CHAPITRE XVI.

La maîtresse de Tom et ses opinions.

«Maintenant, Marie, dit Saint-Clare, voici l'aurore de vos jours dorés. Je vous ai amené notre cousine de la Nouvelle-Angleterre, la femme pratique, qui va décharger vos épaules du poids des soucis, et vous donner le temps de redevenir jeune et belle. L'ennui de donner les clefs ne vous tourmentera plus.»

Cette remarque était faite à la table du déjeuner, quelques instants après l'arrivée de miss Ophélia.

«Elle est la bienvenue, dit Marie en appuyant langoureusement sa tête sur sa main. Elle s'apercevra bientôt d'une chose, c'est qu'ici ce sont les maîtresses qui sont esclaves.

—Oh oui! elle s'en apercevra, et de bien d'autres choses encore, dit Saint-Clare.

—On nous reproche de garder nos esclaves! fit Marie; comme si c'était pour notre avantage! Si nous ne consultions que cela, nous les renverrions tous d'un seul coup.»

Évangéline fixa sur le visage de sa mère ses grands yeux sérieux; elle ne semblait pas comprendre parfaitement cette réponse. Elle dit très-simplement:

«Mais alors, maman, pourquoi les gardez-vous?

—Je ne sais.... pour notre malheur... car ils font le malheur de ma vie. Ce sont eux, plus que tout le reste, qui sont cause de ma mauvaise santé.... Les nôtres sont les plus mauvais que l'on puisse rencontrer.

—Marie, vous avez ce matin vos papillons noirs, dit Saint-Clare. Vous savez bien que cela n'est pas!... Mammy, par exemple, n'est-elle point le meilleur des êtres?... Que feriez-vous sans elle?

—Mammy est excellente, dit Mme Saint-Clare; et pourtant, comme tous les gens de couleur, elle est horriblement égoïste....

—Oh! l'égoïsme est une terrible chose! dit gravement Saint-Clare.

—Par exemple, reprit Marie, n'est-ce point de l'égoïsme, cela, d'avoir le sommeil si pesant?... Elle sait que j'ai besoin de petites attentions, presque à chaque heure, quand mes crises reviennent; eh bien! il est très-difficile de la réveiller. Ce sont mes efforts de la nuit dernière qui me rendent si faible ce matin.

—N'a-t-elle point veillé près de vous toutes ces dernières nuits, maman?

—Qui vous a dit cela? reprit aigrement Marie; elle s'est donc plainte?

—Elle ne s'est pas plainte; elle m'a seulement dit combien vous avez eu de mauvaises nuits, et cela sans aucun répit.

—Pourquoi donc, dit Saint-Clare, ne faites-vous pas prendre sa place une nuit ou deux à Jane et à Rosa? elle se reposerait!

—Comment pouvez-vous me proposer cela, Saint-Clare? vous êtes vraiment bien irréfléchi! Nerveuse comme je suis, le moindre souffle me tue! une main étrangère autour de moi me jetterait dans des convulsions. Si Mammy avait pour moi l'intérêt qu'elle devrait avoir, elle veillerait plus aisément. J'ai entendu parler de gens qui avaient des serviteurs si dévoués.... mais ce bonheur n'a jamais été pour moi!» Et Marie poussa un soupir.

Miss Ophélia avait écouté ce discours avec une certaine dignité froide, serrant les lèvres comme une personne bien résolue à connaître son terrain avant de se hasarder.

«Sans doute Mammy a une sorte de bonté, dit Marie; elle est douce et respectueuse, mais au fond du cœur elle est égoïste, elle ne cessera de regretter et de redemander son mari. Quand je me mariai, je l'amenai ici. Mon père garda son mari; il est maréchal, et par conséquent très-utile; je pensai et je dis alors que, ne pouvant plus vivre ensemble, ils feraient bien de se regarder comme séparés tout à fait. J'aurais dû insister et marier Mammy à quelque autre. Je ne le fis point: je fus trop indulgente et trop faible. Je dis alors à Mammy qu'elle ne devait plus s'attendre à revoir son mari plus d'une ou deux fois en sa vie, parce que l'air du pays, chez mon père, ne convenait pas à ma santé, et que je ne pouvais pas y retourner; je lui conseillai donc de prendre quelqu'un ici, mais non! elle ne voulut pas.... Mammy a parfois une sorte d'obstination dont les autres ne peuvent pas s'apercevoir comme moi.

—A-t-elle des enfants? demanda miss Ophélia.

—Oui, elle en a deux.

—Cette séparation doit lui être très-pénible.

—Peut-être bien; mais je ne pouvais les amener ici.... c'étaient deux petits êtres malpropres, je n'aurais pu les souffrir. Et puis, ils lui prenaient tout son temps. Je pense au fond que Mammy a toujours été un peu attristée de tout cela; elle ne veut prendre personne, et je crois que maintenant, bien qu'elle sache qu'elle m'est nécessaire, si elle le pouvait, elle retournerait dès demain vers son mari. Oui, je le crois.... Les gens sont si égoïstes maintenant.... même les meilleurs!

—Cela fait mal d'y penser,» dit Saint-Clare d'un ton sec.

Miss Ophélia fixa sur lui un œil pénétrant; elle vit toute l'irritation qu'il cherchait à contenir, elle vit le sourire sarcastique qui plissa ses lèvres.

«Mammy a toujours été ma favorite, reprit Mme Saint-Clare. Je voudrais pouvoir montrer sa garde-robe à vos domestiques du nord: soies, mousselines et véritables batistes! J'ai quelquefois passé des après-midi à lui arranger des chapeaux pour aller à des parties de plaisir. Elle a toujours été bien traitée, elle n'a pas reçu le fouet plus d'une ou deux fois dans sa vie. Elle a tous les jours du thé ou du café fort, avec du sucre blanc. C'est un abus; mais c'est ainsi que Saint-Clare veut que l'on soit traité à l'office. Ils font tout ce qu'ils veulent. C'est notre faute si nos esclaves sont égoïstes; ils se conduisent comme des enfants gâtés. Je l'ai tant répété à Saint-Clare que j'en suis fatiguée.

—Et moi aussi,» dit Saint-Clare en prenant le journal du matin.

Éva, la belle Éva, avec cette expression de recueillement profond et mystique qui lui était particulière, s'avança doucement jusqu'à la chaise de sa mère, et lui passa ses petits bras autour du cou.

«Eh bien! Éva, qu'est-ce encore?

—Maman, ne pourrais-je point vous veiller une nuit, seulement une nuit?... Je suis sûre que je n'agacerais pas vos nerfs et que je ne dormirais pas.... Je passe si souvent les nuits sans dormir!... je réfléchis....

—Quelle folie, enfant, quelle folie! Vous êtes une étrange créature!

—Le permettez-vous, maman?... Je crois, ajouta-t-elle timidement, que Mammy n'est pas bien.... Elle m'a dit que depuis quelque temps elle avait toujours mal à la tête.

—Oh! c'est encore là une des bizarreries de Mammy.... Mammy est comme tous les autres nègres: fait-elle du bruit pour un mal de tête ou un mal de doigt! Il ne faut pas les encourager à cela: jamais! Chez moi, c'est un principe, fit-elle en se retournant vers miss Ophélia. Vous-même vous en sentirez bientôt la nécessité!.... Si vous encouragez les esclaves à se plaindre ainsi pour rien, vous ne saurez bientôt plus auquel entendre. Moi, je ne me plains jamais.... personne ne sait ce que je souffre. Je pense que c'est un devoir de souffrir sans rien dire; aussi c'est ce que je fais.»

A cette péroraison inattendue, les yeux ronds de miss Ophélia exprimèrent un étonnement qu'elle ne put déguiser.... Quant à Saint-Clare, il partit d'un immense éclat de rire.

«Saint-Clare rit toujours quand je fais la moindre allusion à mes maux!... dit Marie avec une voix de martyr agonisant. Je souhaite qu'il ne se le rappelle pas un jour!...»

Marie mit son mouchoir de poche sur ses yeux.

Il y eut un moment de pénible silence. Saint-Clare se leva, regarda à sa montre et dit qu'il avait à sortir. Éva s'élança après lui, miss Ophélia et Mme Saint-Clare restèrent seules à table.

«Voilà comme est Saint-Clare, dit Marie en retirant son mouchoir, il ne comprend pas.... il ne comprendra jamais ce que je souffre depuis des années.... Il aurait raison, si j'étais jamais à me plaindre et à parler de moi.... mais je me suis tue, je me suis résignée.... résignée! Et Saint-Clare à présent croit que je puis tout tolérer.»

Miss Ophélia ne savait pas trop ce qu'elle devait répondre.

Pendant qu'elle y réfléchissait, Marie essuyait ses larmes et lissait son plumage, comme ferait une colombe après la pluie. Puis elle commença avec Ophélia une conversation de ménage, concernant les porcelaines, les appartements, les provisions, toutes choses dont il était sous-entendu que miss Ophélia prendrait la direction. Elle fit tant de recommandations, de réflexions et d'observations, qu'une tête moins systématique et moins bien organisée que celle de miss Ophélia n'eût certes pu y résister.

«Maintenant, dit Marie, je crois que j'ai tout dit. La première fois que mes crises me reprendront, vous pourrez marcher sans me consulter. Seulement, ayez l'œil sur Éva, il faut la surveiller!

—Elle me semble une excellente enfant, dit miss Ophélia, je n'ai jamais rien vu de meilleur qu'elle.

—Elle est bien étrange! bien étrange! fit la mère.... Il y a en elle des choses vraiment extraordinaires.... elle ne me ressemble en rien....» Et Marie soupira comme si elle eût exprimé là quelque douloureuse vérité....

«Je l'espère bien qu'elle ne lui ressemble pas!» pensait de son côté miss Ophélia.

«Éva a toujours aimé la compagnie des esclaves. Mon Dieu! je sais bien que tous les enfants sont comme cela. Moi-même, je jouais avec les petits nègres de mon père.... mais cela n'a jamais eu aucun effet sur moi. Mais Éva a parfois l'air de se mettre sur un pied d'égalité avec tous les gens qui l'approchent!... Je n'ai jamais pu l'en déshabituer. Je crois que Saint-Clare l'y encourage.... Saint-Clare gâte tout sous son toit.... excepté sa femme!»

Miss Ophélia continua de garder le plus profond silence.

«Il n'y a pas deux manières d'être avec les esclaves, reprit Marie: il faut leur faire sentir leur infériorité et les mater solidement! cela m'a toujours été naturellement facile depuis la plus tendre enfance.... Mais Éva est capable à elle seule de gâter toute une maison. Que fera-t-elle quand elle tiendra une maison elle-même? Je déclare que je ne m'en doute pas. Je tiens à être bonne avec les esclaves.... je le suis; mais il faut leur faire sentir leur position.... c'est ce qu'Éva ne fait pas.... Impossible de lui mettre la moindre idée de cela dans la tête. Vous l'avez entendue offrir de me soigner la nuit pour que Mammy puisse dormir. C'est un échantillon de ce qu'elle ferait si elle était laissée à elle-même.

—Mais, dit brusquement Ophélia, vous pensez cependant que vos esclaves sont des hommes, et qu'il faut bien qu'ils se reposent quand ils sont fatigués!

—Certainement, certainement. Je veux qu'ils aient tout ce qui est juste, tout ce qui est convenable!... Mammy peut dormir dans un instant ou dans l'autre; il n'y a pas de difficulté à cela.... Mais c'est bien la chose la plus dormeuse que j'aie jamais vue! Assise, debout, à l'ouvrage, partout elle dort! Il n'y a pas de danger qu'elle ne dorme pas assez, celle-là!... Voyez-vous, traiter les esclaves comme des fleurs exotiques ou des porcelaines de Chine, c'est vraiment ridicule, dit Marie, en plongeant dans les profondeurs d'un volumineux coussin, dont elle retira un élégant flacon de cristal.

—Vous voyez, dit-elle d'une voix mourante, douce comme la brise qui passe entre les jasmins d'Arabie, ou comme toute autre chose également éthérée; vous voyez, cousine Ophélia, que je ne parle pas souvent de moi, ce n'est pas mon habitude.... Je n'aime pas cela!... A vrai dire, je n'en ai pas la force. Mais il y a des points sur lesquels nous différons, Saint-Clare et moi. Saint-Clare ne m'a jamais comprise, jamais appréciée. Je crois que cela tient à l'état de ma santé. Saint-Clare a de bonnes intentions, je suis portée à le croire; mais les hommes sont égoïstes: c'est dans leur constitution; ils ne comprennent pas les femmes.... Telle est du moins mon impression.»

Miss Ophélia, qui avait toute la prudence naturelle aux habitants de la Nouvelle-Angleterre et une horreur toute particulière des difficultés de famille, miss Ophélia prévit le sort qui la menaçait; elle se fit un visage impénétrable, et tirant un long bas qu'elle tenait en réserve contre les dangers de l'oisiveté, elle commença de tricoter avec une rare énergie, pinçant les lèvres d'un air qui semblait dire: «Vous voulez me faire parler, mais je n'ai pas besoin de me mêler de vos affaires.» Son visage exprimait autant de sympathies qu'un lion de pierre.

Marie n'y prit pas garde; elle avait quelqu'un à qui parler. Elle sentait qu'elle devait parler; cela lui suffisait. Elle respira de nouveau son flacon pour se redonner quelque force et poursuivit:

«Voyez-vous bien? lorsque j'ai épousé Saint-Clare, je lui ai apporté mon bien et mes esclaves; j'ai donc le droit d'en user comme il me plaît.... Saint-Clare a sa fortune et ses esclaves.... qu'il les traite à sa guise. Mais les miens!... Il a sur beaucoup de choses des idées extravagantes.... particulièrement sur la manière de traiter les esclaves. Il agit comme s'il les mettait avant moi et avant lui-même.... Il leur laisse tout faire sans même lever le doigt! Sur certaines choses, Saint-Clare est effrayant.... il m'effraye moi-même.... quoiqu'il paraisse, en général, avoir une assez bonne nature.... Il a décidé que pas un coup, quoi qu'il arrive, ne serait donné dans la maison, à moins que de sa main ou de la mienne!... Il a dit cela de telle façon que je ne puis pas aller contre. Vous voyez où cela mène.... On lui marcherait sur le corps, qu'il ne lèverait pas la main.... Pour moi, vous comprenez quelle cruauté ce serait que de me demander un tel effort.... Les esclaves sont de grands enfants!

—Je ne connais rien à tout cela, grâce au ciel! dit miss Ophélia.

—Il se peut; mais vous l'apprendrez, et vous l'apprendrez à vos dépens, si vous restez ici. Vous ne sauriez vous imaginer tout ce qu'il y a de stupide, d'ingrat, de provoquant chez cette misérable espèce!»

Marie retrouvait ses forces, comme par miracle, quand elle était sur ce chapitre; elle ouvrit donc tout à fait les yeux et parut oublier sa langueur.

«Vous n'avez pas une idée des épreuves auxquelles ils soumettent les maîtresses de maison, chaque jour et à chaque heure!... Mais il est inutile de se plaindre à Saint-Clare; il fait de si étranges réponses!... Il dit que c'est nous qui les avons faits ce qu'ils sont, et que nous devons les prendre ainsi; il dit que leur faute vient de nous, et qu'alors il serait cruel de les punir; il dit que nous ne ferions pas mieux à leur place.... comme si on pouvait raisonner d'eux à nous!

—Mais, dit sèchement Ophélia, ne pensez-vous pas que Dieu les a faits du même sang que nous?

—Non, certes, je ne le pense pas. Vous me la donnez bonne! une race dégradée!...

—Ne pensez-vous pas qu'ils ont des âmes immortelles? continua la cousine avec un ton d'indignation croissante.

—Je ne dis pas non, fit Marie en bâillant. Pour cela, personne n'en doute. Quant à ce qui est de comparer leurs âmes avec les nôtres, c'est impossible. Saint-Clare a bien prétendu que séparer Mammy de son mari, c'était la même chose que de me séparer de lui!... J'ai beau lui dire qu'il y a une différence, il ne peut pas la voir.... C'est comme si on disait que Mammy aime ses petits souillons d'enfants comme j'aime Éva! Pourtant Saint-Clare a prétendu froidement, sérieusement, que je devais, faible comme je suis, renvoyer Mammy et prendre quelque autre personne à sa place.... C'était un peu trop fort.... même pour moi! Je ne fais pas souvent voir mes sentiments. J'ai pour principe de tout souffrir en silence.... mais, cette fois-là, j'éclatai.... Il n'y est pas revenu. Mais depuis j'ai compris, à certains regards et à certaines paroles, qu'il est toujours dans les mêmes idées; et il est si obstiné, si provoquant!»

Miss Ophélia parut avoir peur de dire quelque chose; elle précipita la marche des longues aiguilles avec une fureur qui eût signifié bien des choses, si Marie Saint-Clare eût pu comprendre....

«Vous voyez donc bien, continua-t-elle, quel gouvernement vous prenez.... une maison sans règle, où les esclaves ont ce qu'ils veulent, font ce qu'ils veulent,... excepté quand j'ai la force.... Je prends quelquefois mon nerf de bœuf, mais cela me tue! Si seulement Saint-Clare voulait faire comme les autres!

—Quoi donc?

—Eh mais, les envoyer à la Calebasse, ou en tout autre lieu où on les fouette. Il n'y a pas d'autre moyen.... Si je n'étais pas si débile, je gouvernerais avec deux fois plus d'énergie que Saint-Clare.

—Comment donc fait-il? Vous dites qu'il ne frappe jamais!

—Mon Dieu! les hommes ont une manière de commander.... Cela leur est plus facile! Et puis, si vous regardez bien dans l'œil de Saint-Clare, il y a quelque chose d'étrange! Cet œil, quand il parle sévèrement, a comme un éclair. Moi-même j'en ai peur, et les esclaves savent bien qu'il faut prendre garde à eux dans ces moments-là! Je ne ferais pas tant, avec des tempêtes de coups, que Saint-Clare avec un clignement d'œil, quand il est ému! On ne fait pas de bruit quand Saint-Clare est là. C'est pour cela qu'il n'a pas plus de pitié de moi!... Mais, quand vous aurez la direction, vous verrez qu'il n'y a pas moyen de s'en tirer sans sévérité.... Ils sont si méchants, si trompeurs, si paresseux!

—Ah! toujours la vieille chanson! dit Saint-Clare en entrant tout à coup.... Quel terrible compte ces misérables auront à rendre au jour du jugement, surtout pour leur paresse!... Vous voyez que, Marie et moi, nous ne leur en donnons pas l'exemple, dit-il en s'étendant tout de son long sur un canapé en face de sa femme.

—Vous êtes bien méchant, Saint-Clare!

—En vérité? je croyais pourtant bien dire, j'appuyais vos remarques.... comme je fais toujours.

—Vous savez bien que cela n'est pas, Saint-Clare!

—Je me suis trompé alors.... merci de me reprendre, ma chère!

—Ah! vous voulez me provoquer maintenant!

—Voyons, Marie, il fait très-chaud. Je viens d'avoir une longue querelle avec Adolphe; il m'a fatigué.... permettez-moi de me reposer sous votre doux sourire.

—Que s'est-il passé avec Adolphe? l'impudence de ce drôle est devenue excessive, je ne puis plus la supporter. Ah! je voudrais avoir à le commander quelque temps sans contrôle.... je le materais bien.

—Ce que vous dites là, ma chère, est marqué au coin de votre finesse et de votre bon sens ordinaire; quant à Adolphe, voici le cas: il s'est si longtemps appliqué à imiter mes grâces et mes perfections, qu'il a fini par se prendre pour son maître.... et j'ai été obligé de lui montrer à la fin sa méprise.

—Comment cela?

—Eh bien, il a fallu lui faire comprendre que je voulais conserver quelques-uns de mes vêtements pour mon usage personnel.... J'ai dû aussi mettre des bornes à son trop magnifique emploi de l'eau de Cologne. J'ai même poussé la cruauté jusqu'à le réduire à une seule douzaine de mes mouchoirs de batiste.... Adolphe portait tout cela avec des fanfaronnades que j'ai dû également modérer par mes conseils paternels.

—Ah! Saint-Clare, voilà une indulgence vraiment intolérable! Quand apprendrez-vous donc comment on traite des esclaves?

—Et, après tout, le beau malheur qu'un pauvre diable d'esclave veuille ressembler à son maître!... Si je l'ai assez mal élevé pour qu'il mette son bonheur dans l'eau de Cologne et les mouchoirs de batiste, pourquoi ne pas lui en donner?

—Mais pourquoi ne l'avoir pas mieux élevé? dit Ophélia avec une pointe d'audace.

—Cela fatigue. Oh! cousine, cousine, la paresse perd plus d'âmes que vous n'en pouvez sauver. Sans la paresse, moi-même j'aurais été un ange. Je suis porté à croire que la paresse est ce que votre ancien docteur Botherem, du Vermont, appelait l'essence du mal moral.

—Je pense, reprit Ophélia, que vous autres possesseurs d'esclaves vous prenez une terrible responsabilité.... je ne voudrais pas l'assumer sur moi pour mille mondes! Vous devez élever vos esclaves, vous devez les traiter comme des créatures raisonnables, comme des âmes immortelles, dont vous aurez à rendre compte un jour au tribunal de Dieu! Telle est mon opinion.»

Le zèle si longtemps contenu de miss Ophélia éclatait enfin.

«Allons, allons! dit Saint-Clare en se levant, est-ce que vous nous connaissez?»

Et il se mit au piano et joua un air gai.

Saint-Clare était un véritable musicien. Sa touche était brillante et nette. Ses doigts voltigeaient sur le clavier avec la légèreté aérienne d'un oiseau. Il avait un jeu à la fois brillant et puissant; il passait d'un morceau à l'autre, comme un homme qui veut se mettre en verve; puis, abandonnant tout à coup la musique, il se leva et dit gaiement: «Ma foi! cousine, vous avez parlé d'or et bien fait votre devoir; je ne vous en estime que davantage. Je ne doute pas que vous ne nous ayez montré tout à l'heure un diamant de vérité.... et de la plus belle eau; mais vous m'avez envoyé les rayons tellement en plein visage.... que je n'en ai pas tout d'abord apprécié la valeur.

—Pour mon compte, dit Marie, je ne vois pas l'utilité de l'observation de la cousine... S'il y a au monde des gens qui fassent plus que nous pour leurs esclaves... qu'on me les montre!... mais ils n'en profitent pas; au contraire, ils n'en deviennent que pires. Quant à ce qui est de leur parler, je leur ai parlé... à m'en fatiguer; je leur ai enseigné leurs devoirs, tout enfin! ils peuvent aller à l'église quand ils veulent... bien qu'ils ne puissent comprendre un mot du sermon!... Ainsi cela est assez inutile, comme vous voyez!... Mais ils y vont... ils ont tous les moyens de s'améliorer, vous voyez. Mais, comme je vous le disais, c'est une race dégradée.... Il n'y a pas de remède... Vous ne pouvez rien faire pour eux! Vous voyez, cousine Ophélia, j'ai essayé, et vous non... et je suis née, et j'ai été élevée au milieu d'eux... Je les connais!»

Ophélia pensa qu'elle en avait dit assez; elle ne répondit rien. Saint-Clare siffla un air.

«Saint-Clare, je vous prie de ne pas siffler: cela me fait mal à la tête!

—Je ne siffle plus! Y a-t-il encore quelque chose que je puisse faire pour vous être agréable?

—Si vous vouliez avoir un peu de sympathie!... Mais vous n'avez jamais éprouvé le moindre sentiment pour moi...

—Cher ange accusateur!

—Tenez, vous m'irritez de me parler de la sorte...

—Eh bien, comment faut-il que je vous parle? Dites-moi la manière; je ne demande qu'à savoir!»

De joyeux éclats de rire, partis de la cour, pénétrèrent à travers les rideaux de soie. Saint-Clare alla au balcon, entr'ouvrit les rideaux et rit aussi.

«Qu'est-ce?» dit miss Ophélia en approchant.

Tom était assis dans la cour sur un petit siége de mousse: chacune de ses boutonnières était fleurie de jasmins du Cap; Évangéline, heureuse et souriante, lui passait une guirlande de roses autour du cou. Quand ce fut fait, elle vint, riant toujours, se poser sur ses genoux, comme un oiseau familier.

«O Tom! que vous avez une drôle de figure ainsi!»

Tom, gardant toujours son calme et bienveillant sourire, semblait ravi lui-même autant que sa jeune maîtresse. Quand il vit Saint-Clare, il leva les yeux vers lui d'un air qui demanda grâce.

«Comment pouvez-vous la laisser faire? dit Ophélia.

—Et pourquoi non?

—Pourquoi?.. je ne sais... cela m'effraye!

—Vous savez bien qu'un enfant peut, sans danger, caresser un gros chien... même quand il est noir!... Et quand c'est une créature qui pense, qui raisonne, qui sent, qui est immortelle? Vous frissonnez! avouez-le, cousine. Je vous connais bien, vous autres Américains du nord. Ce n'est pas pour nous vanter, mais l'habitude fait chez nous ce que le christianisme devrait faire. Elle tue les préjugés... C'est une observation que j'ai souvent faite dans mes voyages du nord. Vous traitez les nègres comme des crapauds ou des serpents... mais vous vous indignez de leurs griefs! Vous ne voulez pas qu'on les maltraite, mais vous ne voulez rien avoir à démêler avec eux! Vous voudriez les renvoyer en Afrique pour ne plus les voir ni les sentir... et vous leur expédieriez un ou deux missionnaires pour les convertir... Est-ce bien cela, cousine?

—Mon Dieu! il y a bien un peu de cela, dit Ophélia toute pensive.

—Que seraient ces pauvres gens sans les enfants, dit Saint-Clare en s'appuyant au balcon et en regardant courir Évangéline qui entraînait Tom à sa suite. Le petit enfant est le seul vrai démocrate. Tenez, voici Éva! pour elle Tom est un héros! Ses histoires lui semblent merveilleuses, ses chansons, ses hymnes méthodistes la réjouissent plus qu'un opéra. Sa poche, pleine de colifichets, est pour elle une mine de Golconde, et lui c'est le plus étonnant des Toms qui aient jamais porté une peau noire. Oui, Éva, c'est une de ces roses de l'Éden, que le Seigneur a laissée tomber sur la terre pour les pauvres et les humbles... qui moissonnent d'ailleurs assez d'épines!

—En vérité, dit miss Ophélia toute surprise, en vérité, cousin, on dirait, à vous entendre, un professeur!

—Un professeur?

—Oui, un professeur de religion!

—Non, je ne professe pas... et, qui pis est, j'ai peur de ne pas pratiquer.

—Qui vous fait parler ainsi?

—Rien n'est plus aisé que de parler, dit Saint-Clare. Je crois que Shakspeare a fait dire à un de ses personnages: «Il me serait plus facile d'apprendre à vingt personnes ce qui serait bon à faire, que d'être moi-même une des vingt personnes qui pratiqueraient mes maximes!» Il n'y a rien de tel que la division du travail: mon fort à moi, c'est de parler; le vôtre, cousine, c'est d'agir!»

La position matérielle de Tom ne lui donnait aucun droit de se plaindre.

Une fantaisie de la petite Éva, ou plutôt la reconnaissance et la grâce aimante d'une noble nature, l'avaient poussée à prier M. Saint-Clare d'attacher l'esclave à son service spécial. Tom reçut donc l'ordre de tout quitter pour le service d'Éva, chaque fois qu'elle le réclamerait. Tom était ravi. Il était fort bien vêtu: la livrée était un des luxes de Saint-Clare.... Pour Tom, le service des écuries était une sinécure. Il avait lui-même des esclaves sous ses ordres. Il se contentait d'une simple inspection. Marie Saint-Clare avait déclaré qu'elle ne tolérerait pas qu'il sentît le cheval quand il approcherait d'elle. Elle avait donc exigé qu'on ne lui imposât aucune corvée dont les conséquences pussent réagir sur son système nerveux, fort incapable, disait-elle, de subir de pareilles épreuves. Une odeur nauséabonde eût suffi pour mettre fin à toutes ses épreuves terrestres! Tom, dans son habit de drap bien brossé, coiffé d'un chapeau de castor, chaussé de bottes luisantes, avec un col et des manchettes irréprochables, et sa face noire et bienveillante, semblait assez respectable pour occuper le siége épiscopal de Carthage, qu'obtinrent autrefois des gens de sa couleur.

Il habitait un charmant séjour, considération à laquelle sa race sensitive n'est jamais indifférente. Il jouissait avec un bonheur tranquille des oiseaux, des fleurs, des fontaines, des parfums, de la lumière même, et de la beauté de la cour; des rideaux de soie, des peintures, des lustres, des statuettes, des dorures, qui faisaient à ses yeux, des splendeurs du salon, un véritable palais d'Aladdin.

Si l'Afrique doit jamais produire une race cultivée et civilisée—et le temps doit venir où l'Afrique tiendra son rang dans cette marche incessante du progrès humain—la vie s'éveillera là avec une splendeur et une magnificence inconnue à nos froides tribus de l'Ouest. Oui, dans cette terre mystique de l'or, des perles, des épices ardentes, des palmiers ondoyants, des fleurs merveilleuses et de la fertilité sans bornes, l'art produira des formes nouvelles, et la magnificence saura revêtir un éclat nouveau. La race nègre, qui ne sera plus alors méprisée et foulée aux pieds, produira sans doute la dernière et la plus superbe manifestation de la vie humaine. Oui, dans leur douceur, dans leur humble docilité de cœur, dans leur aptitude à se confier à un esprit supérieur et à s'en remettre au pouvoir d'en haut; dans la simplicité enfantine de leur affection, dans leur oubli des injures reçues, ils réaliseront, dans sa forme la plus élevée, la véritable vie chrétienne. Dieu châtie ceux qu'il aime; il a choisi la pauvre Afrique, dans cette fournaise de l'affliction, pour la placer au premier rang en ce royaume suprême qu'il établira, quand tout autre royaume aura été jugé... et détruit; car les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers.

Étaient-ce là les idées qui préoccupaient Marie Saint-Clare le matin de certain dimanche, quand elle se tenait debout, magnifiquement parée, sur le perron de son palais, fermant un bracelet de diamants sur son mince poignet? Vraisemblablement c'était cela.... ou quelque chose d'équivalent, car Marie patronnait les bonnes œuvres et elle allait en toilette superbe, diamants, soie, dentelles, joyaux et tout enfin, elle allait à je ne sais plus quelle église à la mode pour y être très-pieuse. Marie, c'était chez elle un principe, était très-pieuse tous les dimanches! Il fallait la voir sous son vestibule, si élancée, si élégante, tellement aérienne et ondoyante dans tous ses mouvements.... c'est à peine si ses dentelles l'enveloppaient comme un brouillard tissé! C'était une gracieuse créature! ses pensées devaient lui ressembler. Miss Ophélia était, à ses côtés, un vivant contraste. Ce n'est pas qu'elle n'eût mis une aussi belle robe de soie, un aussi beau châle, un aussi beau mouchoir; mais elle était carrée, roide et anguleuse.... elle avait aussi son atmosphère à elle qui l'entourait, et si on ne voyait pas cette atmosphère, on la devinait aussi bien que la grâce de sa belle voisine.... Cette grâce, ce n'était pas du reste la grâce de Dieu, tant s'en faut!

«Où est Éva? dit Marie.

—Elle s'est arrêtée dans l'escalier pour dire un mot à Mammy.»

Que disait donc Éva à Mammy? Écoutez, lecteur, et vous l'entendrez, quoique Mme Saint-Clare ne l'entendît pas.

«Ma bonne Mammy, je sais que vous avez bien mal à la tête.

—Vous êtes bien bonne, miss Éva! Depuis quelque temps j'ai toujours mal à la tête.... ça ne fait rien!...

—Oh! cette sortie va vous faire du bien!... Et elle lui jeta les bras autour du cou.... Tenez, Mammy, prenez mon flacon.

—Quoi! cette belle chose en or, avec ces diamants? Dieu! miss, je ne puis.

—Et pourquoi? Vous en avez besoin, et moi pas; maman s'en sert toujours pour le mal de tête.... Cela vous fera du bien. Allons! vous allez le prendre, pour me faire plaisir!

—Comme elle parle, cher trésor! dit Mammy, pendant qu'Évangéline lui coulait le flacon dans la poitrine, l'embrassait et descendait quatre à quatre.

—Qui donc vous arrêtait? fit la mère.

—Je donnais mon flacon à Mammy, pour qu'elle l'emportât à l'église.

—Comment! Éva, votre flacon d'or?... à Mammy! dit Marie en frappant du pied. Quand saurez-vous donc ce qui est convenable? vite, allez le reprendre!»

Évangéline baissa les yeux, fit une petite mine piteuse et retourna lentement vers l'escalier.

«Allons, Marie, dit Saint-Clare, laissez cette enfant libre.... qu'elle fasse comme il lui plaira.

—Ah! Saint-Clare, comment voulez-vous qu'elle fasse son chemin dans le monde? dit Marie.

—Dieu le sait; mais elle fera son chemin dans le ciel beaucoup mieux que vous et moi.

—Ah! papa, ne dites pas cela; vous faites de la peine à maman, dit la petite fille en touchant doucement le coude de son père.

—Eh bien, cousin, êtes-vous prêt pour l'office? dit miss Ophélia en se tournant tout d'une pièce vers Saint-Clare.

—Je n'y vais pas. Merci bien.

—J'ai toujours désiré voir Saint-Clare aller à l'église, dit Marie, mais il n'a pas la moindre religion.... c'est vraiment inconvenant!

—Je sais, dit Saint-Clare; vous autres dames, vous allez à l'église pour apprendre à faire votre chemin dans le monde. Votre piété est un vernis. Si j'y allais, moi, je voudrais aller au temple de Mammy; il y a là du moins de quoi tenir un homme éveillé!

—Quoi! ces braillards de méthodistes!... fi! l'horreur!

—Ah! c'est autre chose que la mer morte de vos églises, ma chère Marie! positivement! C'est trop demander à un homme que de le conduire là. Voyons, Éva, est-ce que cela vous fait plaisir d'y aller? Restez ici, nous allons jouer.

—Mais, papa, il vaut mieux que j'aille à l'église.

—Mais c'est mortellement ennuyeux!

—Oui, c'est un peu ennuyeux, dit Éva, et cela m'endort; mais je fais tout ce que je peux pour me tenir éveillée.

—Que faites-vous pour cela?

—Mais, vous savez bien, papa, fit-elle tout bas; ma cousine dit que Dieu veut que nous y allions. C'est Dieu qui nous donne tout, vous savez.... ce n'est pas trop de faire cela pour lui, si cela lui plaît. Je vous assure, après tout, que ce n'est pas trop ennuyeux.

—Chère et charmante petite âme! dit Saint-Clare en l'embrassant, va! et prie pour moi.

—Certainement, dit l'enfant, je n'y manque jamais....» Et elle sauta dans la voiture à côté de sa mère.

Saint-Clare resta un instant sur le perron, lui envoyant des baisers avec les mains pendant que la voiture s'éloignait; il sentit de grosses larmes dans ses yeux.

«O Évangéline, la bien nommée! s'écria-t-il; va! tu es bien pour moi un évangile que Dieu m'a fait!»

Il eut un moment d'émotion vraie, puis il se mit à fumer un cigare et à lire le Picayune [14], et il oublia son petit évangile.... Que de gens font comme lui!

«Voyez-vous, Évangéline, disait la mère chemin faisant, il est toujours bien d'être bon avec les gens.... mais il ne faut pas les traiter comme nos relations, comme les gens de notre classe! Si Mammy était malade, vous ne la feriez pas mettre dans votre lit?...

—Mais si, maman, dit Éva; ce serait plus commode pour la soigner, et puis mon lit est meilleur que le sien!»

Mme Saint-Clare fut désespérée du manque de sens moral que cette phrase révélait.

«Mais comment parvenir à me faire comprendre de cette enfant? dit-elle.

—C'est impossible!» dit miss Ophélia d'un ton significatif.

Éva parut un moment déconcertée et toute chagrine; mais, par bonheur, les enfants ne gardent pas longtemps la même impression: bientôt elle rit aux éclats des mille choses plus ou moins drolatiques et bizarres qu'elle apercevait à travers les vitres de la portière.

«Eh bien! mesdames, dit Saint-Clare au dîner, quel était le programme de l'église aujourd'hui?

—Oh! le docteur G.... a fait un magnifique sermon, un de ces sermons que vous devriez entendre. Il exprimait toutes mes idées.... exactement.

—Longs développements, alors! le sujet est vaste.

—J'entends toutes mes idées sur la société. Il avait pris pour texte cette pensée: «Il a fait toutes choses belles dans leur saison.» Il a montré comment toutes les classes, toutes les distinctions sociales venaient de Dieu; il a dit qu'il était convenable et juste qu'il y eût des petits et des grands; que les uns étaient nés pour commander et les autres pour obéir. Il a si bien répondu à toutes les objections qu'on fait maintenant à l'esclavage! Il a prouvé que la Bible était évidemment de notre côté.... J'aurais seulement désiré que vous l'eussiez entendu!

—Grand merci! ce que j'ai lu dans mon journal m'a fait autant de bien.... et, de plus, j'ai fumé mon cigare.... ce que je n'aurais pu faire à l'église!

—Mais, dit miss Ophélia, est-ce que vous ne partagez pas ses opinions?

—Qui? moi! Vous savez que je ne suis qu'un pauvre pécheur que la grâce n'a pas touché.... Le côté religieux de ces choses-là me laisse tout à fait indifférent! Si je voulais parler sur la question de l'esclavage, je dirais net et clair: Nous sommes pour l'esclavage; nous l'avons, nous le gardons; c'est dans notre intérêt! et cela nous convient! et voilà tout! sans ambages et sans maximes plus ou moins saintes. Je crois que tout le monde pourrait me comprendre.

—En vérité, Augustin, dit Mme Saint-Clare.... je crois, moi, que vous ne respectez rien!... C'est révoltant de vous entendre parler ainsi!

—Révoltant, c'est le mot!... Mais pourquoi ne pas pousser plus loin les explications religieuses? Pourquoi ne pas prouver qu'il est beau en sa saison de boire un coup de trop, de rester trop tard à jouer aux cartes, et de se livrer à une foule d'autres petites distractions que la Providence nous ménage.... et qui sont assez en usage parmi les jeunes gens?... Je serais enchanté d'entendre prouver que cela aussi est bien en sa saison!

—Enfin, dit brusquement miss Ophélia, êtes-vous pour ou contre l'esclavage?

—Dans votre Nouvelle-Angleterre, dit gaiement Saint-Clare, vous avez une affreuse logique; si je réponds à cette question, vous allez m'en faire six autres, toujours de plus en plus difficiles.... Je ne veux pas m'enferrer. Je passe ma vie à jeter des cailloux dans les vitres de mes voisins.... Je me garde bien de faire mettre des vitres chez moi.

—Voilà comme il est! dit Marie; impossible de le saisir.... et cela, parce qu'il n'a pas de religion....

—De la religion! dit Saint-Clare d'un ton qui fit lever les yeux aux deux femmes, de la religion! Est-ce ce que vous entendez au temple que vous appelez de la religion? cette doctrine qui se ploie, qui s'assouplit, qui monte, qui descend, pour suivre dans ses caprices une société égoïste et mondaine! Une religion! cela qui est moins scrupuleux, moins généreux, moins juste, moins digne d'un homme que ma méchante et aveugle nature, à moi! Non! quand je veux voir de la religion, je regarde au-dessus et non pas au-dessous de moi!

—Alors vous ne croyez pas que la Bible justifie l'esclavage? dit Ophélia.

—La Bible était le livre de ma mère, reprit Saint-Clare.... elle a vécu et elle est morte avec ce livre.... Il me serait triste de penser qu'il en fût ainsi!... C'est comme si on disait que ma mère buvait de l'eau-de-vie, chiquait du tabac et jurait.... pour me prouver que j'ai raison d'en faire autant! Non, je n'aurais pas plus raison pour cela, continua-t-il, et cela me priverait du bonheur de respecter ma mère!... Et c'est un bonheur, vous le savez, d'avoir dans ce monde quelque chose que l'on puisse respecter.... Vous voyez donc bien, continua-t-il, en reprenant son ton léger, que ce qu'il faut, c'est que chaque chose soit à sa place. L'édifice social, en Europe et en Amérique, est quelquefois composé d'éléments qui supporteraient difficilement la critique d'un examen sévère.... On ne vise pas au bien absolu.... on se contente de ne pas faire plus mal que les autres. Maintenant, qu'on vienne me dire: L'esclavage nous est nécessaire, nous ne pouvons pas nous en passer, il nous le faut, ou nous sommes réduits à la mendicité! voilà qui est positif, net et clair, et honorable comme la vérité.... Mais que l'on vienne, avec une mine allongée et hypocrite, me citer l'Écriture.... non! non! voilà ce que je n'approuverai jamais!

—Vous n'avez pas de charité, dit Marie.

—Voyons, poursuivit Saint-Clare, mettons à présent que le prix du coton baisse de jour en jour et fasse des esclaves une propriété qui se donne sur le marché.... ne pensez-vous pas que nous aurons aussitôt une tout autre explication de l'Écriture? Quels flots de lumière se répandront tout à coup dans l'Église!... Comme il sera démontré que la raison et la Bible veulent toute autre chose!

—En tout cas, dit Marie en s'appuyant nonchalamment sur son coussin, je suis enchantée d'être née du temps de l'esclavage, et je crois que c'est une bonne chose.... Je sens que cela doit être, et, à coup sûr, je ne pourrais pas m'en passer.

—Et vous, mignonne, dit Saint-Clare à Éva, qui entrait une fleur à la main, quel est votre avis?

—Sur quoi, papa?

—Qu'aimez-vous mieux, vivre comme chez votre oncle de Vermont ou d'avoir une maison pleine d'esclaves comme ici?

—Oh! c'est notre manière qui est la meilleure, dit Éva.

—Pourquoi? dit Saint-Clare en lui touchant le front.

—Parce qu'elle nous donne plus de monde à aimer autour de nous, dit Éva en relevant ses yeux pleins d'expression.

—Ah! voilà bien Éva, dit Marie, voilà bien une de ses sottes réponses.

—C'est mal, papa? dit Évangéline en se mettant sur les genoux de son père.

—Oui, à la façon dont va ce monde, dit Saint-Clare; mais où était donc ma petite fille pendant le dîner?

—Dans la chambre de Tom à l'écouter chanter.... La mère Dina m'a apporté à manger....

—Écouter chanter Tom!... hein?

—Oui; il chante de si belles choses sur la Nouvelle-Jérusalem, sur les anges tout radieux, sur la terre de Chanaan....

—Voyons! est-ce plus joli que l'Opéra? dites-moi.

—Oh! oui; il m'apprendra tout cela.

—Ah! des leçons de musique!

—Oui; il chante pour moi.... Je lui fais la lecture dans ma Bible, et il m'explique ce que cela veut dire!

—Sur ma parole, dit Marie en riant aux éclats, voilà la meilleure plaisanterie de la saison!

—Je gage, dit Saint-Clare, que Tom n'explique pas si mal l'Écriture. Cet esclave a le génie de la religion.... J'avais besoin des chevaux de bonne heure ce matin.... Je suis monté à sa chambre, au-dessus de l'écurie.... Il faisait sa prière.... Je n'ai rien entendu d'aussi touchant.... Il m'y recommandait à Dieu avec un zèle tout apostolique....

—Il se doutait peut-être que vous l'écoutiez.... Je connais ces tours-là.

—Alors il ne serait pas trop poli.... car il disait au bon Dieu son opinion de moi assez librement.... Il trouvait que j'avais beaucoup de progrès à faire, et c'est pour ma conversion qu'il priait.

—Eh bien, songez-y! fit miss Ophélia.

—C'est aussi votre avis, je m'en doute bien, dit Saint-Clare.... Eh! nous verrons.... n'est-ce pas, Éva?»

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