CHAPITRE XXIX.

Les abandonnés.

On parle souvent du malheur des nègres qui perdent un bon maître. On a raison. Je ne connais pas, sur la terre de Dieu, de créatures plus infortunées et plus vraiment à plaindre....

L'enfant qui a perdu son père a du moins pour lui la protection de ses amis et de la loi. Il est quelque chose.... il peut quelque chose.... il a une position, il a des droits reconnus. L'esclave.... rien! la loi ne lui reconnaît pas de droits: c'est un paquet.... une marchandise.... Si jamais on a reconnu en lui quelques-uns des désirs et des besoins d'une créature humaine.... et immortelle.... il le doit à la volonté souveraine et irresponsable de son maître. Ce maître une fois disparu.... il n'y a plus rien!

Il est petit, le nombre de ceux qui savent user humainement et généreusement d'un pouvoir irresponsable et souverain! Chacun sait cela: l'esclave le sait mieux que personne.... Il y a dix chances de rencontrer le maître tyrannique et cruel.... une chance de trouver le maître clément et bon. La perte d'un bon maître doit être suivie de longs gémissements

Quand Saint-Clare eut rendu le dernier soupir, la terreur et la consternation s'emparèrent de toute la maison.... Il avait été abattu en un moment, dans la force et dans la fleur de ses années. Toute l'habitation retentissait de sanglots et de cris désespérés. Marie, dont les nerfs étaient affaiblis par la constante mollesse de sa vie, était bien incapable de supporter un pareil choc.... Pendant l'agonie de son mari, elle sortait d'un évanouissement pour retomber dans un autre.... Et celui auquel elle avait été unie par le lien mystérieux du mariage la quitta pour toujours, sans qu'ils eussent même échangé une parole d'adieu!

Miss Ophélia, avec la force et l'empire sur elle-même qui la caractérisaient, n'avait point quitté son cousin un seul instant. Elle était tout œil, tout oreille, tout attention.... faisait tout ce qu'il fallait faire, et, du fond de son cœur, s'unissait à ces prières tendres et passionnées, que le pauvre esclave répandait devant Dieu pour l'âme de son maître mourant.

En l'arrangeant pour le dernier sommeil, ils trouvèrent sur sa poitrine un petit médaillon très-simple, et s'ouvrant par un ressort. Il renfermait le portrait d'une belle et noble femme, et de l'autre côté, encadré sous le verre, une boucle de cheveux noirs.... Ils remirent ce médaillon sur cette poitrine sans battement.... Poussière contre poussière!.... Pauvres et tristes reliques des rêves printaniers.... qui jadis firent battre avec tant d'ardeur ce cœur maintenant éteint!

L'âme de Tom était remplie des pensées de l'éternité, et, pendant qu'il rendait les derniers devoirs à cette poussière inanimée, il était loin de croire que ce coup l'avait plongé dans un esclavage désormais sans espérance.... Il était rassuré sur le compte de Saint-Clare: au moment où il avait répandu sa prière dans le sein de son Père.... il avait senti dans son propre cœur une paix et une espérance qui semblaient être la réponse du ciel.... Dans les profondeurs de cette nature affectueuse, il y avait parfois comme une effusion de l'amour divin.... L'antique oracle n'a-t-il pas dit: «Celui qui demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu en lui!»

Tom croyait, il espérait, il avait la paix.

Les funérailles furent célébrées avec tout leur attirail de crêpes et de tentures noires.... leurs prières.... leurs visages solennels.... Puis les vagues froides de la vie quotidienne coulèrent de nouveau dans leur lit fangeux.... puis revint la triste et monotone question: Que faire?

C'est à quoi songeait Marie, vêtue de longs habits de deuil, entourée d'esclaves inquiets, assise dans son moelleux fauteuil, et regardant des échantillons de crêpe et d'alépine.

C'est à quoi songeait aussi miss Ophélia, dont les pensées se tournaient déjà vers sa maison du nord.

C'est à quoi songeaient également, pleins de terreur, ces esclaves qui connaissaient le caractère tyrannique et impitoyable de la maîtresse aux mains de laquelle ils étaient tombés.... ils savaient tous que l'indulgence ne venait pas de la maîtresse, mais du maître, et que, lui absent, il n'y avait plus d'obstacles protecteurs entre eux et les exigences d'une femme aigrie par la douleur.

Environ quinze jours après les funérailles, miss Ophélia travaillait dans son appartement.... elle entendit un petit coup frappé doucement à sa porte: c'était Rosa, la jolie petite quarteronne, dont nous avons si souvent parlé; ses cheveux étaient en désordre et ses yeux tout gros de larmes.

«O miss Phélia! dit-elle en tombant sur ses genoux et saisissant le bas de sa robe, ô miss Phélia.... allez! allez! priez pour moi, priez madame! intercédez.... Hélas! hélas! elle veut m'envoyer dehors pour être fouettée.... Tenez!» Et elle tendit un papier à miss Ophélia.

C'était un ordre écrit de la main blanche et délicate de Marie, et adressé au maître d'une maison de correction, de faire donner quinze coups de fouet au porteur.

«Qu'avez-vous fait? demanda miss Ophélia.

—Vous savez, miss Phélia.... j'ai un si mauvais caractère.... c'est bien mal à moi.... J'essayais une robe à miss Marie.... elle m'a donné un soufflet.... J'ai parlé avant de réfléchir.... je n'ai pas été polie.... elle a dit qu'elle saurait bien me réduire et m'apprendre une fois pour toutes à ne pas tant lever la tête.... et elle a écrit cela et m'a dit d'aller le porter.... J'aimerais autant qu'on me tuât tout de suite!»

Miss Ophélia, le billet à la main, réfléchit un instant.

«Voyez-vous, miss Phélia, ce n'est pas encore tant le fouet.... si c'était vous ou miss Marie qui dussiez me le donner.... mais un homme, et un tel homme.... O miss Phélia! la honte!»

Miss Ophélia savait parfaitement qu'il était d'usage d'envoyer ainsi les femmes et les jeunes filles dans des maisons de correction pour être fouettées par les hommes les plus vils.... assez vils pour exercer leur métier!.... Elle connaissait la honte et les dangers de tels châtiments.... Oui, elle savait tout cela.... mais elle ne l'avait pas vu! Aussi, quand Rosa parut devant ses yeux.... corps frêle et élégant, à demi brisé par les convulsions du désespoir, le sang de la femme bondit dans ses veines.... Ce sang généreux et libre de la Nouvelle-Angleterre monta à ses joues.... et redescendit à son cœur pour en précipiter les palpitations indignées.... Mais, toujours prudente et maîtresse d'elle-même, elle se contint.... elle froissa le papier dans ses mains, et d'une voix calme:

«Asseyez-vous là, mon enfant, dit-elle, je vais aller voir votre maîtresse.... C'est une honte, une monstruosité.... un outrage à la nature!» se dit-elle en traversant le salon.

Elle trouva Marie dans son grand fauteuil. Mammy la peignait et Jane lui frictionnait les pieds.

«Comment vous trouvez-vous aujourd'hui?» dit miss Ophélia.

Un profond soupir, des yeux qui se fermèrent, telle fut la première réponse de Marie. Elle ajouta bientôt:

«Oh! je ne sais pas, cousine.... aussi bien, je pense, qu'il me soit jamais possible d'aller.... Et elle essuya ses yeux avec un mouchoir de batiste, encadré dans une bordure noire d'un pouce de large.

—Je venais, dit miss Ophélia avec cette petite toux qui sert de préface aux entretiens difficiles, je venais vous parler de cette pauvre Rosa.»

Les yeux de Marie s'ouvrirent tout grands, le sang monta à ses joues pâles, et d'une voix aiguë:

«Eh bien! qu'est-ce?

—Elle se repent de sa faute!

—Ah! vraiment! Elle s'en repentira bien davantage encore. J'ai souffert assez longtemps l'impudence de cette créature.... Je veux l'abattre, je veux la mettre dans la poussière.

—Mais ne pouvez-vous la punir d'une autre manière, d'une manière moins honteuse?

—Au contraire! de la honte pour elle.... c'est ce que je veux!... Elle a trop fait cas toute sa vie de sa délicatesse, de sa bonne mine et de ses airs de dame.... Elle en est venue à oublier qui elle est.... Je vais lui donner une leçon qui domptera son orgueil, j'en réponds!

—Mais, cousine, remarquez que, si vous détruisez cette délicatesse et cette honte pudique dans une jeune fille, vous la dépravez....

—Délicatesse! fit Marie avec un rire méprisant; un beau mot pour une telle espèce! Je veux lui apprendre, avec tous ses airs, qu'elle n'est pas plus que la dernière créature en haillons qui traîne par les rues.... Elle ne prendra plus ces airs-là avec moi.

—Vous répondrez à Dieu de cette cruauté, dit miss Ophélia.

—Je voudrais bien savoir quelle cruauté il y a à cela.... Je n'ai donné l'ordre que de quinze coups seulement, et j'ai dit de ne pas frapper très-fort.... Où donc est la cruauté?

—Vous ne voyez pas là de cruauté!.... Eh bien! soyez-en sûre, il n'y a pas une jeune fille qui ne préférât la mort.

—Peut-être bien, avec vos sentiments.... mais toutes ces créatures sont accoutumées à cela, il n'y a pas d'autre moyen d'en avoir raison.... laissez-leur prendre une fois ces façons.... et vous ne pouvez plus vous en aider.... C'est ce qui m'est arrivé avec mes esclaves.... Maintenant, je commence à les réduire, et je vais leur faire savoir qu'ils iront tous au fouet, s'ils ne se corrigent pas.» Marie promena autour d'elle un regard décidé.

Jane baissa la tête et trembla, comme si elle eût compris que ceci lui était particulièrement adressé.... Miss Ophélia s'assit un instant, comme si elle eût avalé quelque mélange susceptible de faire explosion.... Elle paraissait prête à éclater.... mais se rappelant l'inutilité de toute discussion avec une telle nature, elle resta bouche close, se recueillit et sortit de la chambre.

Il fallut, quoi qu'il lui en coûtât, aller dire à la pauvre Rosa qu'elle n'avait pu rien faire pour elle. Un instant après, un des esclaves entra et dit qu'il avait ordre de sa maîtresse de la conduire à la maison de correction. Elle fut entraînée malgré ses larmes et ses résistances.....

Quelques jours après cette scène, Tom, rêveur, se tenait sur le balcon; il fut rejoint par Adolphe, abattu et désolé depuis la mort de son maître.... Adolphe savait bien qu'il avait toujours déplu à Marie; pendant que son maître vivait, il n'y prenait pas garde; maintenant il vivait «dans la crainte et le tremblement,» ne sachant pas trop ce qu'il adviendrait de lui.

Marie avait eu plusieurs conférences avec ses hommes d'affaires. Après avoir pris l'avis de son beau-frère, elle se résolut à vendre l'habitation ainsi que tous les esclaves, ne se réservant que ceux qui lui appartenaient en propre: quant à ceux-ci, elle les ramènerait avec elle chez son père.

«Savez-vous, Tom, fit Adolphe, que nous allons être tous vendus?

—Qui vous a appris cela?

—Je m'étais caché derrière les rideaux, quand madame a parlé avec l'homme de loi.... Dans quelques jours nous allons tous passer aux enchères, Tom!

—Que la volonté de Dieu soit faite! dit Tom en se croisant les bras et en poussant un profond soupir....

—Nous ne retrouverons jamais un pareil maître, dit Adolphe d'un ton craintif... Mais j'aime encore mieux être vendu que de rester avec madame.»

Tom se détourna: son cœur était plein.... L'espérance et la liberté, la pensée lointaine de sa femme et de ses enfants, s'étaient tout à coup levées devant son âme patiente, comme devant les yeux du matelot qui sombre en touchant le port se dressent la flèche de l'église et les toits aimés du village natal, aperçus derrière la vague sombre comme pour envoyer et recevoir un dernier adieu. Tom serra plus étroitement ses bras contre sa poitrine.... Il refoula ses larmes amères et il essaya de prier.... Le pauvre esclave éprouvait maintenant un désir de liberté tellement irrésistible que plus il répétait: «Seigneur, que ta volonté soit faite!» plus il était désespéré.

Il alla trouver miss Ophélia, qui, depuis la mort d'Éva, lui avait témoigné une bonté pleine d'égards....

«Miss Phélia, lui dit-il, M. Saint-Clare m'avait promis ma liberté.... Il avait même commencé les démarches.... et maintenant, si miss Phélia voulait être assez bonne pour en parler à madame.... peut-être madame voudrait achever.... pour se conformer au désir de M. Saint-Clare....

—Je parlerai pour vous, Tom, et de mon mieux.... mais, si cela dépend de Mme Saint-Clare, je n'espère pas beaucoup; mais, enfin, j'essayerai.»

Ceci se passait quelques jours après l'aventure de Rosa, et pendant que miss Ophélia faisait ses préparatifs de départ pour retourner dans le nord.

En y réfléchissant sérieusement, elle se dit qu'elle avait, sans nul doute, mis trop de chaleur dans sa première discussion avec Marie, et elle résolut, pour cette fois, de modérer son zèle et d'être aussi conciliante que possible. Elle se recueillit, prit son tricot, et alla dans la chambre de Marie, bien résolue à se montrer très-aimable et à négocier l'affaire de Tom avec toute l'habileté de sa diplomatie.

Elle trouva Marie étendue tout de son long sur un sofa, le coude dans les oreillers. Jane, qui était allée faire des emplettes, déployait devant elle des étoffes d'un noir un peu plus clair.

«Voilà qui fera l'affaire.... dit Marie en choisissant; seulement je ne sais pas si c'est bien deuil.

—Comment donc, madame! dit Jane avec volubilité, Mme la générale Daubernon portait la même chose, l'été dernier, après la mort du général.... et cela lui allait à ravir!

—Qu'en pensez-vous, miss Ophélia?

—C'est affaire de mode, j'imagine, et vous êtes meilleur juge que moi.

—Le fait est, dit Marie, que je n'ai pas une robe que je puisse mettre.... Je pars la semaine prochaine, il faut bien que je me décide.

—Ah! vous partez si tôt?

—Oui, le frère de Saint-Clare a écrit; il pense, comme l'homme d'affaires, qu'il faut vendre maintenant le mobilier et les esclaves.... quant à la maison, on attendra une occasion favorable.

—Il y a une chose, dit miss Ophélia, dont je voulais vous parler.... Augustin avait promis la liberté à Tom.... il avait même commencé les premières formalités.... j'espère que vous voudrez bien les faire terminer....

—C'est certainement ce que je ne ferai pas, dit aigrement Mme Saint-Clare. Tom est un des meilleurs et des plus chers de nos esclaves.... Non! non! et puis, qu'a-t-il besoin de sa liberté?... il est bien plus heureux comme il est!...

—Il la désire vivement, et son maître la lui a promise....

—Eh mon Dieu! oui, il la désire, ils la désirent tous.... une race de mécontents qui veut toujours ce qu'elle n'a pas.... Moi, je suis, en principe, contre l'émancipation, dans tous les cas. Gardez un nègre, il ira bien, et se conduira bien; renvoyez-le, il sera paresseux, ne travaillera pas, s'enivrera.... il deviendra très-mauvais sujet: j'ai eu cent exemples de cela sous les yeux.... Il n'y a pas de raison pour les affranchir!...

—Mais Tom! il est si rangé, si pieux.... si capable....

—Je n'ai pas besoin qu'on me le dise.... J'en ai vu cent comme lui; il ira bien tant qu'on le gardera.... mais c'est tout.

—Eh!... quand vous le vendrez.... s'il tombe entre les mains d'un mauvais maître?

—Folies que tout cela! Il n'y a pas un mauvais maître sur cent. Les maîtres sont bien meilleurs qu'on ne le dit.... Je suis née.... j'ai été élevée dans le sud.... je n'ai jamais vu un maître qui ne traitât très-convenablement ses esclaves.... Je ne crains rien de ce côté-là.

—Soit! reprit avec fermeté miss Ophélia; mais je sais qu'un des derniers désirs de votre mari, c'était de rendre la liberté à Tom; c'était une des promesses qu'il avait faites au lit de mort de notre chère petite Éva,... et je ne croyais pas que vous voulussiez la violer....»

Marie, à cet appel, cacha son visage dans son mouchoir, sanglota et aspira très-fortement les sels de son flacon.

«Tout le monde est contre moi, fit-elle; on n'a d'égards pour rien.... Je n'aurais pas cru que vous m'eussiez rappelé ainsi le souvenir de mes infortunes.... c'est un manque d'égards.... Des égards! on n'en a pas pour moi. Ah! j'ai bien du malheur! Je n'avais qu'une fille unique.... je l'ai perdue! J'avais le mari qui me convenait.... et tout le monde ne pouvait me convenir, à moi! Mon mari m'est enlevé aussi, et vous avez assez peu de tendresse pour me rappeler ces souvenirs.... quand vous voyez si bien qu'ils m'accablent.... Ah! vous avez de bonnes intentions.... mais vous êtes bien imprudente.... bien imprudente!»

Et Marie sanglota à perdre haleine et appela Mammy pour ouvrir la fenêtre, lui donner son flacon de camphre, baigner sa tête, ouvrir sa robe.... Ce fut un moment de confusion dont miss Ophélia profita pour regagner son appartement.

Miss Ophélia vit bien que tout était inutile; Mme Saint-Clare trouvait des ressources inépuisables d'arguments dans ses attaques de nerfs: c'était sa réponse dès qu'on lui rappelait les vœux de sa fille et de son mari. Miss Ophélia prit le meilleur parti qui lui restât: elle écrivit à Mme Shelby, exposant les malheurs de Tom et réclamant une prompte assistance.

Le lendemain, Tom, Adolphe, et une demi-douzaine d'autres, furent conduits au magasin des esclaves, pour y attendre le bon plaisir du marchand, qui devait en faire un lot.

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