VII

– Mais une fois votre armée enrôlée sous les drapeaux, dis-je, c’est alors, je suppose, que commence la grande difficulté ; car, ici, l’analogie avec l’armée militaire s’arrête. Les soldats font tous la même chose, et une chose très simple à apprendre : l’exercice, marcher, monter la garde ; tandis que l’armée industrielle doit apprendre à pratiquer deux ou trois cents métiers différents. Où trouvez-vous, au monde, un génie administratif assez infaillible pour assigner sagement à chaque citoyen son commerce ou son industrie ?

– Mais, mon cher monsieur, l’administration n’a rien à voir là-dedans.

– Et qui donc, alors ? Demandai-je.

– Chacun pour soi, selon ses aptitudes ; le tout est de ne rien négliger pour que chaque citoyen se rende compte de ses aptitudes réelles. Le principe sur lequel repose notre organisation industrielle est que les aptitudes naturelles de l’homme, soit intellectuelles, soit physiques, déterminent le genre de travail auquel il peut se livrer, au plus grand profit de la nation et à sa plus grande satisfaction personnelle. L’obligation du service, sous une forme ou l’autre, est générale, mais on compte sur le choix volontaire (soumis seulement à quelques règles nécessaires) pour préciser le genre de service particulier que chaque homme est appelé à rendre à la société. Pour aider à ce résultat, les parents et les maîtres épient, dès l’âge le plus tendre, les indices de telle ou telle vocation chez leurs enfants. L’apprentissage professionnel est exclu de notre système d’éducation, qui ne vise que la culture générale et les humanités ; mais on initie nos jeunes gens à la connaissance théorique des métiers, on leur fait visiter les ateliers, on leur procure l’occasion, par de longues excursions, de se familiariser avec les procédés industriels. D’habitude, longtemps avant d’entrer dans les rangs de l’armée, le conscrit a déjà fait choix de sa carrière et s’y est préparé par des études spéciales. Cependant, s’il n’a pas de goûts arrêtés, s’il ne se décide pas à choisir lui-même, on lui assigne d’office un emploi parmi les industries n’exigeant pas de connaissances spéciales et auxquelles il manque des bras.

– Mais, dis-je, il n’est pas possible que le nombre des volontaires, pour chaque métier, s’accorde exactement avec celui des bras requis ? Il doit y avoir excès ou pénurie ?

– La tâche de l’administration, répondit le docteur, est de veiller à l’équilibre entre la demande et l’offre. On observe de très près le produit du volontariat pour chaque industrie. S’il y a un excédent sensible de volontaires sur les besoins, on en conclut que cette occupation offre un plus grand attrait que les autres. Si, au contraire, le nombre des volontaires tend à descendre au-dessous de la demande, on en tire la conclusion opposée.

« L’administration doit chercher, en réglant les conditions du Travail, à égaliser les différentes branches de l’industrie, de sorte que tous les métiers présentent le même attrait à ceux qui ont la vocation. On obtient ce résultat en modifiant la durée des heures de travail dans les différentes professions, selon qu’elles sont plus ou moins faciles, plus ou moins attrayantes. On exige les journées de travail les plus longues des métiers faciles, tandis que l’ouvrier qui fait une besogne pénible, comme celle des mines par exemple, voit ses heures de peine réduites au minimum. Il n’y a pas de théorie a priori pour déterminer le degré d’attractivité des différentes industries. En allégeant tel métier pour charger davantage tel autre, l’administration suit simplement les fluctuations d’opinion parmi les ouvriers eux-mêmes, manifestées par le nombre plus ou moins grand des volontaires. On part de ce principe qu’aucun travail ne doit paraître plus dur à un ouvrier que le travail du voisin. Il n’y a point de limite à l’application de cette règle. S’il le fallait absolument, pour attirer des volontaires dans telle catégorie d’ouvrages particulièrement pénibles, on y réduirait la journée de travail à dix minutes ; si, même alors, il ne se présente aucun amateur, le métier chômera et voilà tout. Mais, en pratique, une sage réduction des heures de travail et l’octroi de quelques petits privilèges suffisent pour alimenter toutes les industries nécessaires au maintien de la société. Une industrie vraiment nécessaire offre-t-elle des désagréments ou des dangers tels qu’aucune compensation ne peut vaincre la répugnance du travailleur ? L’administration n’a qu’à la proposer comme poste d’honneur, à déclarer ceux qui s’offriront dignes de la gratitude nationale, pour être débordée par les demandes, car notre jeunesse est très avide de gloire et ne laisse pas échapper de pareilles occasions de se distinguer. Bien entendu, la règle du choix absolu de la carrière implique la suppression de toutes les conditions périlleuses pour la santé ou la vie des personnes. La nation ne sacrifie pas ses travailleurs par milliers, comme le faisaient de votre temps les corporations et les capitalistes privés.

– Et comment fait-on quand, pour une branche spéciale de l’industrie, il y a pléthore de candidats ?

– On donne la préférence à ceux qui se sont distingués, par de bonnes notes, pendant les trois années d’apprentissage général ou les années d’études. Cependant, il n’arrive jamais qu’un homme vraiment désireux de suivre une carrière et qui s’obstine dans son désir soit exclu à la longue. J’ajouterai que, s’il survient un besoin subit de bras nouveaux dans une branche d’industrie où les demandes font défaut, la nation se réserve le droit d’appeler les volontaires ou de faire des mutations d’emploi ; en général, nous trouvons tout ce qu’il nous faut pour subvenir à des nécessités de ce genre, en puisant au fur et à mesure dans la classe des ouvriers « communs » ou sans spécialité.

– Comment cette classe se recrute-t-elle ? demandai-je ; il me semble que personne ne doit y entrer de plein gré.

– C’est la classe à laquelle appartiennent toutes les nouvelles recrues pendant les trois premières années de leur service. Ce n’est qu’après cette période, au cours de laquelle le conscrit peut être employé à n’importe quel travail, à la discrétion de ses supérieurs, que le jeune homme a le droit d’opter pour une carrière spéciale. Personne ne peut se soustraire à ces trois années de discipline.

– Comme système industriel, dis-je, ce système peut être très efficace, mais je ne vois pas comment il pourvoit au recrutement des carrières libérales, des hommes qui servent la nation avec leurs cerveaux et non avec leurs bras. Vous ne pouvez cependant pas vous passer de travailleurs de la pensée ? Comment donc sont-ils choisis parmi les laboureurs et les artisans ! Ceci implique un travail de sélection bien délicat, ce me semble.

– En effet, dit le docteur, la question est si délicate, que nous nous en rapportons à l’individu lui-même pour savoir s’il servira avec le cerveau ou avec les bras. Au bout de ses trois ans de service « commun », à lui de décider s’il se sent plus de dispositions pour les choses de l’esprit ou pour les travaux manuels. Quel que soit son choix, nous lui fournissons libéralement les moyens de s’y conformer. Les écoles de médecine, des beaux-arts, des industries techniques, les hautes écoles et les facultés sont ouvertes aux aspirants sans conditions.

– Mais vos écoles doivent être encombrées de jeunes gens qui n’ont d’autre but que de se soustraire au travail ?

Le docteur sourit d’un air narquois.

– Personne, je vous l’assure, n’aura la tentation de se présenter dans nos écoles supérieures avec l’arrière-pensée de se soustraire au travail. L’enseignement qu’on y donne suppose des aptitudes réelles chez les étudiants ; en l’absence de ces aptitudes, il leur serait plus facile de faire double besogne manuelle que de se tenir à hauteur des cours. Ce qui arrive, c’est que des jeunes gens se trompent sur leur vocation ; mais ils ne tardent pas à reconnaître leur erreur et à retourner tout simplement dans les rangs de l’armée industrielle. Aucun discrédit ne s’attache à ces déserteurs. Notre système encourage chacun à développer ses talents cachés ; mais c’est à l’épreuve seule que la réalité de ses talents se manifeste. Les écoles professionnelles et scientifiques de votre temps dépendaient de la rétribution scolaire de leurs élèves ; il paraît que souvent on y délivrait des diplômes mal à propos à des sujets peu aptes et qui, néanmoins, arrivaient, à l’ancienneté, à se faire une position. Nos écoles sont des institutions nationales, et avoir passé leurs examens est une preuve indiscutable d’aptitudes spéciales.

« On laisse aux hommes le temps, jusqu’à l’âge de trente cinq ans, de se décider pour une carrière libérale ; passé cet âge, les étudiants ne sont plus reçus, car la durée de service qu’il leur resterait à parcourir serait trop courte. »

« De votre temps, les jeunes gens, obligés de choisir leur carrière de très bonne heure, se trompaient fréquemment sur le caractère de leurs aptitudes. On a reconnu, au vingtième siècle, que les aptitudes sont plus lentes à se développer chez les uns que chez les autres, c’est pour ce motif que le droit de choisir une profession reste ouvert de vingt-quatre à trente-cinq ans. J’ajouterai que, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, tout homme est également libre, sous certaines conditions, de quitter une profession pour une autre. »

Une question qui depuis longtemps brûlait mes lèvres, une question qui, de mon temps, était regardée comme l’obstacle capital à la solution finale du problème industriel, arrivait enfin sur le tapis.

– C’est extraordinaire, dis-je, que vous n’ayez pas encore dit un mot de votre manière de régler les salaires ! La nation étant désormais l’unique patron, c’est sans doute au gouvernement de régler le prix des salaires, depuis celui du médecin jusqu’à celui du terrassier. Tout ce que je puis vous dire, c’est que jamais ce système n’aurait pris chez nous, et, à moins que la nature humaine n’ait changé, je ne vois pas comment il a pu réussir chez vous. De mon temps, personne n’était satisfait de ses gages ou de ses salaires. Même quand l’ouvrier se sentait bien rétribué, il croyait que son voisin l’était davantage, et cela l’exaspérait. Si le mécontentement, au lieu de se disperser en grèves et en imprécations contre des milliers de patrons, avait pu se concentrer sur un seul objet, le plus fort régime du monde n’aurait subsisté au-delà de deux jours de paye !

Le docteur Leete rit de bon cœur.

– Très vrai, très vrai, fit-il ; dès le premier jour de paye, vous auriez eu une grève générale, et une grève contre le gouvernement, c’est une révolution.

– Alors, comment faites-vous pour ne pas avoir de révolution chaque jour de paye ? demandai-je. S’est-il trouvé quelque philosophe prodigieux pour inventer un système de calcul donnant satisfaction à tous et évaluant tous les services manuels et intellectuels à leur juste valeur ? Ou bien la nature humaine aurait-elle changé au point que l’homme ne se soucie plus de ses propres intérêts, mais de ceux du prochain ?

– Ni l’un ni l’autre, répondit en riant le docteur Leete. Maintenant, monsieur West, n’oubliez pas que vous êtes non seulement mon hôte, mais aussi mon malade, et permettez-moi de vous prescrire une petite dose de sommeil avant de reprendre notre conservation. Il est plus de trois heures du matin.

– Votre ordonnance est certainement très bonne ; pourvu que je puisse l’exécuter.

– C’est mon affaire, dit-il, en m’administrant un verre d’un breuvage quelconque qui, dès que j’eus la tête sur l’oreiller, m’ensevelit dans un profond sommeil.

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