XI

Lorsque nous rentrâmes, le docteur n’était pas encore à la maison et sa femme n’était pas visible.

– Aimez-vous la musique ? me demanda Edith.

Je lui assurai qu’à mon avis la musique était la moitié du bonheur de la vie.

– Je devrais m’excuser, dit-elle. De nos jours, on n’adresse plus cette question ; mais il paraît qu’au dix-neuvième siècle, même parmi les personnes les mieux élevées, il s’en trouvait qui n’aimaient pas la musique.

– Mais aussi, n’oubliez pas que nous avions quelques genres de musique bien absurdes !

– Oui, je sais. Auriez-vous envie d’entendre un peu de la nôtre ?

– Rien ne saurait me faire plus de plaisir que de vous entendre, dis-je.

– M’entendre ! s’écria-t-elle en riant, est-ce que vous vous figuriez que j’allais jouer ou chanter moi-même ?

– J’y comptais bien, mademoiselle.

Voyant que j’étais un peu décontenancé, elle modéra son hilarité et me dit :

– Il va sans dire que, de nos jours, nous chantons tous pour nous former la voix, et il y en a parmi nous qui jouent d’un instrument quelconque pour leur plaisir personnel. Mais il nous est si facile d’entendre de la bonne musique exécutée par de vrais artistes, que notre chant et notre pianotage d’amateurs ne comptent même pas. Avez-vous réellement envie d’entendre quelque chose ?

Je lui assurai de nouveau que j’en serais enchanté. « Alors, suivez-moi dans la chambre de musique, dit-elle.

Et elle me mena dans une chambre entièrement boisée, sans tentures ni tapis.

Je m’attendais à quelque invention extraordinaire, mais je ne voyais rien dans tout ce qui m’entourait qui fit soupçonner la présence d’un instrument. Edith s’amusait follement de ma stupéfaction.

« Veuillez jeter un regard sur le programme d’aujourd’hui, me dit-elle, en me tendant une feuille de papier imprimé, et choisissez le morceau que vous désirez entendre. Rappelez-vous qu’il est maintenant cinq heures. »

Le programme portait la date du « 12 septembre 2000 », et c’était bien le programme le plus long que j’eusse jamais lu ; il était aussi varié que long, comprenant des soli, des duos, des quatuors, des morceaux de chant et d’orchestre. Je regardais, de plus en plus ahuri, lorsque l’ongle rose d’Edith me montra une rubrique spéciale, où se trouvaient encadrés différents titres avec la mention « cinq heures ». C’est alors que je m’aperçus que ce programme représentait le menu musical de la journée tout entière et était divisé en vingt-quatre compartiments correspondants aux vingt-quatre heures. « Cinq heures » ne comprenait qu’un petit nombre de numéros, et je choisis un morceau d’orgue.

« Comme je suis contente que vous aimiez l’orgue, dit-elle ; il n’y a pas de musique qui convienne plus souvent à ma disposition d’esprit. »

Elle me fit asseoir, traversa la chambre, ne fit que toucher à un ou deux boutons. Aussitôt la chambre fut envahie par les flots exquis d’une mélodie d’orgue ; envahie, non pas inondée, car je ne sais par quel artifice le volume du son avait été proportionné à la grandeur de l’appartement.

J’écoutais, haletant, jusqu’au bout. Je ne m’attendais pas à une exécution aussi impeccable.

– C’est grandiose, m’écriai-je lorsque la dernière vague sonore se fut perdue dans le silence ; c’est Bach en personne ! Mais où est l’instrument ?

– Un moment, dit Edith. Écoutez encore cette valse avant de m’interrompre. Je la trouve si jolie.

Et, pendant qu’elle parlait, le chant des violons montait dans la pièce, comme l’harmonie magique d’une nuit d’été. Quand ce second morceau fut terminé, elle dit :

« Il n’y a rien de mystérieux dans notre musique, ainsi que vous semblez le croire. Elle n’est faite ni par des fées, ni par des génies, mais par de braves, honnêtes et habiles artistes, tout ce qu’il y a de plus humains. Nous avons simplement appliqué l’idée de l’économie du travail, par la coopération, au service musical comme à tout le reste. Nous avons plusieurs salles de concert dans la ville, fort bien agencées au point de vue de l’acoustique, et reliées par le téléphone avec toutes les maisons dont les habitants veulent bien payer une petite redevance ; et je vous assure que personne ne s’y refuse. Le corps de musiciens attaché à chaque salle est si nombreux que, bien que chaque exécutant ou groupe d’exécutants ne travaille qu’un petit nombre d’heures par jour, le programme de chaque journée dure vingt-quatre heures. Si vous voulez vous donner la peine de le bien regarder, vous verrez que quatre concerts, chacun d’un genre de musique différent, ont lieu simultanément, et vous n’avez qu’à presser un bouton qui relie le fil conducteur de votre maison avec la salle choisie, pour entendre ce qu’il vous plaira. Les programmes sont combinés de telle façon qu’on ait à chaque instant de la journée un choix très varié, non seulement suivant le genre de musique, instrumentale ou vocale, mais, encore suivant le caractère des morceaux, depuis le grave jusqu’au doux, depuis le plaisant jusqu’au sévère. »

– Il me semble, mademoiselle, que si nous avions pu inventer un moyen de nous approvisionner à domicile de musique agréable, admirablement exécutée, appropriée à toutes les humeurs, commençant et cessant à notre gré, nous nous serions considérés comme arrivés au summum de la félicité humaine.

– J’avoue que je n’ai jamais compris comment les amateurs de musique au dix-neuvième siècle pouvaient s’accommoder d’un système aussi démodé pour s’en procurer la jouissance, répliqua Edith ; la bonne musique, vraiment digne d’être entendue, devait être inabordable pour le grand public, et obtenue aux prix de grandes difficultés par les seuls favorisés de la fortune ; encore devaient-ils se plier aux heures et aux règlements imposés par une volonté étrangère. Vos concerts, vos opéras ! mais il me semble que cela devait être exaspérant ! Pour quelques rares morceaux qu’on avait envie d’entendre, il fallait rester assis pendant des heures à avaler des fadaises. Qui donc accepterait jamais un dîner à la condition de manger de tous les plats, qu’ils lui plaisent ou non ? Cependant, il me semble que le sens de l’ouïe est aussi délicat que celui du goût. Je crois que les difficultés que vous aviez à vous procurer de la bonne musique au dehors sont cause de l’indulgence que vous témoigniez pour tous ces chanteurs et ces instrumentistes amateurs qui ne connaissaient que les rudiments de l’art, mais que vous pouviez, dû moins, entendre chez vous. En somme, soupira-t-elle, quand on y réfléchit, il n’est pas étonnant que beaucoup de vos contemporains se soient si peu souciés de la musique ; je crois que j’en aurais fait autant.

– Vous ai-je bien compris, mademoiselle, quand vous disiez que vos programmes embrassent vingt-quatre heures consécutives ? Où trouvez-vous donc des personnes disposées à écouter de la musique entre minuit et l’heure du réveil ?

– Il n’en manque pas, répliqua Edith, et quand même la musique à ces heures-là n’existerait que pour ceux qui souffrent, qui veillent, qui agonisent, ne serait-ce pas suffisant ? Toutes nos chambres à coucher ont un téléphone à la tête du lit, qui permet aux personnes atteintes d’insomnie de se procurer à volonté la musique appropriée à leur disposition du moment.

– Y a-t-il une mécanique de ce genre dans la chambre que j’occupe ?

– Bien entendu. Que je suis donc sotte de ne pas avoir pensé à vous dire cela hier soir ! Mon père vous montrera ce soir la manière de vous servir de l’appareil et, avec le récepteur à votre oreille, vous pourrez mettre au défi les plus noires idées, si elles se permettent de vous assaillir de nouveau.

Ce même soir, le docteur Leete nous interrogea au sujet de notre visite au magasin et, au cours des comparaisons qu’on se mit à établir entre les habitudes du dix-neuvième siècle et celles du vingtième, la question des lois de succession fut agitée.

– L’héritage de père en fils, lui dis-je, n’est plus de mode chez vous, sans doute ?

– Au contraire, reprit le docteur, le législateur n’y intervient même en aucune façon. Du reste, plus vous nous étudierez, monsieur West, plus vous verrez qu’au vingtième siècle la liberté individuelle est infiniment moins entravée que de votre temps. La loi exige, il est vrai, que chaque citoyen serve son pays pendant une période déterminée, au lieu de lui laisser, comme de votre temps, le choix entre le travail, le vol ou la mendicité. À l’exception de cette loi fondamentale, qui n’est, après tout, qu’une codification de la loi naturelle du travail, notre système social n’est en aucune façon réglementé dans le détail de l’existence de chacun. Tout résulte logiquement de la libre opération de la nature humaine, évoluant dans des conditions rationnelles. Cette question d’héritage vous en fournira un excellent exemple. Comme la nation est seule capitaliste et seule propriétaire foncier, les biens personnels de l’individu se réduisent naturellement à son crédit annuel, ainsi qu’aux effets personnels et aux objets mobiliers qu’il peut s’être procurés sur le produit de sa carte. Son crédit (à l’instar des rentes viagères de votre temps) est arrêté au jour de sa mort, abstraction faite d’une somme fixe accordée pour les obsèques. Quant à tous ses autres biens, il en dispose à son gré.

– Mais, comment faites-vous pour empêcher que, dans le cours des années, il ne s’accumule entre les mains de tels ou tels citoyens une quantité de biens qui détruise votre système d’égalité ?

– Rien de plus simple. Avec l’organisation actuelle de la société, l’accumulation de biens personnels ne serait qu’un fardeau incommode dès l’instant qu’elle dépasserait les exigences du bien-être individuel. Au dix-neuvième siècle, quand on avait une maison bourrée de bibelots, d’argenterie, de porcelaines rares, de meubles luxueux, on passait pour riche, parce que tous ces objets représentaient de l’argent et pouvaient du jour au lendemain être convertis en monnaie. Aujourd’hui, je suppose qu’un individu vienne à hériter, d’une douzaine d’amis à la fois, des collections d’objets de ce genre ; il serait fort à plaindre. Ces objets précieux n’étant pas réalisables, n’auraient de valeur pour lui que par l’utilité ou la jouissance esthétique et, comme ses revenus restent invariables, il serait forcé de consommer toutes ses ressources en vastes appartements pour les placer, et en domestiques pour en prendre soin. Vous pouvez être certain que le malheureux s’empresserait de distribuer ces richesses ruineuses parmi ses amis et qu’aucun de ceux-ci n’en accepterait plus qu’il ne pourrait facilement garder et loger. Vous le voyez, prohiber l’héritage, afin d’empêcher les grandes accumulations, serait une précaution inutile, on peut s’en remettre là-dessus à l’intérêt des individus. On va si loin, à cet égard, que les héritiers abandonnent d’ordinaire leurs droits sur la plupart des effets de leurs parents décédés, ne se réservant que quelques objets particuliers à titre de souvenir. La nation prend à sa charge les biens abandonnés et reverse ceux qui ont de la valeur dans le fonds général.

– Vous parliez tout à l’heure, repris-je, de rétributions pour les soins d’entretien domestique ; ceci m’amène à vous demander comment vous avez résolu le problème du service domestique. Qui voudrait être domestique dans une communauté où règne l’égalité sociale la plus complète ? Nos femmes éprouvaient déjà assez de peine à se procurer des serviteurs, lorsque ces principes égalitaires n’étaient pas encore proclamés.

– C’est précisément parce que nous sommes tous égaux et que rien ne saurait compromettre cette égalité, parce que servir est honorable dans une société fondée sur le principe du service universel et réciproque, qu’il nous serait aisé de nous procurer un corps de serviteurs incomparables si nous en avions besoin ; mais ce besoin n’existe pas.

– Mais alors, qui donc fait le ménage ? demandai-je.

– Il n’y a pas de ménage à faire, répondit Mme Leete à qui j’avais adressé cette question ; notre blanchissage, notre cuisine, nos travaux de couture et de raccommodage, tout cela se fait à très bon marché dans des établissements publics. L’électricité nous chauffe et nous éclaire ; nous prenons nos appartements juste aussi grands qu’il nous faut, et nous les installons de manière que l’entretien des meubles nous donne le moins de mal possible. Vous voyez que nous n’avons pas besoin de domestiques.

– Le fait, dit le docteur Leete, que vous trouviez dans la classe nécessiteuse une pépinière inépuisable de serfs, de gens auxquels vous pouviez imposer toute espèce de travaux pénibles et désagréables, ne vous encourageait guère à chercher les moyens de vous passer de serviteurs. Mais maintenant que chacun, à tour de rôle, doit ses services à la société, il est également dans l’intérêt de tous de tâcher d’alléger le fardeau commun. Dès lors, dans toutes les branches d’industrie, nous avons assisté à un développement prodigieux des inventions qui simplifient la vie, et l’un des premiers résultats obtenus fut l’art de combiner, dans les ménages, le maximum de confort avec le minimum de travail. Dans les cas exceptionnels, tels qu’un nettoyage à fond ou une réparation, ou encore s’il y un malade dans la famille, nous avons toujours la ressource de recourir à l’armée industrielle.

– Mais comment rétribuez-vous ceux qui vous aident, si vous n’avez pas d’argent ?

– Nous ne les payons pas directement, nous payons la nation qui nous les prête ; on obtient le concours de ces auxiliaires en s’adressant à des bureaux spéciaux, et la valeur de leurs services est pointée sur la carte de crédit du client.

– Le monde d’aujourd’hui, repris-je, doit être un vrai paradis pour les femmes. De mon temps, ni l’argent ni un nombre illimité de domestiques n’affranchissaient une dame des soucis du ménage : quant aux femmes des classes médiocres ou pauvres, elles vivaient et mouraient martyres de ce souci.

– Oui, dit Mme Leete, tout ce que j’ai lu à ce sujet atteste que, si misérable que fût de votre temps la condition des hommes, celle de leurs mères et de leurs épouses était bien pire.

– Les larges épaules de la nation, dit le docteur, portent maintenant avec aisance le fardeau qui écrasait les femmes du dix-neuvième siècle. Leur misère, comme toutes vos autres misères, provenait de cette incapacité d’une action coopérative, conséquence de l’individualisme à outrance sur lequel était fondé votre système. Aveugles, qui ne voyiez pas que vous pouviez tirer dix fois plus d’utilité de vos semblables en vous entraidant qu’en vous entre-déchirant ! Ce qui m’étonne, ce n’est point que vous n’ayez pas vécu plus agréablement, mais que vous ayez pu vivre, vous qui, de votre propre aveu, n’aviez pas d’autre but que d’asservir vos semblables et de les dépouiller.

– Voyons, voyons, mon père ! dit Edith en riant, si vous parlez sur ce ton, M. West s’imaginera que vous lui faites une scène.

– Et quand vous avez besoin d’un médecin, demandai-je, vous adressez-vous au bureau ad hoc et prenez-vous le premier venu qu’on vous envoie ?

– Notre règle n’est guère applicable à ce cas. Pour être de quelque secours, les médecins doivent, avant tout, connaître le tempérament de leurs malades ; aussi laissons-nous aux intéressés la liberté de faire appeler le médecin qu’il leur plaît, comme de votre temps. La seule différence est que le médecin, travaillant pour la nation et non pour lui-même, prélève ses honoraires en les pointant sur la carte du malade, d’après un tarif spécial gradué suivant l’importance des soins médicaux.

– Si les honoraires sont toujours les mêmes et qu’un médecin ne puisse refuser des clients, je suppose que les bons médecins doivent être accablés de pratiques au détriment des médiocres.

– D’abord (et ici le médecin retraité vous demande pardon de son esprit de corps), nous n’avons pas de médecins médiocres. Quiconque baragouine quelques termes de médecine n’a plus le droit, comme jadis, de faire des expériences sur le corps de ses concitoyens. Seuls les étudiants qui ont passé des examens sévères, suivi les cours d’écoles spéciales et chez lesquels la vocation s’est clairement manifestée, ont le droit d’exercer. Ajoutez que les médecins n’essayent plus de se faire une clientèle au détriment de leurs confrères ; ils n’y trouveraient aucun avantage. D’ailleurs, le médecin doit rendre un compte régulier de ses visites au bureau médical et, s’il n’a pas d’occupation suffisante, on lui en procure.

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