est bon à moi de m'attacher à mon Dieu. J'ai mis mon espérance dans le Seigneur Dieu.»

Ces paroles de la sagesse divine, prononcées par la bouche amie du vieillard, passèrent, comme une musique sacrée, sur l'âme malade et irritée du jeune homme: et, sur ses beaux traits, une expression de douceur soumise remplaça la haine farouche.

«Si ce monde était tout, Georges, reprit Siméon, tu pourrais en effet demander où est le Seigneur. Mais souvent ce sont ceux-là même qui ont eu le moins ici-bas qu'il choisit pour les placer dans son royaume! Mets ta confiance en lui, peu importe ce qui t'arrivera ici; tout sera remis à sa place un jour.»

Si ces paroles eussent été prononcées par quelque orateur à son aise, indulgent pour lui-même, qui les eût laissées tomber de sa bouche comme des fleurs de rhétorique à l'usage des malheureux, elles n'auraient pas produit grand effet; mais, venant d'un homme qui chaque jour, et avec un calme suprême, bravait l'amende et la prison pour la cause de Dieu et de l'homme, elles avaient un poids qui faisait tout céder. Les deux pauvres fugitifs sentaient le calme et la force pénétrer dans leur âme.

Rachel prit alors Élisa par la main et la conduisit à table. On frappa un petit coup à la porte: Ruth entra.

«J'ai couru, dit-elle, pour apporter à l'enfant ces trois petites paires de bas propres, chauds et en laine. Il fait si froid, tu sais, au Canada!... Toujours du courage, Élisa!» dit-elle en se mettant à table auprès de la jeune femme, et lui serrant affectueusement la main.

Et elle glissa un gâteau entre les doigts d'Henri.

«Je lui en ai apporté d'autres, dit-elle en fouillant dans sa poche.... Les enfants, tu sais, ça mange toujours!

—Oh! dit Élisa, que vous êtes bonne!

—Voyons, Ruth, assieds-toi et soupe, dit Rachel.

—Impossible! Imagine-toi, j'ai laissé John avec le baby.... et des gâteaux au four.... Si je m'arrête une minute, John va laisser brûler les gâteaux et donner à l'enfant tout ce qu'il y a de sucre à la maison. C'est son caractère, dit la petite quakeresse en riant. Ainsi, adieu Élisa! adieu Georges! que Dieu protége votre voyage!...»

Et elle disparut en sautillant.

Un moment après, une grande voiture couverte s'arrêta devant la porte. La nuit était claire et toute scintillante d'étoiles. Phinéas sauta vivement à bas de son siége pour faire placer les voyageurs. Georges sortit; il tenait son enfant d'une main, sa femme de l'autre. Son pas était ferme, son visage plein de courage et de résignation. Rachel et Siméon venaient après lui.

«Descendez un peu, vous autres, dit Phinéas à ceux qui se trouvaient déjà dans la voiture, que j'arrange le fond pour les femmes et pour l'enfant.

—Voilà deux peaux du buffle, dit Rachel, mets-les sur le banc; les cahots sont durs, la nuit.»

John descendit le premier et aida sa mère à descendre. Il en prenait le soin le plus touchant. La pauvre femme jetait partout des regards inquiets, comme si elle se fût attendue à voir à chaque instant arriver ses persécuteurs.

«Jim, vos pistolets! dit Georges à voix basse. Et vous savez ce que nous ferons, si on nous attaque....

—Si je le sais! dit Jim en montrant sa large poitrine et en respirant vaillamment.... Ne craignez rien, je ne leur laisserai pas reprendre ma mère!»

Pendant qu'il échangeait ces quelques mots, Élisa avait pris congé de sa bonne amie Rachel. Siméon la plaça dans la voiture, et elle s'y installa dans le fond avec son enfant. La vieille femme vint se placer à côté d'elle. Georges et Jim se placèrent devant elle sur un banc grossier, et Phinéas sur le siége.

«Adieu, mes amis! dit Siméon.

—Dieu vous bénisse!» répondit-on.

Et la voiture partit en faisant craquer le sol gelé sous les roues.

Il n'y avait pas moyen de causer.

On roula à travers les chemins du bois à demi défriché; on franchit de larges plaines, on gravit des collines, on descendit dans les vallées, et les heures passaient.

L'enfant s'endormit bientôt et tomba lourdement sur le sein de sa mère. La pauvre vieille négresse oublia ses craintes, et, vers le point du jour, Élisa elle-même ferma les yeux. Phinéas était le plus gai de la compagnie; il sifflait, pour abréger la route, certains airs un peu profanes... pour un quaker.

Vers trois heures, l'oreille de Georges saisit le bruit vif et rapide d'un sabot de cheval; il donna un coup de coude à Phinéas, qui arrêta pour écouter.

«Ce doit être Michaël; je reconnais le galop de son bidet.»

Il se leva et regarda avec une certaine inquiétude.

Ils aperçurent, au sommet d'une colline assez éloignée, un homme qui venait vers eux à fond de train.

«C'est lui!» dit Phinéas.

Georges et Jim sautèrent à bas avant de savoir trop ce qu'ils allaient faire; ils se tournèrent silencieusement du côté où ils voyaient venir le messager attendu. Il avançait toujours; une hauteur le déroba un instant, mais ils entendaient toujours l'allure précipitée: enfin on l'aperçut au sommet d'une éminence, et à portée de la voix.

«Oui! c'est Michaël. Holà! ici, par ici, Michaël!

—Phinéas! est-ce toi?

—Oui.

—Quelle nouvelle? Viennent-ils?

—Ils sont derrière moi, huit ou dix! échauffés par l'eau-de-vie, jurant, écumant comme autant de loups.»

A peine avait-il parlé qu'une bouffée de vent apporta le bruit du galop de leurs chevaux.

«Remontez! Vite, vite en voiture, dit Phinéas. Si vous voulez combattre, attendez que je vous choisisse l'endroit....»

Ils remontèrent. Phinéas lança les chevaux au galop. Michaël se tenait à côté d'eux. Les femmes entendaient.... elles voyaient dans le lointain une troupe d'hommes, dont la silhouette brune se découpait sur les bandes roses du ciel matinal. Encore une colline franchie, et les ravisseurs allaient apercevoir la voiture, si reconnaissable à la blancheur de sa bâche.... On entendit un cri de triomphe brutal.... Élisa, prête à se trouver mal, serrait son enfant sur son cœur; la vieille femme priait et soupirait; Georges et Jim saisirent leurs pistolets d'une main convulsive.

Les ennemis gagnaient du terrain; la voiture tourna brusquement et s'arrêta près d'un bloc de rochers escarpés, surplombants, dont la masse solitaire s'élevait au milieu d'un vaste terrain doux et uni. Cette pyramide isolée montait, gigantesque et sombre, dans le ciel brillant, et semblait promettre un abri inviolable. Phinéas connaissait parfaitement l'endroit; il y était souvent venu dans ses courses de chasseur. C'était pour l'atteindre qu'il avait si vivement poussé ses chevaux.

«Nous y voilà, dit-il en arrêtant et en sautant à bas du siége.... Allons! tous, vite à terre, et grimpez avec moi dans ces rochers! Michaël, mets ton cheval à la voiture et va chez Amariah; ramène-le avec quelques-uns des siens pour dire un mot à ces drôles!»

En un clin d'œil tout le monde fut descendu.

«Par ici, dit Phinéas, en attrapant le petit Henri; par ici, prenez la femme! et, si jamais vous avez su courir, courez maintenant!»

L'exhortation était au moins inutile; en moins de temps que nous ne saurions le dire, la haie fut franchie, la petite troupe s'élançait vers les rochers, tandis que Michaël, suivant le conseil de Phinéas, s'éloignait rapidement.

«Avancez, dit Phinéas, au moment où, déjà plus près du rocher, ils distinguaient, aux lueurs mêlées de l'aube et des étoiles, la trace d'un sentier âpre, mais nettement marqué, qui conduisait au cœur du roc. Voilà une de nos cavernes de chasse.... Venez!»

Phinéas allait devant, bondissant comme une chèvre, de pic en pic, et portant l'enfant dans ses bras. Jim venait ensuite, chargé de sa vieille mère. Georges et Élisa fermaient la marche.

Les cavaliers arrivèrent à la haie, et descendirent en proférant des cris et des serments; ils se préparaient à suivre les fugitifs. Après quelques minutes d'escalade, ceux-ci se trouvèrent au sommet du roc. Le sentier passait alors à travers un étroit défilé où l'on ne pouvait marcher qu'un de front. Tout à coup ils arrivèrent à une crevasse d'à peu près trois pieds de large et de trente pieds de profondeur, qui séparait en deux la masse des rochers; précipice escarpé, perpendiculaire comme les murs d'un château fort. Phinéas franchit aisément la crevasse et déposa l'enfant sur un épais tapis de mousse blanche.

«Allons, allons, vous autres, sautez tous! il y va de la vie....»

Et ils sautèrent, en effet, l'un après l'autre. Quelques fragments de rochers, formant comme un ouvrage avancé, les dérobaient au regard des assaillants.

«Bien! nous voici tous, dit Phinéas, avançant la tête au-dessus de ce rempart naturel pour suivre le mouvement de l'ennemi.»

L'ennemi s'était engagé dans les rochers.

«Qu'ils nous attrapent s'ils peuvent; mais ils vont être obligés de marcher un à un entre ces rochers, à la portée de nos pistolets.... Vous voyez bien, enfants!

—Oui, je vois bien, dit Georges; mais, comme ceci nous est une affaire personnelle, laissez-nous seuls en courir le risque et seuls combattre.

—Mon Dieu! Georges, combats tout à ton aise, dit Phinéas en mâchant quelque feuille de mûrier sauvage, mais tu me laisseras bien le plaisir de regarder, j'imagine. Vois-les donc délibérer et lever la tête, comme des poules qui vont sauter sur le perchoir. Ne ferais-tu pas bien de leur dire un mot d'avertissement avant de les laisser monter?... Dis-leur seulement qu'on va tirer dessus!»

La troupe, que l'on pouvait maintenant très-nettement distinguer, se composait de nos anciennes connaissances, Tom Loker et Marks, de deux constables et d'un renfort de chenapans, recrutés à la taverne pour quelques verres d'eau-de-vie.

«Eh bien, Tom, dit l'un d'eux, vos lapins sont joliment pris!...

—Oui, les voici là-haut.... et voici le sentier.... Il faut marcher.... ils ne vont pas sauter du haut en bas, ils sont pris!

—Mais, Tom, ils peuvent tirer sur nous de derrière les rochers, et ce ne serait pas agréable du tout!

—Fi donc! reprit Tom d'un air railleur, toujours penser à votre peau! il n'y a pas de danger; les nègres ont trop peur.

—Je ne vois pas pourquoi je ne penserais pas à ma peau, fit Marks, je n'en possède pas de meilleure.... Quelquefois les nègres se battent comme des diables.»

En ce moment Georges apparut au sommet du rocher, et d'une voix calme et claire:

«Messieurs, dit-il, qui êtes-vous et que voulez-vous?

—Nous venons reprendre un troupeau de nègres en fuite, dit Loker, Georges et Élisa Harris et leur fils, Jim Selden et une vieille femme. Nous avons avec nous des constables et un warrant[15] pour les prendre.... et nous allons les prendre. Vous entendez? Êtes-vous Georges Harris, appartenant à M. Harris, du comté de Shelby, dans le Kentucky?

—Je suis Georges Harris. Un monsieur Harris, du Kentucky, dit que je suis à lui. Mais maintenant je suis un homme libre, sur le sol libre de Dieu! et je revendique comme miens ma femme et mon enfant. Jim et sa mère sont ici.... Nous avons des armes pour nous défendre.... et nous comptons nous défendre. Vous pouvez monter si vous voulez.... mais le premier qui se montre à la portée de nos balles est un homme mort, et le second aussi, et le troisième, et ainsi de suite jusqu'au dernier.

—Allons, allons! jeune homme, dit un personnage court et poussif qui s'avança en se mouchant, tous ces discours ne sont pas convenables dans votre bouche. Vous voyez que nous sommes des officiers de justice.... nous avons la loi de notre côté, et le pouvoir, et tout! Ce que vous avez de mieux à faire, voyez-vous, c'est de vous rendre paisiblement.... aussi bien tôt ou tard il va falloir que vous en veniez là!

—Je sais bien que vous avez le pouvoir et la loi de votre côté, répondit Georges avec amertume.... Vous voulez vous emparer de ma femme, pour la vendre à la Nouvelle-Orléans. Vous voulez étaler mon fils comme un veau dans le parc d'un marchand! Vous voulez renvoyer la vieille mère de Jim à la bête brute qui la fouettait et qui la maltraitait, parce qu'elle ne pouvait pas maltraiter Jim lui-même. Moi et Jim, vous voulez nous rendre au fouet et à la torture.... Vous voulez nous faire écraser sous le talon de ceux que vous appelez nos maîtres.... et vos lois vous protégent.... Eh bien! honte à vos lois et à vous! Mais vous ne nous tenez pas encore! Nous ne reconnaissons pas vos lois, nous ne reconnaissons pas votre pays. Nous sommes ici sous le ciel de Dieu, aussi libres que vous-mêmes; et, par ce grand Dieu qui nous a faits, je vous le jure, nous allons combattre pour notre liberté jusqu'à la mort!»

Pendant qu'il faisait cette déclaration d'indépendance, Georges se tenait debout, en pleine lumière, sur le rocher. Les rayons de l'aurore éclairaient son visage basané; l'indignation suprême et le désespoir mettaient des flammes dans ses yeux, et en parlant il élevait sa main vers le ciel comme s'il en eût appelé de l'homme à la justice de Dieu.

Ah! si Georges eût été quelque jeune Hongrois défendant au milieu de ses montagnes la retraite des proscrits fuyant l'Autriche pour gagner l'Amérique.... on eût appelé cela un sublime héroïsme! Mais, comme Georges n'était qu'un Africain, défendant une retraite des États-Unis au Canada, nous sommes trop bien élevés et trop patriotes pour voir là aucune espèce d'héroïsme.

Si quelques-uns de nos lecteurs y veulent en trouver malgré nous, que ce soit à leurs risques et périls! Oui, quand les Hongrois désespérés échappent aux autorités légitimes de leur pays, la presse et le gouvernement américain sonnent en leur faveur des fanfares de triomphe et leur souhaitent la bienvenue.... Mais, quand les nègres fugitifs font la même chose, c'est.... oui! qu'est-ce que c'est?

N'importe! Ce qu'il y a de certain, c'est que l'attitude, l'œil, la voix, tout l'orateur, enfin, réduisit au silence la troupe de Tom Loker. Il y a dans l'intrépidité et le courage quelque chose qui fascine un moment même la plus grossière nature. Marks fut le seul qui n'éprouva aucune émotion. Il arma résolûment son pistolet, et, pendant l'instant de silence qui suivit le discours de Georges, il fit feu sur lui.

«Vous savez, dit-il en essuyant son pistolet sur sa manche, qu'on aura autant pour lui mort que vivant!»

Georges fit un bond en arrière. Élisa poussa un cri terrible. La balle avait passé dans les cheveux du mari et effleuré la joue de la femme; elle alla s'enfoncer dans un arbre.

«Ce n'est rien, Élisa, dit Georges vivement.

—Ce sont des gueux! dit Phinéas.... Mais, au lieu de faire des discours, tu ferais mieux de te mettre à l'abri.

—Attention, Jim! dit Georges, voyez vos pistolets, gardons le passage; le premier homme qui se montre est à moi: vous prendrez le second.... il ne faut pas perdre deux coups sur le même....

—Mais si vous ne touchez pas?

—Je toucherai, fit Georges avec assurance.

—Il y a de l'étoffe dans cet homme-là,» murmura Phinéas entre ses dents.

Cependant, après le coup de pistolet de Marks, les assaillants s'arrêtèrent irrésolus.

«Vous devez en avoir frappé un, dit-on à Marks, j'ai entendu un cri.

—Je vais en prendre un autre, moi, dit Tom. Je n'ai jamais eu peur des nègres; je ne vais pas commencer aujourd'hui. Qui vient après moi?» et il s'élança dans les rochers.

Georges entendit très-distinctement toutes ces paroles. Il dirigea son pistolet vers le point du défilé où le premier homme allait paraître.

Un des plus courageux de la bande suivait Tom; les autres venaient après; les derniers poussaient même les premiers un peu plus vite que ceux-ci n'eussent voulu. Ils approchaient; bientôt la forme massive de Tom apparut au bord de la crevasse.

Georges fit feu; la balle pénétra dans le flanc; mais Tom, avec le mugissement d'un taureau affolé, franchit l'espace béant et vint tomber sur la plate-forme du rocher.

«Ami, dit Phinéas, en se mettant tout à coup devant sa petite troupe et arrêtant Tom au bout de ses longs bras, on n'a pas du tout besoin de toi ici!»

Loker tomba dans le précipice, roulant au milieu des arbres, des buissons, des pierres détachées, jusqu'à ce qu'il arrivât au fond, brisé et gémissant. La chute l'aurait tué, si elle n'eût été amortie par des branches qui le retinrent à demi; mais elle n'en fut pas moins assez lourde.

«Miséricorde! ce sont de vrais démons!» fit Marks guidant la retraite à travers les rochers avec beaucoup plus d'empressement qu'il n'en avait mis à monter à l'assaut. Toute la bande le suivit précipitamment. Le gros constable courait à perdre haleine.

«Camarades, dit Marks, faites le tour et allez chercher Tom; moi je vais prendre mon cheval et aller querir du secours....»

Et, sans écouter les sarcasmes et les huées, Marks joignit l'action à la parole et détala.

«Quelle vermine! dit un des hommes.... On vient pour ses affaires, et il décampe.

—Voyons! reprit un autre, allons chercher cet individu; peu m'importe qu'il soit mort ou vivant!»

Conduits par les gémissements de Tom, s'aidant des branches et des buissons, ils descendirent jusqu'au pied du précipice où le héros gisait étendu, soupirant et jurant tour à tour avec une égale véhémence.

«Vous criez bien fort, Tom, vous devez être moulu!

—Je ne sais pas. Soulevez-moi! pouvez-vous? Malédiction sur le quaker! Sans lui j'en aurais jeté quelques-uns du haut en bas.... pour voir si ça leur aurait plu!»

On lui aida à se lever, on le prit par les épaules, et on le conduisit ainsi jusqu'aux chevaux.

«Si vous pouviez seulement me ramener à un mille d'ici, jusqu'à cette taverne! Donnez-moi un mouchoir de poche, quelque chose.... pour mettre sur cette plaie et arrêter le sang!»

Georges regarda par-dessus les rochers, il vit qu'ils s'efforçaient de le mettre sur son cheval; après deux ou trois efforts inutiles, il chancela et tomba lourdement sur le sol.

«J'espère qu'il n'est pas mort, dit Élisa, qui, avec ses compagnons, surveillait toute cette scène.

—Pourquoi non? dit Phinéas; il n'aurait que ce qu'il mérite!

—Mais après la mort vient le jugement! dit Élisa.

—Oui! dit la vieille femme, qui avait gémi et crié à la façon des méthodistes pendant toute l'affaire. Oui, c'est un bien mauvais cas pour l'âme du pauvre homme!

—Sur ma parole! je crois qu'ils l'abandonnent,» dit Phinéas.

C'était vrai. Après avoir réfléchi et s'être consultés un instant, ils avaient repris les chevaux et s'étaient retirés.

Quand ils eurent disparu, Phinéas commença à se remuer un peu.

«Voyons, dit-il, il faut descendre et marcher. J'ai dit à Michaël d'aller à la ferme, de nous ramener des secours, et de revenir avec la voiture, mais je pense que nous devons marcher un peu au-devant de lui. Dieu veuille qu'il soit bientôt ici! il est de bonne heure. Nous ne tarderons pas à le rejoindre; nous ne sommes pas à plus de deux milles de notre station. Si la route n'avait pas été si dure cette nuit, nous aurions pu les éviter.»

En s'approchant de la haie, Phinéas aperçut la voiture, qui revenait avec les amis.

«Bon! s'écria-t-il joyeusement, voilà Michaël, Stéphen et Amariah.... Maintenant nous voici en sûreté, comme si nous étions arrivés là-bas!

—Alors, arrêtons-nous un peu, dit Élisa, faisons quelque chose pour ce pauvre homme qui gémit si fort....

—Ce ne serait faire que notre devoir de chrétien, dit Georges; prenons-le et emportons-le avec nous.

—Et nous le soignerons parmi les quakers, dit Phinéas; c'est bien, cela! je ne m'y oppose certes pas! Voyons-le!»

Et Phinéas qui, dans sa vie de chasseur et de maraudeur, avait acquis certaine notion de la chirurgie primitive, s'agenouilla auprès du blessé et commença un examen attentif.

«Marks, dit Tom d'une voix faible.... est-ce vous, Marks?

—Non, ami, ce n'est pas lui, dit Phinéas; il s'inquiète bien plus de sa peau que de toi.... Il y a longtemps qu'il est parti!

—Je crois que je suis perdu! dit Tom.... le maudit chien qui me laisse mourir seul!... Ma pauvre vieille mère m'a toujours dit que cela finirait ainsi.

—Oh! là! Écoutez cette pauvre créature: il appelle maman! je ne puis m'empêcher d'en avoir pitié, dit la bonne négresse.

—Doucement! dit Phinéas, sois tranquille, ne fais pas le méchant. Tu es perdu si je ne parviens pas à arrêter le sang.»

Et Phinéas s'occupa de tous ses petits arrangements chirurgicaux, assisté de toute la compagnie.

«C'est vous qui m'avez précipité, lui dit Tom d'une voix faible.

—Mais sans cela tu nous aurais précipités nous-mêmes, tu vois bien! dit Phinéas en appliquant le bandage. Allons, allons, laisse-moi panser cela; nous n'y entendons pas malice, nous autres; nous te voulons du bien. Nous allons te mener dans une maison où l'on te gardera comme si c'était ta mère.»

Tom poussa un gémissement et ferma les yeux.... Dans les hommes de cette espèce, le courage est tout à fait physique: il s'échappe avec le sang qui coule.... Le géant faisait pitié dans son abandon....

Cependant Michaël était là avec la voiture: on tira les bancs, on doubla les peaux de buffle, on les plaça d'un seul côté, et quatre hommes, avec de grands efforts, placèrent Tom dans la voiture. Il s'évanouit entièrement. La vieille négresse, tout émue, s'assit au fond et mit la tête du blessé sur ses genoux; Élisa, Georges et Jim se casèrent comme ils purent, et l'on repartit.

«Que pensez-vous de lui? dit Georges à Phinéas auprès de qui il s'était assis sur le siége.

—Cela va bien; les chairs seules sont atteintes, mais la chute a été rude; il a beaucoup saigné, ça lui a retiré des forces et du courage. Il reviendra, et ceci lui apprendra peut-être une chose ou deux....

—Je suis heureux, dit Georges, de vous entendre parler ainsi. C'eût toujours été un poids pour moi d'avoir causé sa mort.... même dans une si juste cause!

—Oui, dit Phinéas, tuer est une mauvaise chose, de quelque façon que ce soit.... homme ou bête.... Dans mon temps, j'ai été un grand chasseur.... Un jour j'ai vu tomber un daim.... il allait mourir. Il me regardait avec un œil!... on sentait que c'était mal de l'avoir tué! Les créatures humaines, c'est encore pire, parce que, comme dit ta femme: «Après la mort, vient le jugement!» Je ne trouve pas nos idées à nous trop sévères là-dessus.

—Que ferons-nous de ce pauvre diable? dit Georges.

—Nous allons le conduire chez Amariah! Il y a là la grand'maman Stéphens Dorcas, comme ils l'appellent; c'est la meilleure garde-malade.... En quinze jours elle le rétablira.»

Une heure après, nos voyageurs arrivaient dans une jolie ferme, où les attendait un excellent déjeûner. Tom fut déposé avec soin sur un lit plus propre et plus doux que ceux dont il se servait d'habitude. Sa blessure fut pansée et bandée: comme un enfant fatigué, il ouvrait et fermait languissamment ses yeux, et les reposait sur les rideaux blancs de ses fenêtres pendant que les joyeux amis glissaient devant lui dans sa chambre de malade.

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