CHAPITRE XXX.

Un magasin d'esclaves.

Un magasin d'esclaves! Peut-être ce mot seul évoque-t-il, devant quelques-uns de mes lecteurs, des visions horribles; ils se figurent quelque horrible Tartare, bien noir et bien affreux.

. . . . . . Informe, ingens, cui lumen ademptum!

Eh non, innocent lecteur! les hommes d'aujourd'hui ont trouvé le moyen de pécher habilement, doucement, de façon à ne pas blesser les yeux et la sensibilité de la bonne compagnie. La marchandise humaine est avantageuse sur la place; on a donc soin qu'elle soit bien nourrie, bien vêtue, bien soignée, bien traitée, pour qu'elle arrive au marché forte, grasse et brillante! Un magasin d'esclaves, à la Nouvelle-Orléans, ressemble, extérieurement du moins, à toutes les autres maisons; il est tenu fort proprement; mais chaque jour, sous une espèce d'auvent, dans la rue, vous voyez étalées des rangées d'hommes et de femmes, comme échantillon de ce que l'on vend à l'intérieur.

On vous invite courtoisement à entrer et à examiner. On vous annonce que vous trouverez là une grande quantité de maris, de femmes, de frères, de sœurs, de pères, de mères, de jeunes enfants, à vendre ensemble ou séparément, à la volonté de l'acquéreur; et cette âme immortelle, rachetée par le sang et les angoisses du Fils de Dieu.... au milieu des tremblements de terre, des rochers déchirés, des tombeaux ouverts.... cette âme est vendue, louée, engagée, échangée pour de l'épicerie ou toute autre denrée, selon que l'aura voulu le caprice du marchand ou la nécessité présente du commerce.

Un jour ou deux après la conversation que nous avons rapportée entre Marie et miss Ophélia, Tom, Adolphe, et une demi-douzaine d'autres esclaves ayant appartenu à Saint-Clare, étaient confiés aux aimables soins de M. Skeggs, qui tenait un dépôt, rue de ***, pour passer aux enchères le lendemain.

Tom avait, comme plusieurs autres, une malle pleine d'effets à lui.

Les esclaves furent mis, pour la nuit, dans une longue pièce où se trouvaient rassemblés beaucoup d'autres hommes de tout âge, de toute taille et de toute couleur, et d'où partaient les éclats de rire d'une gaieté hébétée.

«Ah! ah! très-bien! continuez, garçons, continuez! fit M. Skeggs. Mes gens sont toujours si gais!... Ah! ciel! Sambo, qui fait tout ce bruit?»

Sambo était un grand nègre, qui se livrait à toutes sortes de plates bouffonneries qui réjouissaient fort ses compagnons.

Tom, on se l'imagine aisément, n'était pas d'humeur à partager cette gaieté; il plaça sa malle aussi loin que possible du groupe turbulent, s'assit dessus et appuya son visage contre le mur.

Ceux qui trafiquent de la marchandise humaine s'efforcent, avec une persévérance systématique, d'entretenir parmi les esclaves une gaieté bruyante; c'est le moyen de noyer chez eux la réflexion et de les rendre insensibles à leurs maux. Le but du commerçant, depuis le premier moment où il a pris le nègre dans les marchés du nord pour le vendre dans les marchés du sud, c'est de le rendre insensible, indifférent, brutal. Le trafiquant complète sa cargaison dans la Virginie et dans le Kentucky; il la conduit ensuite dans quelque endroit convenable et sain, souvent aux eaux, dans le but de l'engraisser. On les fait manger à discrétion, et, comme quelques-uns peuvent prendre de la mélancolie, le marchand a soin de se procurer un violon, et on les fait danser.... Et celui qui ne veut pas s'amuser, celui dont les pensées se reportent trop vivement sur sa femme, sur ses enfants, sur sa maison.... et qui ne peut pas être gai.... on le regarde comme un sournois dangereux, et l'on fait retomber sur lui toutes les vexations que peut inventer le mauvais vouloir d'un maître cruel et sans contrôle. L'insouciance, la pétulance, la gaieté.... surtout quand il y a des témoins, voilà ce que l'on veut des esclaves.... On espère ainsi trouver un bon acheteur, et l'on ne craint pas d'éprouver des pertes sérieuses.

«Qu'est-ce que ce nègre fait donc là?» dit Sambo, marchant à Tom, quand M. Skeggs eut quitté la chambre.

Sambo était noir comme l'ébène, grand, gai, parlait avec volubilité, et faisait force tours et grimaces.

«Que faites-vous là? dit-il en s'adressant à Tom et lui donnant un coup de poing dans le côté, en manière de plaisanterie.... Vous méditez?... hein!

—Je serai vendu demain aux enchères! dit Tom tranquillement.

—Vendu aux enchères!... Ah! ah! garçons,... en voilà une plaisanterie!... Je voudrais bien être de la partie.... Eh bien, vous autres, n'est-il pas risible, celui-là?... Eh mais, votre compagnon, celui-ci, doit-il être vendu aussi demain? dit Sambo en posant familièrement sa main sur l'épaule d'Adolphe.

—Laissez-moi, je vous prie, dit Adolphe fièrement, et en se reculant avec un extrême dégoût.

—Ah! ah! garçons, voilà un vrai modèle de nègre blanc.... blanc comme lait et qui sent! fit-il, en s'avançant encore et en flairant. Oh! Dieu, comme il ferait bien l'affaire chez un débitant de tabac!... Il parfumerait la marchandise.... oui.... il embaumerait la boutique, parole!

—Je vous dis de me laisser, entendez-vous! s'écria Adolphe furieux.

—Ah! comme vous êtes délicats, vous autres, nègres blancs! On ne peut pas vous toucher, voyez-vous ça!»

Et Sambo parodia grotesquement les façons d'Adolphe.

«En voilà, fit-il, des airs et des grâces! On voit bien que nous avons été dans une bonne maison.

—Oui! oui! j'avais un maître qui vous aurait bien achetés.... tout ce que vous êtes là!

—Voyez-vous ça! Quel gentleman ça devait être!

—J'appartenais à la famille Saint-Clare, dit Adolphe d'un ton fier.

—En vérité!... eh bien! il doit être fort heureux de se débarrasser de toi, ton maître.... Il va sans doute te vendre avec un lot de porcelaines fêlées,» dit Sambo ajoutant à ses paroles une grimace narquoise....

Adolphe, exaspéré de cette insulte, s'élança sur son adversaire, jurant et frappant à droite et à gauche.... La troupe riait et applaudissait. Le bruit fit venir le maître.

«Qu'est-ce donc, garçons? la paix, la paix!» dit-il en brandissant un long fouet.

Les esclaves s'enfuirent dans toutes les directions, à l'exception de Sambo qui, comptant sur ses priviléges de bouffon reconnu, resta ferme, enfonçant sa tête dans ses épaules chaque fois que son maître le menaçait.

«C'est pas nous, maître, c'est pas nous!... Nous sommes bien tranquilles! c'est les nouveaux. Ils nous tracassent.... ils sont toujours après nous.»

Le maître se tourna du côté de Tom et d'Adolphe, distribua, sans plus ample information, quelques coups de pied et quelques gourmades, et, après avoir ordonné à tout le monde d'être sage et de s'aller coucher, lui-même se retira.

Pendant que cette scène se passait dans le dortoir des hommes, voyons ce que l'on faisait dans l'appartement des femmes.

Les femmes étaient étendues sur le plancher en diverses attitudes. Rien ne saurait offrir un spectacle plus étrange que toutes ces femmes endormies.... Il y en avait de toutes les nuances, depuis le marbre blanc jusqu'à l'ébène sombre et lustré. Il y en avait de tous les âges, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse. Voici une belle et brillante enfant de dix ans. Sa mère a été vendue hier même, et maintenant elle pleure, la pauvre petite, parce qu'il n'y a plus personne pour veiller sur son sommeil. Voici une vieille négresse hors d'âge; ses bras amaigris, ses doigts calleux, révèlent les durs travaux. On la donnera demain, par-dessus le marché, pour ce qu'on en pourra tirer. En voilà partout! quarante, cinquante! la tête enveloppée de linges, de couvertures, de ce qu'elles trouvent.

Dans un coin, séparées du reste de la foule, et plus dignes d'intérêt, on peut remarquer deux femmes.

L'une d'elles est une mulâtresse au costume décent, à l'œil doux, à la physionomie attrayante; elle peut avoir de quarante à cinquante ans; elle est coiffée d'un turban de Madras rouge, très-beau d'étoffe; elle est proprement vêtue. On voit qu'elle sort d'une maison où l'on avait soin d'elle.... Tout près d'elle, blottie contre elle, comme un oiseau dans son nid, est une jeune fille de quinze ans, sa fille. C'est une quarteronne, on peut le voir à sa carnation plus blanche.... Elle a du reste les traits de sa mère: c'est le même œil, doux et noir, avec de plus longs cils; ses cheveux bouclés ont les teintes brunes les plus riches.... Elle aussi est mise avec une grande propreté; ses petites mains, délicates et blanches, ne semblent pas connaître les œuvres serviles. Ces deux femmes seront vendues demain, avec les esclaves de Saint-Clare. Le gentleman à qui elles appartiennent, et qui recevra le prix de leur vente, est un membre de l'Église chrétienne de New-York. Oui, il touchera l'argent.... et il ira s'asseoir au banquet de son Dieu, qui est leur Dieu!.... et il n'y pensera plus!

Ces deux femmes, que nous appellerons Suzanne et Emmeline, avaient été longtemps attachées à la personne d'une aimable et pieuse dame de la Nouvelle-Orléans. On leur avait appris à lire et à écrire, on les avait instruites des vérités de la religion, et, pendant longtemps, elles avaient eu le sort le plus heureux que puisse espérer une femme de leur condition. Mais le fils unique de leur protectrice avait seul la direction de la fortune maternelle, et, soit incapacité, soit négligence, il éprouva des embarras et fit faillite. Au nombre de ses plus forts créanciers était la maison B. et Cie de New-York. B. et Cie firent écrire à leur homme d'affaires de la Nouvelle-Orléans; celui-ci pratiqua une saisie. Les deux femmes et une troupe d'esclaves planteurs étaient ce qu'il y avait de mieux dans l'actif du failli; l'homme d'affaires en informa ses commettants de New-York. B., nous l'avons dit, était chrétien; il habitait un État libre. Cette nouvelle le mit assez mal à son aise.... Il n'aimait pas ce commerce d'âmes humaines.... il ne voulait pas le faire! Mais il avait trente mille dollars d'engagés. C'était bien de l'argent pour un principe! Il réfléchit largement, consulta ceux dont il connaissait l'avis.... Puis il écrivit à son homme d'affaires d'agir comme il l'entendrait et pour le mieux de ses intérêts.

La lettre arriva à la Nouvelle-Orléans. Le lendemain Emmeline et Suzanne furent envoyées au dépôt pour attendre les prochaines enchères. Nous pouvons les apercevoir sous le pâle rayon de la lune qui glisse à travers la fenêtre. Écoutons leur conversation.... toutes deux pleurent; mais chacune d'elles pleure tout bas, pour que l'autre ne puisse pas l'entendre.

«Mère, appuyez votre tête sur mes genoux, et tâchez de dormir un peu, disait la fille, qui s'efforçait de paraître calme.

—Je n'ai pas le cœur au sommeil, Lina! Je ne puis.... C'est la dernière nuit que nous passons ensemble....

—Ne parlez pas ainsi, mère.... Peut-être serons-nous vendues ensemble!... Qui sait?

—C'est ce que je dirais, Emmeline, s'il s'agissait de tout autre que de nous.... Mais j'ai si peur de te perdre que je ne puis voir autre chose que le danger....

—Mais l'homme a dit que nous avions bon air et que nous serions facilement vendues....»

Suzanne se souvint des regards de cet homme aussi bien que de ses paroles.... Elle se rappelait, avec une inexprimable angoisse, comment il avait examiné les mains d'Emmeline, soulevé les boucles luisantes de ses cheveux et déclaré que c'était là un article de premier choix.... Suzanne avait été élevée comme une chrétienne, lisant chaque jour sa Bible, et, comme toute mère chrétienne à sa place, elle ressentait une profonde horreur à la pensée que sa fille serait livrée à une vie de honte....

Mais elle n'avait ni espérance ni protection....

«Mère, soyez sûre que nous serons bien placées.... vous, comme cuisinière, moi, comme femme de chambre.... ou bien pour la couture.... dans quelque bonne famille.... Oh! oui, vous verrez!... Il faut être aussi bien.... aussi aimables que nous pourrons.... et dire tout ce que nous savons faire! vous verrez que cela ira bien!

—Demain, Lina, je défriserai vos cheveux, je les brosserai au rebours....

—Ah! pourquoi, mère? je ne serai plus aussi bien!

—Peut-être.... mais vous serez mieux vendue!

—Je ne sais pas pourquoi, dit la petite fille.

—Je connais mieux cela que vous, Lina; les familles respectables seront bien plus disposées à vous acheter en vous voyant simple et décente, que si vous essayiez de paraître belle.

—Eh bien! mère, comme vous voudrez.

—Emmeline, si nous ne devons plus nous revoir, si je suis vendue d'un côté et vous de l'autre, souvenez-vous comment vous avez été élevée; rappelez-vous tout ce que madame vous a dit; emportez partout votre Bible et votre livre de cantiques; si vous êtes fidèle à Dieu, Dieu aussi vous sera fidèle.»

Ainsi parlait cette pauvre femme, amèrement découragée; car elle savait que demain le premier venu, vil, brutal, impie, sans cœur, deviendrait, s'il avait de l'argent pour la payer, le possesseur de sa fille, corps et âme! Et sera-t-il alors, sera-t-il possible à l'enfant de rester fidèle à Dieu? Elle pense à tout cela en serrant sa fille dans ses bras, et elle regrette de la voir si belle et si charmante; elle regrette qu'elle ait été si purement, si pieusement élevée; elle regrette qu'elle soit au-dessus de sa classe. Mais elle n'a maintenant d'autre ressource que de prier. Ah! bien des prières semblables ont monté jusqu'à Dieu, qui partaient de ces prisons d'esclaves si élégantes et si coquettes, et un jour on verra bien que ces prières-là, Dieu ne les a point oubliées; car il est écrit: «Quant à celui qui aura offensé un de ces petits, il vaudrait mieux pour lui qu'avec une pierre de moulin attachée à son cou il eût été englouti dans les abîmes de la mer!»

Le rayon de la lune, paisible, doux et calme, projetait l'ombre des barreaux sur les corps endormis. La mère et la fille chantaient une sorte de complainte mélancolique, qui sert d'hymne funèbre aux esclaves.

Où donc est Mary qui pleurait?
Où donc est Mary qui pleurait?
Au séjour de la gloire!
Mary est morte; elle est aux cieux!
Mary est morte; elle est aux cieux!...
Au séjour de la gloire!

Ces paroles, chantées par des voix dont le timbre a je ne sais quelle douceur émue et pénétrante, notées sur un air qu'on eût pris pour le soupir du désespoir de la terre qui aspire aux célestes espérances, ces paroles flottaient dans la sombre prison, se balançaient sur un rhythme pathétique, et la complainte se déroulait, vers après vers!

Où donc est Paul, où donc Silas?
Où donc est Paul, où donc Silas?
Ils sont montés au séjour de la gloire!
Ils sont morts, ils sont dans les cieux!
Ils sont morts, ils sont dans les cieux!
Ils sont montés au séjour de la gloire!

Chantez, chantez, pauvres âmes! la nuit est courte.... et le matin vous séparera pour toujours!

Mais le voici déjà, le matin! tout le monde est sur pied. Le digne M. Skeggs est affairé, il est vif.... Il faut qu'il arrange un beau lot pour les enchères.... Il faut qu'il surveille la toilette, il faut que chacun prenne son beau visage et fasse bonne contenance.... On les fait mettre en cercle pour la dernière revue, avant qu'ils aillent au marché.

M. Skeggs, le bambou à la main, le cigare aux lèvres, se promène entre eux; il donne la dernière touche!

«Eh bien! qu'est-ce? fit-il en s'arrêtant devant Suzanne et Emmeline; vos papillottes!.... où sont-elles?»

La jeune fille regarda timidement sa mère: celle-ci, avec la ruse particulière aux femmes de sa classe:

«C'est moi, fit-elle, qui lui ai dit, la nuit dernière, de se lisser les cheveux, et de ne pas les avoir en boucles, flottant de tous côtés; c'est plus décent!

—Allons donc! fit l'homme d'un ton qui n'admettait pas de réplique; et se tournant vers la jeune fille: Vite! qu'on se dépêche.... frisez-vous! allez et revenez à l'instant.... vous, allez lui aider! dit-il à la mère, en faisant siffler sa badine.... Ces boucles-là, ajoutait-il, font une différence de cent dollars sur le prix de vente!»

Sous un dôme splendide, sur un pavé de marbre, se promènent des hommes de toutes les nations; de tous les côtés de l'enceinte circulaire on a placé des tribunes pour les crieurs et les commissaires-priseurs. Deux de ces tribunes, aux extrémités opposées de l'enceinte, sont occupées par de beaux et brillants parleurs qui, avec une éloquence mélangée de français et d'anglais, s'efforcent de faire monter les enchères des connaisseurs; un troisième, encore inoccupé, était au milieu d'un groupe qui attendait l'ouverture de la vente. Nous reconnaissons là les esclaves de Saint-Clare, Tom, Adolphe, et les autres; à côté d'eux, voici Suzanne et Emmeline, le front baissé, tristes, dévorées d'inquiétudes.... et attendant leur tour.... Différents spectateurs, qui vont acheter, ou ne pas acheter.... comme il leur plaira.... se pressent autour du groupe.... ils touchent.... ils regardent.... ils discutent.... comme des jockeys feraient autour d'un cheval!

«Holà! Alfred, qui vous amène ici? dit un élégant en frappant sur l'épaule d'un jeune homme mis avec une extrême recherche, et qui examinait Adolphe à travers un lorgnon.

—Ma foi! j'ai besoin d'un valet.... J'ai appris qu'on allait vendre les gens de Saint-Clare; j'ai pensé que cela pourrait faire mon affaire....

—Qu'on m'y prenne, à acheter les gens de Saint-Clare.... ils sont gâtés à fond, impudents comme des démons.

—Oh! soyez tranquille!... si je les achète, ils seront bientôt corrigés, ils verront bien qu'ils ont affaire à un autre maître que monsieur[20] Saint-Clare.... Ma parole! je vais acheter celui-ci. Sa tournure me plaît.

—Lui! c'est un fou! il prendra tout ce que vous avez pour s'habiller.... vous verrez!

—Soit! mais monsieur verra qu'il ne peut pas être extravagant avec moi; qu'on l'envoie à la maison de correction quelquefois, et il sera bientôt corrigé.... je vous en donnerai des nouvelles.... Je le redresserai du haut au bas!... tenez, je l'achète.... c'est dit!»

Cependant Tom était là, tout pensif, regardant tous ces visages qui se pressaient autour de lui, et se demandant lequel il voudrait appeler son maître. Ah! lecteurs, si jamais vous vous trouviez dans la nécessité de choisir, entre deux cents hommes, celui qui devrait être votre souverain absolu, peut-être penseriez vous, comme Tom, que le choix est toujours difficile et fort peu rassurant.... Tom vit bien des gens, grands, petits, gras, maigres, ronds, efflanqués, carrés, de toute sorte et de toute espèce.... il vit surtout des hommes communs et grossiers, de ces hommes qui ramassent leurs semblables comme on ramasse des copeaux pour les mettre dans un panier ou les jeter au feu.... sans y prendre garde! il ne vit pas un second Saint-Clare.

Quelques instants avant la vente, un homme court, large et trapu, dont la chemise déchiquetée bâillait sur sa poitrine, portant des pantalons sales et usés, se fraya un passage à travers la foule, en jouant des coudes, comme un homme qui va vite en besogne. Il approcha du groupe et se livra à un minutieux examen.

Tom ne l'eut pas plutôt aperçu, qu'il éprouva pour lui une invincible horreur. Ce sentiment augmentait à mesure que l'homme s'approchait de lui.... Quoiqu'il fût petit, on devinait en lui une force d'athlète. Il avait la tête ronde comme une boule, de grands yeux gris-vert, ombragés de sourcils jaunâtres et touffus, des cheveux roides et rouges. Tout cela, comme on voit, n'était guère attrayant.... Il avait les joues gonflées d'une chique de tabac, dont il rejetait le jus avec autant d'énergie que de décision. Ses mains étaient d'une grosseur démesurée, calleuses, poilues, brûlées du soleil, et garnies d'ongles fort mal tenus.

Cet homme examina notre lot d'esclaves avec beaucoup de sans-façon. Il prit Tom par le menton, lui fit ouvrir la bouche pour regarder ses dents, étendre les bras pour montrer ses muscles.... Il tourna autour de lui, et le fit sauter en hauteur et en largeur, pour connaître la force de ses jambes.

«Où avez-vous été élevé? demanda-t-il d'un ton bref.

—Dans le Kentucky, répondit Tom, qui regardait autour de lui comme pour implorer du secours.

—Que faisiez-vous?

—Je soignais la ferme.

—En voilà une histoire!» Et il passa outre.

Il s'arrêta devant Adolphe, lança sur ses bottes bien cirées une gorgée de tabac, grommela je ne sais quel terme injurieux..., et passa!

Il s'arrêta encore devant Suzanne et Emmeline, il avança sa lourde et sale main, et attira la jeune fille à lui.... Il passait cette main sur le cou, sur la poitrine.... il tâtait les bras.... il regardait les dents.... Enfin il la repoussa contre sa mère, dont le visage avait reflété toutes les émotions que lui faisaient éprouver les façons de ce hideux étranger.

La jeune fille effrayée se mit à pleurer.

«Allons, chipie! dit le commissaire.... on ne pleurniche pas ici! la vente va commencer!»

La vente commença en effet.

Adolphe fut adjugé, pour une somme assez ronde, au jeune homme qui avait manifesté tout d'abord l'intention de l'acheter. Les autres esclaves de Saint-Clare passèrent à différents acquéreurs.

«A vous, garçon! dit le vendeur à Tom. Allons! entendez-vous?...»

Tom monta sur le tréteau, jetant autour de lui des regards inquiets. On entendait un bruit confus, sourd, où l'on ne pouvait plus rien distinguer. Le glapissement du crieur, qui hurlait ses qualités en anglais et en français, se mêlait au tumulte des enchères des deux nations. Enfin, le marteau retentit; on entendit sonner nette et claire la dernière syllabe du mot dollar! C'en était fait, Tom était adjugé, il avait un maître.

On le vit descendre de dessus le tréteau. Le petit homme à tête ronde le saisit brutalement par une épaule, le poussa dans un coin, en lui disant d'une voix rude:

«Restez là, vous!»

Tom n'avait plus conscience de rien.... Les enchères continuaient, sonores, éclatantes, françaises, anglaises, ou mélangées des deux langues. Le marteau retombe encore.... Cette fois, c'est Suzanne qui est vendue.... Elle descend de l'estrade, s'arrête, se retourne, regarde.... Sa fille lui tend les bras... Elle, la mort sur le visage, elle regarde celui qui vient de l'acheter: c'est un homme entre deux âges.... il est bien.... il paraît bon.

«Oh! monsieur! si vous vouliez acheter ma fille!

—Je le voudrais, mais j'ai peur de ne pas pouvoir,» répondit-il en jetant sur Emmeline un regard tout rempli d'un douloureux intérêt....

La jeune fille monta à son tour sur le tréteau, timide et tremblante.

Le sang reflue à ses joues pâles.... le feu de la fièvre est dans ses yeux. La mère gémit en voyant qu'elle est plus belle que jamais. Le vendeur voit ses avantages.... il les exploite.... Les enchères montent rapidement.

«Je ferai tout ce qui me sera possible,» dit l'honnête gentleman en poussant avec les autres.

Bientôt il ne peut plus suivre.... il se tait. Le commissaire s'échauffe.... Il y a moins de concurrents. La lutte est entre un vieil habitant de la Nouvelle-Orléans, très-aristocrate de sa nature, et le petit homme à la tête de boule. L'aristocrate continue le feu, en jetant à son adversaire un coup d'œil de mépris. Mais le petit homme a sur lui le double avantage de l'obstination et de l'argent. La lutte ne dure qu'un instant. Le marteau retombe.... A lui la jeune fille, corps et âme, si Dieu ne vient en aide à l'innocence.

Le nouveau maître s'appelle M. Legree, il possède une plantation sur les bords de la rivière Rouge. On pousse Emmeline dans le lot de Tom, avec les deux autres hommes, et elle s'en va, et en s'en allant elle pleure.

Le bon gentleman est désolé..., mais on voit ces choses-là tous les jours.... Oui! à ces ventes on voit des mères et des filles qui pleurent en répétant le mot toujours.... On ne peut pas empêcher cela.... et... et... et... et il s'en va de son côté avec sa nouvelle acquisition.

Deux jours après l'homme de loi de la maison chrétienne B. et Cie de New-York envoyait l'argent à ses commettants. Ah! sur le revers de la traite qui paye ce marché, écrivons ces mots du grand PAYEUR GÉNÉRAL, à qui un jour tous viendront rendre leurs comptes: «Il fera une enquête sur le sang, et il n'oubliera pas les pleurs des humbles!»

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