I

Boston, le 28 décembre 2000.

J’ai vu le jour dans la ville de Boston, en l’année 1857. – 1857, dites-vous ? C’est une erreur ; il veut sans doute dire 1957.

Je vous demande pardon, mais il n’y a pas d’erreur. Il pouvait être environ quatre heures de l’après-midi, le 26 décembre, le lendemain de Noël, en 1857 et non en 1957, quand je respirai pour la première fois le vent d’Est de Boston, et je puis vous assurer qu’à cette époque reculée, il possédait les mêmes qualités piquantes et pénétrantes qui le caractérisent en l’an de grâce actuel 2000. Maintenant, si j’ajoute que je suis un jeune homme d’environ trente ans, je ne peux en vouloir à personne de crier à la mystification. Je demanderai cependant au lecteur de lire les premières pages de mon livre pour se convaincre du contraire.

Tout le monde sait que, vers la fin du dix-neuvième siècle, la civilisation, telle que nous la connaissons aujourd’hui, n’existait pas encore, bien qu’on sentit déjà fermenter les éléments qui devaient la produire. Aucun événement n’avait encore modifié les antiques divisions de la société. Le riche, le pauvre, l’ignorant, le lettré, étaient aussi étrangers l’un à l’autre, que le sont aujourd’hui autant de nations différentes. Moi, je jouissais de ce qui représentait le bonheur pour les hommes de cette époque : la fortune et l’éducation. Je vivais dans le luxe ; je ne me souciais nullement de me rendre utile à la société ; je trouvais tout naturel de traverser la vie en oisif pendant que les autres travaillaient pour moi. C’est ainsi qu’avaient vécu mes parents et mes grands-parents ; je m’imaginais donc que mes descendants, à leur tour, n’auraient qu’à faire comme moi pour jouir d’une existence facile et agréable.

Vous me demanderez, comme de juste, pourquoi la société tolérait la paresse et l’inaction chez un homme capable de lui rendre service ; à quoi je vous répondrai que mon grand-père avait accumulé une fortune qui servit d’apanage à tous ses héritiers. La somme, direz-vous, devait être bien grande, pour n’être pas épuisée par trois générations successives ? Erreur ! Dans le principe, la somme n’était pas forte. Elle a même beaucoup augmenté, depuis que trois générations en ont vécu. Ce mystère, qui consiste à user sans épuiser, à donner de la chaleur sans consumer de combustible, semble tenir de la magie ; mais, quelque invraisemblable que cela paraisse, cela résulte tout naturellement du procédé d’alors, qui consistait à reporter sur le voisin la charge de votre entretien. Ne croyez pas que vos ancêtres n’aient pas critiqué une loi que nous trouverions, aujourd’hui, inadmissible et injuste. Une discussion, sur ce point, nous mènerait trop loin. Je dirai seulement que l’intérêt sur les placements de fonds était une espèce de taxe à perpétuité, prélevée, par les capitalistes, sur le produit de l’argent engagé dans l’industrie. De tout temps, les législateurs ont essayé de limiter, sinon d’abolir, le taux de l’intérêt. À l’époque dont je parle, fin du dix-neuvième siècle, les gouvernements, en présence d’une organisation sociale arriérée, avaient renoncé à la réalisation de ce projet, qu’ils considéraient comme une utopie.

Pour exprimer ma pensée plus nettement, je comparerai la société à une grande diligence à laquelle était attelée l’humanité, qui traînait son fardeau péniblement à travers les routes montagneuses et ardues. Malgré la difficulté de faire avancer la diligence sur une route aussi abrupte, et bien qu’on fût obligé d’aller au pas, le conducteur, qui n’était autre que la faim, n’admettait point qu’on fit de halte. Le haut du coche était couvert de voyageurs qui ne descendaient jamais, même aux montées les plus raides. Ces places élevées étaient confortables, et ceux qui les occupaient discutaient, tout en jouissant de l’air et de la vue, sur le mérite de l’attelage essoufflé. Il va sans dire que ces places étaient très recherchées, chacun s’appliquant dans la vie à s’en procurer une et à la léguer à son héritier. D’après le règlement, on pouvait disposer librement de sa place en faveur de n’importe qui ; d’un autre côté, les accidents étaient fréquents et pouvaient déloger l’heureux possesseur. À chaque secousse violente, bon nombre de voyageurs tombaient à terre ; il leur fallait alors s’établir eux-mêmes au timon de la diligence sur laquelle ils s’étaient prélassés jusqu’alors. Quand on traversait un mauvais pas, quand l’attelage succombait sous le poids du fardeau, quand on entendait les cris désespérés de ceux que rongeait la faim, que les uns, épuisés de fatigue, se laissaient choir dans la boue, que d’autres gémissaient, meurtris par la peine, les voyageurs d’en haut exhortaient ceux qui souffraient à la patience, en leur faisant entrevoir un meilleur sort dans l’avenir. Ils achetaient de la charpie et des médicaments pour les blessés, s’apitoyaient sur eux ; puis, la difficulté surmontée, un cri de soulagement s’échappait de toutes les poitrines. Eh bien, ce cri n’était qu’un cri d’égoïsme ! Quand les chemins étaient mauvais, le vacillement de ce grand coche déséquilibrait quelquefois, pour un instant, les voyageurs des hauts sièges, mais quand ils réussissaient à reprendre leur assiette, ils appréciaient doublement leurs bonnes places, ils s’y cramponnaient, et c’était là tout l’effet produit par le spectacle de la misère la plus poignante. Je répète que si ces mêmes voyageurs avaient pu s’assurer que ni eux ni leurs amis ne couraient aucun risque, le sort de l’attelage ne les eût guère inquiétés.

Je sais que ces principes paraîtront cruels et inhumains aux hommes du vingtième siècle ; mais voici les deux raisons qui les expliquent : d’abord, on croyait le mal irrémédiable, on se déclarait incapable d’améliorer la route, de modifier les harnais, la voiture même, la distribution du travail ou de l’attelage. On se lamentait généreusement sur l’inégalité des classes, mais on concluait que le problème était insoluble. Le second empêchement à tout progrès était cette hallucination commune à tous les voyageurs d’en haut, qui consistait à voir, dans ceux qui traînaient la voiture, des gens pétris d’une autre pâte qu’eux. Cette maladie a existé, il n’y a aucun doute, car j’ai moi-même voyagé, dans le temps, sur le haut du coche et j’ai moi-même été atteint du délire commun. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que les piétons, qui venaient de se hisser sur la voiture et dont les mains calleuses portaient encore les traces des cordes qu’ils tiraient tout à l’heure, étaient les premières victimes de cette hallucination. Quant à ceux qui avaient eu le bonheur d’hériter de leurs ancêtres un de ces sièges rembourrés, leur infatuation, leur conviction d’être substantiellement distincts du commun des mortels, n’avaient plus de limites.

En 1887, j’atteignais ma trentième année et j’étais fiancé à miss Edith Bartlett. Elle voyageait, comme moi, sur le haut du coche, c’est-à-dire, pour parler désormais sans métaphore, que sa famille était riche. À cette époque, où l’argent était tout-puissant, cette qualité eût suffi pour attirer autour d’une jeune fille un essaim d’admirateurs ; mais Edith Bartlett joignait aux avantages de la fortune la grâce et la beauté.

J’entends d’ici mes lectrices protester :

– Jolie, peut-être, mais gracieuse jamais, avec les modes d’alors ! Quand la coiffure formait un échafaudage d’un pied de haut ; quand l’extension de la jupe, vers le bas de la taille, au moyen d’artifices mécaniques, défigurait les formes plus qu’aucun stratagème de couturière, comment faire pour être gracieuse là-dedans ?

Mes lectrices ont raison ; je puis seulement répondre que si les femmes du vingtième siècle sont d’aimables et vivantes démonstrations de l’heureux effet produit par des draperies bien appropriées aux formes féminines, mon souvenir de leurs aïeules me permet de maintenir qu’aucune difformité de costume ne peut parvenir à les déguiser entièrement et à rendre franchement laides les jolies !

Nous attendions, pour nous marier, l’achèvement de la maison que je faisais construire dans un des plus beaux quartiers de Boston ; car il faut savoir que la vogue comparative des différents quartiers de la ville dépendait, non de leurs avantages naturels, mais du rang social des habitants. Un homme riche, bien élevé, demeurant parmi ceux qui n’étaient pas de son bord, ressemblait à un étranger isolé au milieu d’une race jalouse. D’après le calcul des architectes, on devait être prêt pour l’hiver 1886. Cependant, le printemps arriva, la maison n’était pas achevée, et mon mariage fut ajourné à une époque indéterminée. Ce retard, fait pour exaspérer particulièrement un fiancé très épris, était dû à une série de grèves, c’est-à-dire à une cessation de travail concertée de la part des briquetiers, des maçons, des charpentiers, des peintres et autres corps de métiers employés à la construction de la maison. Quant aux causes spécifiques de ces grèves, je ne me les rappelle pas. Elles étaient si habituelles qu’on ne se donnait plus la peine d’en scruter les raisons particulières. Dans quelques départements industriels, la grève était devenue, pour ainsi dire, l’état normal depuis la grande crise de 1873. En vérité, c’était chose exceptionnelle de voir une classe quelconque d’ouvriers travailler de son métier pendant plus de quelques mois sans interruption.

Le lecteur, qui suit les dates auxquelles je fais allusion, reconnaîtra, dans ces perturbations de l’industrie, la première et intéressante phase de l’immense mouvement qui devait aboutir à l’établissement du système social industriel moderne, avec toutes ses conséquences. Aujourd’hui, ceci paraît très clair, même à un enfant, mais, à cette époque, nous voguions dans les ténèbres et nous étions loin de nous faire une idée nette de ce qui se passait autour de nous. Une seule chose était évidente : c’est qu’au point de vue industriel le pays faisait fausse route. Les relations entre l’ouvrier et le patron, entre le travail et le capital, étaient disloquées. Les classes ouvrières paraissaient subitement comme infectées d’un profond mécontentement et d’un ardent désir de voir leur sort s’améliorer. L’ouvrier demandait une plus haute paye, la réduction des heures de travail, un meilleur logement, une éducation plus complète, une part dans les raffinements et le luxe de la vie ; requêtes qu’il était impossible d’accorder, à moins que le monde ne devînt beaucoup plus riche qu’il ne l’était de ce temps-là. Les ouvriers avaient une idée de ce qu’ils voulaient ; mais ils étaient tout à fait incapables de savoir comment y parvenir. L’enthousiasme avec lequel ils se groupaient autour de quiconque semblait pouvoir éclairer leur chemin, faisait une réputation inattendue à beaucoup de soi-disant guides, dont très peu possédaient la moindre notion de la route. Mais, quelque chimériques qu’aient pu paraître les aspirations des classes laborieuses, le dévouement que les travailleurs montrèrent à s’entraider dans les grèves qui étaient leur arme principale, les sacrifices qu’ils surent s’imposer pour les faire aboutir, ne laissaient aucun doute sur le sérieux terrible de leurs revendications.

Quant au résultat final de l’agitation ouvrière (c’est l’expression dont on se servait pour caractériser le mouvement auquel je viens de faire allusion), l’opinion des gens de ma classe différait selon le tempérament de chacun. Les gens ardents prétendaient, avec beaucoup d’apparence de raison, qu’il était impossible que les nouvelles espérances des classes laborieuses fussent réalisées, tout simplement parce que le monde n’avait pas de quoi les satisfaire. C’était seulement parce que les masses travaillaient très durement et vivaient de privations, que la race humaine ne mourait pas de faim ; aucune amélioration considérable de leur condition n’était possible tant que le monde, pris dans son ensemble, demeurerait si pauvre. Le conflit, disait-on, n’était pas entre les capitalistes et les travailleurs, car les premiers ne faisaient que maintenir la barrière de fer, qui encerclait l’humanité. Tôt ou tard, les ouvriers comprendraient (ce n’était qu’une question de cerveaux plus ou moins durs), et se résigneraient à endurer ce qu’ils ne pouvaient guérir.

Les moins ardents admettaient tout cela. Certainement, les aspirations des travailleurs étaient impossibles à satisfaire, pour des raisons naturelles ; mais il y avait lieu de craindre qu’ils ne se rendraient pas compte de cette vérité avant d’avoir mis la société en pièces. Ils avaient pour eux les suffrages et la force, et leurs chefs les encourageaient à s’en servir. Quelques-uns de ces observateurs pessimistes allèrent si loin, qu’ils prédirent un cataclysme social à brève échéance. L’humanité, disaient-ils, ayant atteint le dernier gradin de l’échelle de la civilisation, était sur le point de faire un plongeon dans le chaos, après quoi, elle se relèverait, sans doute, ferait le tour et recommencerait à grimper. Des expériences répétées de ce genre, dans les temps historiques et préhistoriques, expliquaient, peut-être, les proéminences et les gibbosités énigmatiques du crâne humain. L’histoire de l’humanité, comme tous les grands mouvements, devait être circulaire et retourner à son point de départ. L’idée du progrès indéfini, en ligne droite, était une chimère de l’imagination sans analogie dans la nature. La parabole de la comète était peut-être encore une meilleure image de la marche de l’humanité. Partie de l’aphélie de la barbarie, la race humaine n’avait atteint le périhélie de la civilisation que pour se plonger, une fois de plus, au bas de sa course, dans les ténèbres du néant. C’était là, sans doute, une opinion extrême, mais je me souviens que des hommes sérieux, dans mon entourage, en devisant des signes du temps, s’exprimaient dans des termes très semblables. Dans l’opinion commune des penseurs, la société approchait d’une période critique, d’où pouvaient résulter de grands changements. Les crises ouvrières, leurs causes, leur étendue, leurs remèdes, dominaient tous les autres sujets dans les conversations sérieuses, comme dans les feuilles publiques.

Rien ne démontrait mieux la tension nerveuse des esprits, que l’alarme produite par les clameurs d’une poignée d’hommes qui s’intitulaient anarchistes et se proposaient de terrifier le peuple américain, de lui imposer leurs idées par des menaces de violence ; comme si une nation puissante, qui venait de réprimer la rébellion de la moitié de sa population, pour maintenir son système politique, allait se laisser imposer, par la terreur, un nouveau système social !

En ma qualité d’homme riche, ayant un grand intérêt dans l’ordre existant des choses, je partageais naturellement les craintes de ma classe. Les griefs particuliers que j’avais, à cette époque, contre la classe ouvrière, dont les grèves retardaient mon bonheur conjugal, aiguisaient encore la vivacité de mon antipathie.

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