VI

Le docteur Leete avait cessé de parler, et moi je me taisais, essayant de me faire une idée générale des changements survenus dans la société par suite de la prodigieuse révolution qu’il venait de me dépeindre. Finalement, je m’écriai :

– Quelle extension formidable ont dû prendre les fonctions du gouvernement !

– Extension ! – Où voyez-vous donc une extension ?

– Dame ! De mon temps, on estimait que les fonctions du gouvernement se bornaient strictement à maintenir la paix au dedans et à protéger les citoyens contre l’ennemi public.

– Hé ! Pour l’amour de Dieu ! S’écria le docteur, qui donc est l’ennemi public ? Est-ce la France, l’Angleterre, l’Allemagne, ou bien la faim, le froid et le dénuement ? De votre temps, les gouvernements n’hésitaient pas, pour le moindre malentendu international, à mettre la main sur des centaines de milliers de citoyens, à les livrer à la mort et à la mutilation, gaspillant leurs trésors comme de l’eau claire, et cela le plus souvent sans aucun bénéfice imaginable pour les victimes. Maintenant, nous n’avons plus de guerres et nos gouvernements n’ont plus d’armées ; mais, pour protéger chaque citoyen contre la misère, le dénuement, et pourvoir à ses besoins physiques et intellectuels, l’État se charge de diriger son travail pendant un nombre d’années déterminé. Non, monsieur West, je suis certain qu’après avoir réfléchi, vous comprendrez que c’était de votre temps, et non du nôtre, que les fonctions gouvernementales avaient pris une extension exorbitante. Aujourd’hui, les hommes n’accorderaient pas à leur gouvernement autant de pouvoir pour les plus nobles entreprises, qu’ils lui en donnaient alors pour les plus désastreuses.

– Trêve de comparaisons, dis-je. La démagogie et la corruption de nos hommes publics eussent été considérées, de mon temps, comme des obstacles insurmontables à tout projet leur attribuant la direction des industries. Aucun système ne nous aurait semblé plus funeste que de charger des politiciens du contrôle de la production des richesses nationales. Les intérêts matériels du pays n’étaient déjà que trop le jouet des partis qui se renvoyaient la balle !

– Sans doute vous aviez raison, dit le docteur, mais tout cela est changé. Nous n’avons ni partis, ni politiciens, et, quant à la démagogie et à la corruption, ces mots n’ont plus qu’une signification historique.

– La nature humaine a donc beaucoup changé ?

– Nullement, mais les conditions de la vie humaine ont changé, et avec elles les motifs des actions humaines. L’organisation de la société n’offre plus une prime à la bassesse. Mais ce sont de ces choses que vous ne comprendrez que peu à peu, lorsque vous nous connaîtrez mieux.

– Mais vous ne m’avez toujours pas dit comment vous avez résolu la question du travail ? Jusqu’ici, nous n’avons discuté que la question du capital. Quand la nation se fut attribué la direction des usines, des manufactures, des chemins de fer, des fermes, des mines et, en général, des capitaux du pays, la question du travail était encore en suspens. En assumant les responsabilités du capital, la nation avait également assumé les difficultés de la position d’un capitaliste.

– Erreur, dit le docteur ; dès que la nation prit les responsabilités, les difficultés s’évanouirent. L’organisation nationale du travail, sous une direction unique, était la solution complète du problème qui, dans votre temps et sous votre système, paraissait à juste titre inextricable. Quand la nation fut devenue le seul patron, tous les citoyens devinrent des employés entre lesquels on répartissait le travail selon les besoins de l’industrie.

– En somme, vous avez appliqué le principe du service militaire universel à l’organisation du travail ?

– Oui, dit le docteur Leete, c’est une conséquence naturelle de la concentration de capitaux dans les mains de l’État. Le peuple étant déjà façonné à l’idée que tout citoyen physiquement apte devait son service à la défense de son pays, trouva tout naturel de consacrer ce service, devenu industriel ou intellectuel, au bien-être de la nation. Bien entendu, il a fallu, pour qu’une pareille obligation devînt possible et équitable, l’abolition des employeurs privés. Aucune organisation du travail n’était réalisable, tant que la direction en restait confiée à quelques milliers d’individus ou de compagnies qui ne voulaient, ni ne pouvaient arriver à une entente quelconque. C’est ainsi que, trop souvent, des bras qui ne demandaient qu’à travailler, restaient inactifs, tandis que les gens qui voulaient éluder leurs devoirs civiques n’y réussissaient que trop facilement.

– Ainsi, le service industriel est obligatoire et universel ?

– C’est plutôt une nécessité qu’une obligation. La chose paraît si naturelle et si raisonnable qu’on a cessé de s’apercevoir qu’elle est obligatoire. Celui qui aurait besoin de contrainte pour s’y soumettre tomberait sous le mépris universel. L’ordre social tout entier repose tellement sur cette obligation, qu’en admettant même qu’un citoyen pût réussir à s’y soustraire, il se trouverait sans aucun moyen imaginable d’existence, retranché du monde, bref dans la situation d’un suicidé.

– Et, dans cette armée industrielle, le service dure-t-il toute la vie ?

Non pas ; la période de travail commence plus tard et se termine plus tôt qu’autrefois. Vos ateliers étaient remplis d’enfants et de vieillards, tandis que nous tenons à ce que la jeunesse soit consacrée à l’éducation, et l’âge de la maturité, ainsi que l’âge où les forces physiques commencent à faiblir, à d’intelligents et agréables loisirs. La durée du service industriel est de vingt-quatre ans ; elle commence pour chacun à l’âge de vingt et un ans et se termine à quarante-cinq. À partir de cet âge, pendant dix ans encore, on peut être rappelé sous les drapeaux dans des circonstances exceptionnelles, pour faire face à des besoins de travail impérieux. Mais de pareils appels ont lieu rarement, on peut dire jamais. Tous les ans, le 15 octobre, revient ce que nous appelons le jour d’appel. Ce jour-là, ceux qui ont l’atteint l’âge de vingt et un ans sont enrôlés dans l’armée industrielle, et, en même temps, ceux qui ont fini leurs vingt-quatre ans de service entrent dans une retraite honorable. C’est le grand événement chez nous, celui qui sert à compter tous les autres, notre olympiade, sauf qu’elle est annuelle. »

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