CHAPITRE XXVI.

La mort.

«Non, jamais il ne faut pleurer la fleur cueillie
Par la faux de la mort au matin de la vie.

La chambre à coucher d'Éva était très-grande; comme toutes les autres, elle ouvrait sur la véranda. Cette chambre communiquait d'un côté avec l'appartement de ses parents, de l'autre avec celui de miss Ophélia. Saint-Clare s'était donné cette joie du cœur et des yeux, de décorer l'appartement de façon à le mettre en harmonie avec la personne à qui il était destiné. Les fenêtres étaient tendues de mousseline blanche et rose. Le tapis, exécuté à Paris sur ses dessins, était encadré de feuilles et de boutons de roses. Au milieu, c'étaient des touffes de roses épanouies.... Le bois du lit, les chaises, les fauteuils de bambou étaient travaillés en mille formes de la plus gracieuse fantaisie. Au-dessus du lit, sur une console d'albâtre, un ange, admirablement sculpté, déployait ses ailes et tendait une couronne de feuilles de myrte.... De cette couronne descendaient sur le lit de légers rideaux de gaze rose rayée d'argent, protection indispensable du sommeil, sous ce climat livré aux moustiques. Les beaux sofas de bambou étaient garnis de coussins de damas rose, tandis que des figures posées sur le dossier laissaient tomber des tentures pareilles aux rideaux du lit. Au milieu de l'appartement, sur une petite table de bambou, on voyait un vase en marbre de Paros, taillé en forme de lis entouré de ses blancs boutons: son calice était toujours rempli de fleurs. C'était sur cette table qu'Éva plaçait ses livres, ses petits bijoux et son pupitre d'ivoire sculpté. Son père le lui avait donné quand il vit qu'elle voulait sérieusement apprendre à écrire.

On avait mis sur la cheminée une statuette de Jésus appelant à lui les petits enfants; de chaque côté, des vases de marbre. C'était la joie et l'orgueil de Tom de les garnir de fleurs chaque matin. Il y avait aussi dans la chambre deux ou trois beaux tableaux, représentant des enfants dans diverses attitudes. En un mot, l'œil ne rencontrait partout que les images de l'enfance, de la beauté et de la paix; et, quand les yeux d'Éva s'entr'ouvraient au rayon matinal, ils ne manquaient jamais de se reposer sur des objets qui lui inspiraient de gracieuses et charmantes pensées.

La force trompeuse qui avait soutenu Éva pendant quelque temps s'était évanouie, ses pas légers sous la véranda ne se faisaient entendre qu'à des intervalles de plus en plus éloignés.... Mais on la voyait plus souvent étendue sur sa chaise longue, près de la fenêtre ouverte, ses grands yeux profonds fixés sur le lac, dont les eaux s'élèvent et s'abaissent tour à tour.

C'était au milieu de l'après-midi; sa Bible, devant elle, était à moitié ouverte.... Ses doigts transparents glissaient, inattentifs, entre les feuillets du livre.... Elle entendit la voix de sa mère montée sur les notes aiguës.

«Qu'est-ce encore? un de vos méchants tours... Vous avez ravagé mes fleurs? hein!»

Éva entendit le bruit d'un soufflet bien appliqué.

«Las! m'ame! c'était pour miss Éva, dit une voix qu'Éva reconnut pour être la voix de Topsy.

—Miss Éva! voyez la belle excuse! elle a bien besoin de vos fleurs, méchante propre à rien!»

Éva quitta le sofa et descendit dans la galerie.

«O maman! je voudrais ces fleurs.... donnez-les moi! je les voudrais!

—Comment? votre chambre en est remplie.

—Je ne puis en avoir trop. Topsy, apportez-les-moi!»

Topsy, qui s'était tenue, pendant cette scène, toute triste et la tête basse, s'approcha d'Éva et lui offrit ses fleurs.... elle les lui offrit avec un regard timide et hésitant, qui était bien loin de ressembler à sa pétulance et à son effronterie ordinaires.

«Charmant bouquet!» dit Éva en le contemplant. C'était plutôt un singulier bouquet. Il se composait d'un géranium pourpre et d'une rose blanche du Japon, avec ses feuilles lustrées. Topsy avait compté sur l'effet du contraste: cela se voyait de reste à l'arrangement du bouquet.

«Topsy, vous vous connaissez en bouquets, dit Éva, tenez, je n'ai rien dans ce vase... Je voudrais que chaque jour vous eussiez soin d'y mettre des fleurs....»

Topsy parut enchantée.

«Quelle folie! dit Mme Saint-Clare.... Qu'avez-vous besoin?...

—Laissez, maman.... Ah! est-ce que vous aimeriez mieux qu'elle ne le fît pas?... dites! l'aimeriez-vous mieux?

—Comme vous voudrez, chère, comme vous voudrez! Topsy, vous entendez votre jeune maîtresse. Faites!»

Topsy fit une courte révérence et baissa les yeux. Comme elle se retournait, Évangéline vit une larme qui roulait sur ses joues noires....

«Vous voyez, maman, je savais bien que Topsy voulait faire quelque chose pour moi.

—Folie! elle ne veut que faire mal.... Elle sait qu'il ne faut pas prendre les fleurs.... elle les prend! Voilà tout.... mais, si cela vous plaît.... soit!

—Maman, je crois que Topsy n'est plus ce qu'elle était.... Elle essaye d'être bonne fille maintenant....

—Elle essayera longtemps avant de réussir, dit Marie avec un rire insouciant.

—Ah! mère! vous savez bien, cette pauvre Topsy! tout a toujours été contre elle!

—Pas depuis qu'elle est ici, je pense.... Si elle n'a pas été prêchée, sermonnée.... en un mot, tout ce qu'il a été possible de faire!... Et elle est aussi mauvaise.... et elle le sera toujours!... On ne peut rien faire d'une pareille créature.

—Hélas! il y a tant de différence entre avoir été élevée comme moi, avec tant de personnes pour m'aimer, tant de choses pour me rendre bonne et heureuse.... ou bien avoir été élevée comme elle jusqu'au jour où elle est entrée chez nous!

—Vraisemblablement, dit Marie en bâillant.... Dieu! qu'il fait chaud!

—Dites-moi, maman, croyez-vous que Topsy pourrait devenir un ange comme nous, si elle était chrétienne?

—Topsy! quelle idée ridicule! il n'y a que vous pour avoir ces idées-là... Sans doute, elle le pourrait.... quoique....

—Mais, maman, Dieu n'est-il pas son père comme le nôtre? Jésus n'est-il pas son sauveur?

—Cela peut bien être.... je crois que Dieu a fait tout le monde.... Où est mon flacon?

—Oh! c'est une pitié, une si grande pitié! dit Éva, se parlant à demi-voix et promenant ses yeux sur le lac.

—Une pitié!... quoi?

—Eh bien!... qu'une créature qui pourra devenir un ange de lumière et habiter avec les anges tombe si bas, si bas, si bas.... et qu'il n'y ait personne pour l'aider!... Oh!

—Nous ne pouvons pas! ce serait peine perdue, Éva! Je ne sais pas ce qu'on pourrait faire.... Nous devons être reconnaissants pour nos avantages à nous.

—C'est à peine si je le puis, dit Éva; je suis si triste quand je pense à tous ces infortunés!

—C'est étrange ce que vous me dites là.... Moi, je sais que ma religion me rend très-reconnaissante de mes avantages!

—Maman, dit Éva, je voudrais faire couper de mes cheveux.... beaucoup.

—Pourquoi?

—Maman, c'est pour en donner à mes amis, pendant que je puis les offrir moi-même: voulez-vous bien prier la cousine de venir et de les couper?»

Marie appela miss Ophélia, qui se trouvait dans l'autre pièce.

Quand elle entra, l'enfant se souleva à demi sur ses coussins... et secouant autour d'elle ses longues tresses d'or bruni, elle lui dit d'un ton enjoué:

«Venez, cousine, et tondez la brebis!

—Qu'est-ce? dit Saint-Clare, qui entra tenant à la main des fruits qu'il était allé chercher pour elle.

—Papa, je priais ma cousine de couper un peu mes cheveux.... j'en ai trop, cela me fait mal à la tête.... et puis je veux en donner....»

Miss Ophélia entra avec des ciseaux.

«Prenez garde! dit Saint-Clare, ne les gâtez pas.... coupez en dessous, où cela ne paraîtra pas: les boucles d'Éva sont mon orgueil.

—Oh, papa! dit Éva d'une voix triste.

—Oui, sans doute, reprit Saint-Clare.... je veux qu'elles soient très-belles pour l'époque où je vous conduirai à la plantation de votre oncle, voir le cousin Henrique....

—Je n'irai jamais, papa.... je vais dans un meilleur pays.... Oui père, c'est vrai! vous voyez que je m'affaiblis de jour en jour....

—Pourquoi, Éva, voulez-vous me faire croire une chose si cruelle?

—Mon Dieu! parce que c'est vrai, papa; et, si vous le croyez maintenant, cela vous aidera.... au moment....»

Saint-Clare se tut et regarda tristement ces belles et longues boucles, qui, séparées de la tête de l'enfant, reposaient sur ses genoux: elle les prenait, les regardait avec émotion, les enroulait autour de ses doigts amaigris.... puis regardait son père....

«Voilà bien ce que j'avais prédit, dit Marie.... C'est là ce qui minait ma santé.... ce qui me conduisait lentement au tombeau.... quoique personne n'y prît garde.... Oui, je le voyais! Saint-Clare.... vous saurez bientôt si j'avais raison....

—Et cela vous consolera sans doute,» dit Saint-Clare d'un ton plein de sécheresse et d'amertume....

Marie se renversa sur son sofa et se couvrit le visage avec son mouchoir de batiste....

L'œil limpide et bleu d'Évangéline allait de l'un à l'autre avec tristesse. C'était le regard calme, ce regard qui comprend, d'une âme dégagée de ses liens terrestres. Il était bien évident qu'elle voyait, sentait, qu'elle appréciait toute la différence qu'il y avait entre les deux.

Elle fit un signe de la main à son père. Il vint s'asseoir auprès d'elle.

«Père, mes forces s'en vont de jour en jour. Je sais que je vais m'en aller aussi.... Il y a des choses que je dois dire et faire.... Il le faut!... Et cependant vous ne voulez pas en entendre parler.... On ne peut plus différer.... Voulez-vous maintenant?

—Mon enfant, je veux bien, dit Saint-Clare, cachant ses yeux d'une main et de l'autre prenant la main d'Éva.

—Je veux voir tout notre monde ensemble.... J'ai quelque chose qu'il faut que je leur dise!

—Bien!» dit Saint-Clare d'une voix sourde.

Miss Ophélia fit prévenir, et bientôt tous les esclaves arrivèrent.

Éva était renversée sur ses coussins; ses cheveux flottaient autour de son visage, ses joues empourprées offraient un pénible contraste avec la blancheur ordinaire de son teint et le contour amaigri de ses membres et de ses traits. Ses grands yeux pleins d'âme se fixaient avec une indicible expression sur chacun des assistants.

Les esclaves furent frappés d'une émotion soudaine. Ce beau visage, ces longues boucles de cheveux coupés et posés sur ses genoux.... son père qui cachait ses yeux.... sa mère qui sanglotait.... tout cela remuait le cœur de cette race impressionnable et sensible.... Quand ils entrèrent dans la chambre, ils se regardèrent entre eux, soupirèrent et baissèrent la tête.... et il se fit un silence profond, un silence de mort....

La jeune fille se souleva, promenant sur tous ses longs regards attendris.... Tous paraissaient profondément affligés et sous l'impression d'une attente pénible.... Les femmes se cachaient la tête dans leur tablier.

«Je vous ai fait venir, mes amis, parce que je vous aime, dit Éva; oui, je vous aime tous, et j'ai quelque chose à vous dire dont il faudra vous souvenir.... Je vais vous quitter; dans quelques jours, vous ne me verrez plus.»

Ici l'enfant fut interrompue par des sanglots, des gémissements, des lamentations, qui éclatèrent de toutes parts et qui couvrirent sa faible voix. Elle attendit un moment, et d'un ton qui fit taire les sanglots de tous, elle dit:

«Si vous m'aimez, il ne faut pas m'interrompre. Écoutez bien ce que je dis.... c'est de vos âmes que je parle.... Hélas! beaucoup d'entre vous n'y pensent pas.... vous ne pensez qu'à ce monde.... Il faut vous rappeler qu'il y a un autre monde beaucoup plus beau, où est Jésus! Je vais là, et vous pouvez y venir aussi. Ce monde-là est fait pour vous aussi bien que pour moi; mais, si vous voulez y aller, il ne faut pas vivre d'une vie indifférente, paresseuse et sans pensée. Il faut être chrétiens.... Souvenez-vous que chacun de vous peut devenir un ange.... être un ange à jamais! Si vous êtes chrétiens, Jésus vous assistera.... Il faut le prier, il faut lire....»

Ici l'enfant s'arrêta, jeta sur les esclaves un regard de pitié, et d'une voix plus triste:

«Hélas! pauvres gens, vous ne savez pas lire, dit-elle, pauvres âmes!»

Elle cacha sa tête dans les coussins et sanglota.

Les gémissements de ceux qui l'écoutaient la rappelèrent à elle: tous les esclaves s'étaient mis à genoux....

«N'importe! dit-elle en relevant son visage et en laissant voir un brillant sourire au milieu de ses larmes.... j'ai prié pour vous, et je sens que Jésus vous assistera, quand même vous ne sauriez pas lire.... Faites de votre mieux.... puis, chaque jour, demandez-lui de vous assister.... faites-vous lire la Bible chaque fois que vous pourrez, et j'espère que je vous verrai tous au ciel....

—Amen!» murmurèrent discrètement Tom et Mammy, et quelques-uns des plus vieux esclaves, qui appartenaient à l'Église méthodiste.

Les autres pleuraient, la tête appuyée sur leurs genoux.

«Je sais, dit Éva, je sais que vous m'aimez tous!

—Oh! oui.... oui, oui! tous! Dieu vous bénisse!» Telles étaient les réponses qui s'échappaient de toutes les lèvres.

«Oui, je le sais bien! il n'y en a pas un seul parmi vous qui n'ait toujours été bon pour moi. Je vais vous donner quelque chose qui, quand vous le regarderez, vous fera penser à moi.... je vais vous donner à tous une boucle de mes cheveux. Oui, quand vous la regarderez, pensez que je vous aimais tous.... que je suis partie au ciel.... et que j'espère vous y revoir!...»

Il est impossible de décrire une pareille scène, pleine de larmes et de gémissements. Ils se pressaient autour de la chère créature, ils recevaient de ses mains cette dernière marque d'amour.... Ils s'agenouillaient, ils pleuraient, ils priaient, ils baisaient le bas de ses vêtements.... et les plus anciens laissaient tomber, selon l'usage de leur race enthousiaste, des paroles de tendresse, des bénédictions et des prières....

Miss Ophélia, qui connaissait l'effet de cette scène sur la petite malade, les faisait successivement sortir dès qu'ils avaient reçu leur présent.

Il ne resta bientôt plus que Tom et Mammy.

«Tenez, père Tom, dit Éva, en voici une belle pour vous! Oh! je suis bien heureuse, père Tom, de penser que je vous reverrai dans le ciel.... Et vous, Mammy, chère, bonne et tendre Mammy, lui dit-elle en jetant affectueusement ses bras autour du cou de la vieille nourrice, je sais bien que vous aussi vous irez au ciel!

—Oh! miss Éva, comment pourrai-je vivre sans vous? dit la fidèle créature. Vous partez, il n'y aura plus rien ici!» Et Mammy s'abandonna à toute l'effusion de sa douleur.

Miss Ophélia poussa doucement dehors Tom et Mammy. Elle crut qu'ils étaient tous partis.... Elle se retourna et aperçut Topsy.

«D'où sortez-vous? lui dit-elle brusquement.

—J'étais là, dit Topsy en essuyant ses yeux. Oh! miss Éva, j'ai été une bien méchante fille.... Mais n'allez-vous rien me donner, à moi?

—Oui, oui, ma pauvre Topsy.... je vais vous donner une boucle aussi. Tenez! Chaque fois que vous la regarderez, pensez que je vous ai aimée et que j'ai voulu que vous fussiez bonne fille....

—Oh! miss Éva, j'essaye.... mais c'est bien difficile d'être bon.... On voit bien que je n'y étais pas accoutumée!

—Jésus le sait, Topsy, il aura compassion de vous; il viendra à votre aide.»

Topsy couvrit sa tête de son tablier. Miss Ophélia la fit silencieusement sortir de l'appartement.... Topsy cacha la précieuse boucle dans sa poitrine.

Tout le monde était parti. Miss Ophélia ferma la porte. Pendant toute cette scène, la respectable demoiselle avait essuyé plus d'une larme. Elle redoutait vivement l'effet qu'elle pourrait avoir sur Éva.

Saint-Clare, assis, la main sur ses yeux, n'avait pas fait un mouvement; il restait encore immobile.

«Papa!» dit Éva en posant doucement sa main sur une des mains de son père.

Saint-Clare frissonna et ne trouva pas une parole.

«Cher papa! reprit Éva.

—Eh bien! non, dit Saint-Clare en se levant. Je ne puis pas.... non! je ne puis pas porter cette douleur. Ah! le ciel m'a bien cruellement traité!»

Il prononça ces mots d'une voix où l'on devinait tant d'amertume!

«Augustin, dit Ophélia, Dieu n'a-t-il pas le droit d'agir avec les siens comme il lui plaît?

—Oui, sans doute, mais cela ne console pas, reprit-il avec une sécheresse sans larmes.

—Papa, vous me brisez le cœur, dit Éva en se levant et en se jetant dans ses bras.» Et elle sanglota et pleura avec tant de violence, qu'elle les effraya tous.

Les pensées du père prirent une autre direction.

«Eh bien! eh bien! Éva, chère Éva.... paix, paix! j'avais tort.... j'étais méchant.... je ne le ferai plus.... Mais ne t'afflige pas, ne pleure pas: vois, je suis résigné! j'avais tort de parler ainsi.»

Éva, comme une colombe fatiguée, s'abandonna aux bras de son père; et lui, se penchant vers elle, la calmait par ses plus douces paroles.

Mme Saint-Clare se leva; elle entra dans son appartement, et tomba dans de violentes convulsions.

«Vous ne m'avez pas donné une boucle, à moi, dit Saint-Clare avec un sourire navrant.

—Celles-ci sont toutes pour vous et pour maman, père; mais vous en donnerez à cette bonne cousine Ophélia autant qu'elle en voudra.... Seulement, j'ai voulu en donner moi-même à ces pauvres gens, de peur qu'ils ne fussent oubliés après, et puis j'espérais que cela pourrait les faire se ressouvenir.... Vous êtes chrétien, père, n'est-ce pas? dit Éva d'une voix où perçait le doute.

—Pourquoi me demandez-vous cela?

—Je ne sais.... mais vous êtes si bon que je ne sais comment vous pouvez vous empêcher d'être chrétien!

—Qu'est-ce que c'est que d'être chrétien, Éva?

—C'est d'aimer le Christ par-dessus toute chose....

—C'est ce que vous faites, Éva?

—Oh, oui!

—Vous ne l'avez jamais vu.

—C'est égal! je crois en lui, et dans quelques jours je le verrai....» Et un éclair de joie illumina son visage.

Saint-Clare ne dit rien.... il avait connu ce sentiment chrétien chez sa mère; mais ce sentiment ne faisait vibrer aucune corde dans son âme.

Éva descendait la pente rapide. Le doute n'était plus permis, et les plus tendres espérances ne pouvaient s'aveugler davantage. Sa belle chambre n'était plus qu'une chambre de malade. Jour et nuit miss Ophélia remplissait assidûment son office de garde attentive. Jamais les Saint-Clare n'avaient été plus à portée d'apprécier tout son mérite. C'était une main si habile, un œil si perspicace, une telle adresse, une telle expérience! elle savait si bien choisir le moment!... Sa tête était si nette et si ferme!... elle n'oubliait rien, ne négligeait rien, ne se trompait en rien. On avait bien parfois haussé les épaules à ses manies et à ses étrangetés, si différentes de cet insouciant abandon des gens du sud; mais il fallut bien reconnaître que, dans les circonstances présentes, la personne indispensable, c'était elle.

Tom était souvent dans la chambre d'Éva.... Éva était en proie à une irritation nerveuse.... elle éprouvait un grand soulagement à être portée. C'était le bonheur de Tom de la poser sur un oreiller et de la promener dans ses bras, ou sous la galerie, ou dans les appartements.... et quand la brise plus fraîche soufflait du lac, et qu'Évangéline, le matin, se trouvait un peu mieux, il se promenait avec elle sous les orangers du jardin, ou bien ils s'asseyaient, et Tom lui chantait quelques-uns de ses vieux cantiques favoris....

Quelquefois c'était Saint-Clare qui la portait; mais il était beaucoup moins fort: il se fatiguait, et alors Évangéline lui disait:

«Père, laissez-moi prendre par Tom.... Ce pauvre Tom, cela lui fait plaisir.... c'est tout ce qu'il peut faire pour moi maintenant, et vous savez qu'il veut faire quelque chose.

—Et moi, Éva? répondait-il.

—Oh! vous, vous pouvez faire tout.... et vous êtes tout pour moi.... Vous me faites la lecture, vous me veillez la nuit. Tom, lui, n'a que ses bras et ses cantiques!... et puis il est plus fort que vous, cela ne le fatigue pas....»

Mais le désir de faire quelque chose ne se bornait pas à Tom. Tous les esclaves étaient dans les mêmes sentiments, et tous, chacun à sa manière, faisaient ce qu'ils pouvaient.

Le cœur de la pauvre Mammy volait toujours vers sa chère petite maîtresse.... mais c'était l'occasion qui lui manquait toujours.... Mme Saint-Clare avait déclaré que, dans l'état où elle était, il lui était impossible de dormir.... Il eût été contraire à ses principes de laisser dormir personne.... Vingt fois par nuit elle faisait lever Mammy pour lui frotter les pieds ou lui baigner la tête, pour lui trouver son mouchoir de poche, pour voir quel était ce bruit que l'on faisait dans la chambre d'Éva, pour abaisser un rideau parce qu'elle avait trop de lumière, ou pour le relever parce qu'elle n'en avait pas assez.... Le jour, au contraire, si la bonne négresse voulait aller soigner sa favorite, Marie était mille fois ingénieuse à l'occuper ici et là, et même autour de sa personne.... Des minutes volées, un coup d'œil furtif,... voilà tout ce qu'elle pouvait obtenir....

«Mon devoir, disait Marie, c'est de me soigner maintenant le mieux que je puis, faible comme je suis, et avec toute la fatigue que me cause cette chère enfant....

—Ah! ma chère, répondait Saint-Clare, je croyais que de ce côté la cousine Ophélia vous avait beaucoup soulagée.

—Vous parlez comme un homme, Saint-Clare.... Une mère peut-elle être soulagée de ses inquiétudes, quand un enfant, son enfant, est dans un pareil état? C'est égal! personne ne sait ce que j'éprouve. Je n'ai pas votre heureuse indifférence, moi!»

Saint-Clare souriait; il ne pouvait s'en empêcher.... Pardonnez-lui de pouvoir sourire encore; mais l'adieu de cette chère âme était si paisible!... Une brise si douce et si parfumée emportait la petite barque vers les plages du ciel, qu'on ne pouvait songer que ce fût la mort qui venait! L'enfant ne souffrait pas: elle n'éprouvait qu'une sorte de faiblesse douce et tranquille, qui augmentait de jour en jour, mais insensiblement. Et elle était si aimante, si résignée, si belle, que l'on ne pouvait résister à la douce influence de cette atmosphère de paix et d'innocence que l'on respirait autour d'elle. Saint-Clare sentait venir en lui je ne sais quel calme étrange.... Ce n'était pas l'espérance.... elle était impossible.... ce n'était pas la résignation.... c'était une sorte de paisible repos dans un présent qui lui semblait si beau, qu'il ne voulait pas songer à l'avenir; c'était quelque chose de semblable à la mélancolie que nous ressentons au milieu de ce doux éclat des forêts aux jours d'automne, quand la rougeur maladive colore les feuilles des arbres, et que les dernières fleurs se penchent au bord des ruisseaux.... Et nous jouissons plus avidement de ce charme et de cette beauté, parce que nous sentons que bientôt tout va s'évanouir et disparaître!

Tom était l'ami qui connaissait le plus et le mieux les rêves et les pressentiments d'Éva. Elle lui disait ce qu'elle n'eût pas dit à son père, de crainte de l'affliger.... Elle lui faisait part de ces mystérieux avertissements qui frappent une âme au moment où se détendent pour toujours les cordes de la vie.

Tom ne voulait plus coucher dans sa chambre; il passait la nuit sous la galerie de la porte d'Éva, pour être debout au moindre appel.

«Père Tom, lui dit un jour miss Ophélia, quelle singulière habitude de vous coucher partout comme un chien! Je croyais que vous étiez rangé et que vouliez dormir dans un lit comme un chrétien?

—Oui, miss Ophélia, dit Tom d'un air mystérieux; oui, sans doute, mais à présent....

—Eh bien! quoi, à présent?

—Plus bas, il ne faut pas que m'sieu Saint-Clare entende.... Vous savez, miss Ophélia, il faut que quelqu'un veille pour le fiancé.

—Que voulez-vous dire, Tom?

—Vous savez ce que dit l'Écriture: «A minuit, un grand cri fut poussé.... Voyez! le fiancé arrive!» C'est ce que j'attends chaque nuit.... et je ne pourrais dormir si je n'étais à portée de la voix....

—Mais qui vous fait songer à cela, père Tom?

—Les paroles de miss Éva. Le Seigneur envoie des messagers à son âme.... Il faut que je sois ici, miss Phélia; car, lorsque cette enfant bénie entrera dans le royaume, les anges ouvriront si large la porte du ciel, que nous pourrons en contempler toute la gloire, miss Phélia!

—Miss Éva dit-elle qu'elle se soit trouvée plus mal la nuit dernière?

—Non; mais elle m'a dit ce matin qu'elle approchait.... Ce sont eux qui disent cela à l'enfant, miss Phélia; ce sont les anges! C'est le son de la trompette avant le point du jour,» dit Tom en citant un de ses cantiques favoris.

Tom et miss Ophélia échangeaient ces paroles entre dix et onze heures du soir, au moment où, tous les préparatifs de la nuit étant faits, elle allait pousser le loquet de la porte extérieure; c'est là qu'elle avait aperçu Tom, étendu sous la galerie.

Miss Ophélia n'était ni impressionnable ni nerveuse; mais les manières solennelles et émues du nègre la touchèrent vivement. Éva, toute l'après-midi, avait été d'une animation et d'une gaieté peu ordinaires; elle était longtemps restée assise dans son lit, regardant ses petits bijoux et toutes ses choses précieuses, désignant celles de ses amies à qui l'on devait les offrir: elle avait eu plus d'entrain, elle avait parlé d'une voix plus naturelle.... Le père avait dit, dans la soirée, qu'elle ne s'était pas encore trouvée si bien depuis sa maladie, et quand il l'embrassa, au moment de se retirer, il dit à miss Ophélia:

«Cousine! nous la sauverons peut-être.... elle est mieux!»

Et il sortit ce soir-là le cœur plus léger.

Mais à minuit, l'heure étrange, l'heure mystique, moment où s'éclaircit le voile qui sépare le présent fugitif de l'avenir éternel, le messager arriva.

Il se fit un bruit dans la chambre comme le bruit d'un pas calme; c'était le pas de miss Ophélia: elle avait résolu de veiller toute la nuit. Elle venait d'observer ce que les gardes expérimentées appellent un changement. La porte de la galerie s'ouvrit, et Tom, qui était toujours sur le qui-vive, fut bien vite debout.

«Le médecin, Tom! ne perdez pas une minute!»

Puis elle traversa l'appartement et frappa à la porte de Saint-Clare:

«Cousin! venez, je vous prie!»

Ces paroles tombèrent sur le cœur de Saint-Clare comme tombent les pelletées de terre sur un cercueil.... Pourquoi en un clin d'œil fut-il debout dans la chambre d'Éva, penché sur elle?

Que vit-il donc qui calma tout à coup son cœur? Pourquoi pas un mot d'échangé entre eux?

Ah! vous pouvez le dire, vous qui avez vu cette expression sur une face chérie.... Cet aspect indescriptible qui tue l'espérance, qui ne permet pas le doute, et qui vous dit que déjà votre bien-aimé n'est plus à vous!

Il n'y avait point d'empreinte terrible sur le front d'Éva; c'était, au contraire, une expression sereine et presque sublime: c'était comme le reflet d'une transformation idéale; c'était comme l'aube du jour immortel!

Ils se tenaient devant elle, l'épiant, et dans un silence si profond, que le tic-tac de la montre semblait un bruit importun!

Tom revint bientôt avec le docteur. Il entra, jeta un regard sur le lit, et, comme tout le monde, garda le silence.

«Quand ce changement? dit le docteur à l'oreille de miss Ophélia.

—Vers minuit.»

Marie, réveillée par l'arrivée du médecin, apparut tout effarée dans la chambre voisine.

«Augustin!... cousine!... Oh! quoi? quoi?

—Silence! fit Saint-Clare d'une voix rauque, la voilà qui meurt.»

Mammy entendit ces paroles; elle courut éveiller les esclaves. Toute la maison fut bientôt sur pied; on aperçut des lumières, on entendit le bruit des pas; des figures inquiètes passaient et repassaient sous les longues galeries; des yeux pleins de larmes regardaient à travers les portes. Saint-Clare n'entendait et ne voyait rien.... il ne voyait plus que le visage de son enfant.

«Oh! disait-il, si seulement elle s'éveillait et parlait encore une fois!... Et, se penchant vers elle: Éva!... chère!...»

Ses grands yeux bleus se rouvrirent, un sourire passa sur ses lèvres, elle essaya de soulever sa tête et de parler.

«Me reconnais-tu, Éva?

—Cher père....»

Et par un suprême effort elle lui jeta ses bras autour du cou.

Puis ses bras se dénouèrent et retombèrent. Saint-Clare releva la tête, il vit courir le spasme mortel de l'agonie. Elle essaya de respirer, et tendit ses petites mains en avant.

«Oh! Dieu! que c'est terrible!... dit l'infortuné; et il se retourna tout égaré... et saisissant la main de Tom: Ah!... mon ami, cela me tue!»

Tom garda la main de son maître entre les siennes... les larmes coulaient sur son noir visage... et il invoqua cet aide qu'il appelait toujours...

«Priez pour la fin de cette épreuve.... dit Saint-Clare.... elle me déchire le cœur....

—Ah! l'épreuve est terminée... tout est fini... regardez, cher maître, regardez-la!»

L'enfant était retombée sur l'oreiller, haletante... épuisée; ses yeux se relevaient parfois et restaient immobiles... Ah! que disaient-ils, ces yeux qui si souvent parlèrent au cœur?... C'en était fait de la terre et des peines de la terre... mais il y avait sur ce visage un éclat si victorieux, si mystérieux et si solennel, qu'il apaisait les sanglots du désespoir... Ils se pressaient tous autour du lit dans une sorte de recueillement calme...

«Éva!» dit Saint-Clare d'une voix douce.

Elle n'entendit pas.

«O Éva! dites-nous ce que vous voyez!... dites, Éva, que voyez-vous?»

Un radieux sourire passa sur son visage, et d'une voix entrecoupée elle murmura:

«Oh! amour... joie... paix!» Puis elle poussa un soupir... et elle passa de la mort à la vraie vie.

Et maintenant, adieu, ô bien-aimée! les portes étincelantes, les portes éternelles se sont refermées sur toi... ton doux visage, nous ne le verrons plus... oh! malheur à ceux qui t'ont vue monter dans les cieux.... malheur à eux, quand ils se réveilleront, et qu'ils ne retrouveront plus que les nuages froids et gris de la vie quotidienne... toi absente pour toujours!

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