X

Si vous voulez que je vous explique la façon dont nous faisons nos emplettes, dit Edith pendant que nous descendions la rue, il faut d’abord que vous m’expliquiez la vôtre. J’ai beaucoup lu à ce sujet, sans arriver à bien comprendre votre système. Par exemple, quand vous aviez ce nombre immense de magasins, comment une dame pouvait-elle fixer son choix pour n’importe quel achat, avant de les avoir visités tous ?

– C’était bien ainsi qu’il fallait s’y prendre, répliquai-je ; il n’y avait pas d’autre moyen.

– Mon père me trouve une acheteuse infatigable ; mais je crois que je serais bientôt une acheteuse fatiguée si je devais faire comme mes aïeules, dit-elle en riant.

– Les allées et venues de boutique en boutique, dis-je, constituaient en effet une perte de temps dont les femmes vraiment occupées se plaignaient beaucoup. Quant à la classe des oisives, bien qu’elles s’en plaignissent aussi, je crois que c’était, pour elles, un moyen précieux de tuer le temps dont elles ne savaient que faire.

– Mais, enfin, avec des centaines, des milliers de magasins tenant les mêmes articles, comment les plus oisives arrivaient-elles à en faire le tour ?

– On n’y arrivait pas, certainement. Les grandes acheteuses finissaient par découvrir les bons endroits, les magasins où elles pouvaient espérer trouver ce qu’il leur fallait, à bon compte. Les petites acheteuses, les femmes trop occupées, allaient au hasard et ne manquaient jamais d’être bernées. En général, il était rare qu’on en eût pour son argent.

– Mais comment pouviez-vous supporter une organisation si défectueuse, dont les inconvénients sautaient aux yeux ?

– C’était comme l’ensemble de notre organisation sociale ; nous en connaissions les défauts aussi bien que vous, mais nous n’apercevions pas le remède.

– Nous voici arrivés à l’entrepôt de notre quartier, dit-elle.

Et nous franchîmes le grand portail d’un des superbes édifices que j’avais remarqués dans ma promenade du matin. Rien, dans l’aspect extérieur, n’eût fait deviner à un représentant du dix-neuvième siècle que nous entrions dans un magasin. Aucun étalage aux fenêtres, aucun écriteau pour attirer le client ou annoncer les marchandises, pas même une enseigne sur le fronton de l’édifice. En revanche, le dessus du portail était orné d’un groupe majestueux de sculptures allégoriques, d’où se détachait, la corne à la main, une figure de l’Abondance. Comme au dix-neuvième siècle, le beau sexe dominait dans la foule qui se pressait dans le magasin. Edith me dit que chaque quartier possédait un de ces établissements de distribution ; aucune maison n’en était éloignée de plus de cinq à six minutes.

C’était le premier intérieur d’un édifice public du vingtième siècle que je visitais, et j’en fus vivement impressionné. Je me trouvai dans un vaste « hall », où de nombreuses fenêtres et un dôme vitré, dont le sommet était situé à cent pieds de hauteur, versaient une lumière abondante. Au centre, un jet d’eau répandait une fraîcheur délicieuse ; tout autour, des chaises, des divans, permettaient aux visiteurs de se reposer et de causer. Sur les murs et les plafonds, des fresques aux teintes délicates atténuaient la lumière sans l’absorber. Des inscriptions sur les murs indiquaient à quel genre d’articles chaque comptoir, au-dessous, était consacré. Edith se dirigea vers l’un de ces comptoirs où s’étalait une variété infinie d’échantillons de mousseline, et se mit à les examiner.

– Où est l’employé ? demandai-je, car personne n’était derrière le comptoir pour s’occuper de l’acheteur.

– Je n’ai pas encore fait mon choix, dit Edith ; je n’ai donc pas besoin de lui.

– Mais, de mon temps, l’employé était principalement destiné à aider le client à faire son choix.

– Comment ! c’est l’employé qui indiquait aux gens ce dont ils avaient besoin ?

– Sans doute, et, le plus souvent encore, il les poussait à acheter ce dont ils n’avaient que faire.

– Mais les dames devaient trouver cela fort impertinent ? Et qu’est-ce que cela pouvait bien faire aux employés qu’on achetât ou non ?

– C’était leur seule préoccupation, leur unique affaire. Ils étaient engagés pour liquider le plus de marchandises possible et, à cet effet, ils usaient de tous les moyens licites et autres, hormis la force brutale.

– Ah, c’est vrai ! Que je suis sotte d’oublier ! De votre temps, le patron et ses employés dépendaient de la vente pour vivre. Aujourd’hui, tout cela est changé. Les marchandises appartiennent à la nation. Elles sont ici à la disposition du public, et le commis n’est là que pour prendre les ordres de l’acheteur. Mais il n’est ni dans l’intérêt de la nation, ni dans celui du commis, de vendre un mètre ou une livre de marchandise quelconque, dont on n’a pas l’emploi immédiat. Cela devait être original d’entendre des gens faire l’article pour un objet qu’on n’avait pas envie d’acheter !

– Mais, enfin, dis-je, même un commis du vingtième siècle pourrait vous être utile, en vous donnant des renseignements sur la marchandise.

– Non, dit Edith, ce n’est pas l’affaire du commis ; ces étiquettes imprimées, dont le gouvernement nous garantit la sincérité, nous donnent tous les renseignements nécessaires.

À ce moment, je vis que chaque échantillon avait son étiquette, qui donnait, sous une forme succincte, les renseignements les plus complets sur la matière, la fabrication, la qualité et le prix des marchandises.

– Ainsi, le commis n’a rien à dire relativement à la marchandise qu’il vend ?

– Absolument rien ; il n’a même pas besoin d’y connaître quoi que ce soit. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’être poli et exact, quand il reçoit les commandes.

– Quelle prodigieuse quantité de mensonges vous économisez par ce système si simple !

– Quoi ! voulez-vous dire que tous les commis de magasins de votre temps induisaient l’acheteur en erreur ?

– Dieu me préserve de dire cela ! il y en avait de très honnêtes. C’était doublement méritoire de leur part, car lorsque la vie d’un homme, celle de sa femme et de ses enfants dépendaient du chiffre de sa vente journalière, la tentation de duper le client était presque irrésistible. Mais, mademoiselle, mon bavardage vous distrait de votre tâche.

– Du tout, mon choix est fait.

Ceci dit, elle toucha un bouton, et le commis apparut aussitôt. Il écrivit la commande avec un crayon qui traçait en double, remit une fiche à Edith, jeta l’autre dans un tube de transmission, puis il pointa le montant de l’emplette sur la carte de crédit qu’elle lui tendit.

« On nous remet le duplicata de la commande, dit Edith en s’éloignant du comptoir, afin qu’on puisse vérifier s’il n’y a pas d’erreur.

– Vous avez vite terminé vos achats, dis-je ; oserais-je vous demander si vous n’auriez pas trouvé mieux autre part ? Ou bien, êtes-vous obligée de vous approvisionner dans votre quartier ?

– Oh, non, dit-elle ; nous allons où bon nous semble, bien que nous choisissions de préférence l’entrepôt le plus voisin de chez nous. Mais je n’aurais rien gagné à chercher ailleurs. Tous les magasins tiennent les mêmes assortiments d’échantillons, représentant toutes les variétés de marchandises fabriquées ou importées aux États-Unis.

– Mais est-ce que ceci n’est qu’un magasin d’échantillons ? Le fait est que je ne vois personne occupé à découper des marchandises, ni à ficeler des paquets.

– À l’exception de quelques rares articles, tout se vend à l’échantillon. Les marchandises elles-mêmes sont accumulées dans l’entrepôt central de la ville, où les expédient les fabricants. Nous commandons d’après l’échantillon et l’étiquette indicative ; l’ordre est transmis à l’entrepôt, d’où l’on expédie la marchandise au client.

– Quelle économie de transactions ! De mon temps, l’industriel vendait à des maisons de gros, celles-ci revendaient aux maisons de détail, qui revendaient à leur tour au consommateur, et, à chaque revente, les marchandises devaient être maniées et transportées. Non seulement vous épargnez une transmission des marchandises, mais vous éliminez entièrement le marchand au détail avec ses gros bénéfices et son armée de commis. Au fond, mademoiselle, tout ce magasin ne représente que le département des commandes d’une maison de gros, avec un personnel équivalent. Avec votre système simplifié, un homme peut faire la besogne de dix de nos employés d’autrefois. Vous devez réaliser des économies fabuleuses ?

– Je le suppose, fit-elle ; mais, naturellement, nous n’avons jamais connu d’autre système. Il faut que vous demandiez à mon père de vous conduire à l’entrepôt central où l’on reçoit toutes les commandes, et d’où l’on expédie les articles à tous les clients. J’y suis allée, avec lui, l’autre jour, et j’en fus émerveillée. Comme organisation, c’est parfait. Dans une espèce de bureau vitré se trouve le commis principal aux expéditions. Les commandes reçues dans les différents rayons du magasin lui parviennent par des tubes de transmission. Ses aides en font le triage et placent chaque variété de commande dans une boîte séparée. Le commis a devant lui une douzaine de tubes pneumatiques correspondants aux grandes classes de marchandises de l’entrepôt central. Il jette la boîte de commande dans le tube spécial qui la concerne, et, au bout de quelques minutes, celle-ci tombe sur le casier correspondant au magasin central, où elle se retrouve avec les commandes similaires envoyées par les autres magasins d’échantillons. Les commandes sont lues, inscrites et envoyées à l’exécution en un clin d’œil. C’est cette dernière opération qui m’a paru la plus intéressante. On place des ballots de drap, par exemple, sur des arbres de couche mus par des machines, et le coupeur, également armé d’une machine, découpe une pièce après l’autre jusqu’au moment où, à bout de forces, il cède la place à un autre ; on procède pareillement dans tous les rayons. De grands tubes transmettent les paquets dans les différents quartiers, d’où on les distribue à domicile. Vous pouvez juger avec quelle rapidité cela se fait, si je vous dis que mon paquet sera probablement chez moi en moins de temps que je n’en aurais mis à l’emporter d’ici.

Mais comment procède-t-on avec les communes rurales, faiblement peuplées ? demandai-je.

– Le système est le même, dit Edith ; les magasins d’échantillons des plus petits villages, fussent-ils à vingt milles de distance, communiquent par des tubes avec l’entrepôt central du comté. Pour des raisons d’économie, il arrive parfois que plusieurs villages se servent du même tube ; on en use à tour de rôle. Il en résulte un certain encombrement, une perte de temps, et l’on est obligé, parfois, d’attendre deux ou trois heures avant que les marchandises soient livrées. C’est ce qui m’est arrivé cet été, pendant mon séjour à la campagne, et j’ai trouvé cela fort mal commode.

– Je suppose que, à beaucoup d’autres égards, les magasins des provinces doivent être inférieurs à ceux des grandes villes ?

– Non, sauf la lenteur dans la distribution, dit Edith, les magasins d’échantillons des plus petits villages offrent le même choix que les autres ; ils puisent à la même source, l’entrepôt central.

Tout en continuant notre promenade, j’étais frappé par la variété qu’offraient les maisons sous le rapport des dimensions et de leur valeur locative apparente.

– Comment accordez-vous cette variété avec l’uniformité des revenus de chaque citoyen ? demandai-je.

– Bien que les revenus soient les mêmes, répondit Edith, c’est le goût personnel de l’individu qui décide sous quelle forme il les dépensera. Les uns aiment les chevaux ; les autres, comme moi, la toilette ; d’autres encore préfèrent la bonne chère. Le loyer que la nation prélève pour ces maisons varie selon la grandeur et l’élégance, de sorte que tout le monde trouve à se caser selon son goût. Aux grandes familles qui représentent plusieurs cartes de crédit, les grandes demeures ; les familles peu nombreuses, comme les nôtres, préfèrent les habitations modestes. Il paraît que, de votre temps, il arrivait que des personnes soutenaient un train de vie et de dépense disproportionné à leurs moyens, par ostentation, pour se faire croire plus riches qu’elles ne l’étaient. Est-ce exact, monsieur West ?

– Je suis forcé d’en convenir, mademoiselle.

– Eh bien, monsieur, au vingtième siècle ce serait impossible, car les revenus de chacun sont connus et l’on sait que ce qu’il dépense de trop d’un côté, il doit l’économiser de l’autre.

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