XII

J’avais tant de renseignements à demander avant de me faire une idée, même superficielle, des institutions du vingtième siècle, et le docteur était d’une complaisance tellement inépuisable, que nous restâmes à causer pendant plusieurs heures après que les dames se furent retirées. J’étais surtout curieux de connaître les moyens qu’on employait pour stimuler le zèle de l’ouvrier, maintenant qu’il n’avait plus, comme autrefois, la crainte de la misère pour aiguillon.

« Je vous ferai remarquer en premier lieu, reprit le docteur, que la recherche de ces mobiles d’action ne représente qu’un côté de notre système. Un autre point, non moins important, est d’assurer que les chefs de file, les capitaines de l’armée industrielle, se recrutent toujours parmi les hommes d’une habileté éprouvée, engagés par leur propre passé à ne jamais laisser languir le zèle de leurs auxiliaires. À cet effet, l’armée tout entière a été divisée en quatre classes. »

« Premièrement, la classe des travailleurs communs employés à toutes sortes de besognes ordinairement des plus grossières. Dans cette classe, sont versées les jeunes recrues pendant les trois premières années. »

« Secondairement, la classe des apprentis, où l’on fait un séjour d’un an au sortir de la première classe. »

« Troisièmement, le corps principal des travailleurs de plein exercice, âgés de vingt-cinq à quarante-cinq ans. »

« Quatrièmement, la classe des officiers de tous degrés qui ont charge des autres. »

« Chacune de ces classes a ses formes de discipline particulières. Les travailleurs communs sont naturellement enrégimentés d’une manière moins rigoureuse que les autres ; ils sont censés être sur les bancs d’une école industrielle. Cependant chacun d’eux est l’objet de notes individuelles ; les meilleurs reçoivent des récompenses qui leur sont utiles dans leurs carrières ultérieures, comme les distinctions académiques de votre temps. »

« Suit l’année d’apprentissage : les trois premiers mois sont consacrés aux premiers rudiments du métier ; pendant les neuf derniers, l’apprenti est l’objet d’une attention spéciale dont le but est de déterminer quel grade on lui attribuera, parmi les travailleurs de plein exercice, lorsqu’il sera déclaré compagnon. On trouvera peut-être étrange qu’on demande la même durée d’apprentissage dans tous les métiers, mais le principe d’uniformité l’exigeait et, en pratique, le résultat est le même que si cette durée variait selon les difficultés de la profession. Dans celles qu’on ne peut apprendre à fond dans l’espace d’un an, l’apprenti est classé au grade inférieur de la hiérarchie ouvrière ; puis il monte en grade à mesure qu’il se perfectionne. Ceci est, d’ailleurs, le fait le plus ordinaire. Les ouvriers de plein exercice sont divisés en trois catégories graduées, selon leur habileté, et chaque catégorie se subdivise en deux autres, de sorte que nous avons six grades de capacité en tout. Pour faciliter le classement, le travail se fait autant que possible à la tâche, dût-il en résulter des inconvénients. Les grades sont révisés tous les ans ; ainsi le mérite ne reste jamais longtemps inaperçu et personne ne peut dormir sur ses lauriers, sous peine de retomber dans un rang inférieur. Les résultats de ces classements annuels sont enregistrés dans les feuilles publiques. »

« À part le mobile suprême d’ambition résultant de ce que les places importantes de l’État ne sont accessibles qu’aux ouvriers de la première catégorie, nous avons encore d’autres stimulants d’une nature plus modeste, mais également efficaces ; je veux parler des privilèges spéciaux et des immunités en matière de discipline, qui sont l’apanage des hommes des grades supérieurs. Ces privilèges et immunités, sans grande importance matérielle, ont néanmoins pour effet de tenir l’émulation en haleine, d’entretenir constamment chez le sujet le désir d’atteindre le grade immédiatement supérieur au sien. »

« Il est d’une importance capitale que non seulement les bons ouvriers, mais aussi les médiocres et les mauvais puissent nourrir l’espoir de monter en grade ; ces derniers étant même de beaucoup la majorité, il est encore plus essentiel de ne pas décourager la masse que d’exciter le zèle de l’élite. C’est à cet effet qu’on a multiplié le nombre des catégories ; celles-ci étant numériquement égales, il n’y a jamais (déduction faite des officiers, des ouvriers communs, et des apprentis) plus d’un huitième de l’armée industrielle dans la catégorie inférieure. La plupart de ses membres sont de jeunes apprentis qui tous ont l’espoir de monter en grade. De plus, toujours pour encourager les médiocres à faire de leur mieux, l’individu qui après avoir atteint un degré supérieur, retombe dans une catégorie inférieure ne perd pas le fruit de ses efforts ; il garde son rang d’autrefois. C’est une consolation d’amour-propre qui le rend moins sensible à l’infériorité de sa situation. »

Pour que l’ouvrier ait au moins un soupçon, un simulacre de gloire, il n’est pas même nécessaire qu’il atteigne un grade supérieur. L’avancement exige l’excellence dans le travail ; mais il existe, pour les mérites inférieurs, des mentions honorables et d’autres distinctions qui s’adressent à certains mérites isolés ; aucune forme de mérite, si faible qu’elle soit, ne reste sans récompense. Notre discipline n’admet ni la négligence, ni la mauvaise volonté, ni l’ouvrage positivement mauvais ; tout homme capable de faire son devoir et qui refuse avec persistance de l’accomplir est rayé de la société humaine. Les postes inférieurs dans le corps des officiers, ceux de contremaîtres assistants ou lieutenants, sont attribués à des hommes ayant servi pendant deux ans dans la première catégorie, premier grade. S’il y a embarras de choix, on ne prend que les hommes du premier groupe. De cette façon, personne n’arrive au commandement avant l’âge de trente ans. Une fois devenu officier, le sujet n’avance plus en raison de son travail personnel, mais en raison de celui de ses hommes. Les contremaîtres sont choisis parmi les assistants, d’après le même système d’élection. Les nominations aux grades supérieurs sont faites d’après un autre mode, qu’il serait trop long de vous expliquer maintenant. Naturellement, ce système n’eût pas été applicable aux menues entreprises de votre siècle, où il y avait souvent à peine assez d’employés pour en fournir un par classe. N’oubliez pas que, dans l’organisation nationale du travail, toutes les industries sont conduites par de grandes associations d’hommes : imaginez une centaine de vos fermes ou de vos boutiques réunies en une seule. Notre surintendant correspond à ce qu’on appelait colonel ou même général dans vos armées. Et maintenant, monsieur West, je vous laisse à décider vous-même, si, dans le système que je viens de vous esquisser, les stimulants feront défaut à ceux qui en ont besoin pour faire de leur mieux. »

Je lui répondis que, s’il y avait une objection à faire, c’était plutôt l’excès que l’absence de stimulants de ce genre : la course au clocher établie parmi les jeunes gens me paraissait, et me paraît encore, trop ardente. Mais le docteur me pria de considérer que la subsistance du travailleur ne dépend en aucune façon de son grade ; que la crainte de la famine ne s’ajoute jamais aux désappointements d’amour-propre qu’il peut éprouver ; que les heures de travail sont courtes, les vacances régulières, et que toute émulation cesse à quarante-cinq ans, au milieu de la vie.

« Il faudra, dit-il, que je revienne sur deux ou trois autres points pour redresser les idées fausses qui pourraient naître dans votre esprit. En premier lieu, vous devez comprendre que l’avancement que nous donnons aux bons ouvriers, de préférence aux autres, ne contrarie en rien l’idée fondamentale de notre système, qui attribue le même mérite à tous ceux qui font de louables efforts, le résultat fût-il grand ou petit. Je vous ai déjà démontré que les faibles reçoivent autant d’encouragements que les forts, et si nous choisissons les chefs parmi les plus habiles, c’est uniquement dans l’intérêt public. En second lieu, bien que les récompenses jouent un grand rôle dans notre organisation, n’allez pas vous figurer que nous les considérions comme un levier capable ou digne d’agir sur les plus nobles caractères. Les hommes d’élite trouvent un stimulant en eux-mêmes et non en dehors d’eux ; ils mesurent leurs devoirs à leurs capacités et non à celles d’autrui. Tant que leur ouvrage, grand ou petit, est proportionné à leurs moyens, ils trouveraient déplacé qu’on leur adressât une louange ou un blâme. À de telles natures, l’émulation paraît un principe absurde au point de vue philosophique, et méprisable au point de vue moral, parce qu’elle substitue l’envie à l’admiration et la joie au chagrin, dans l’attitude de chacun à l’égard des succès ou des revers du voisin. Mais tous les hommes, même à la fin du vingtième siècle, n’appartiennent pas à l’élite morale, et les stimulants destinés à la masse doivent être appropriés à sa nature inférieure. C’est à ce grand nombre que s’adresse notre système d’émulation. Ceux qui en ont besoin en profitent ; les autres s’en passent. Je ne dois pas omettre que pour les déshérités du corps et de l’esprit qui ne peuvent concourir dans des conditions équitables avec le grand contingent des ouvriers, nous avons une classe spéciale, sans aucun rapport avec le reste de la hiérarchie : c’est une sorte de régiment d’invalides, dont les membres ne sont assujettis qu’à de menus travaux, adaptés à leur faiblesse. Nos sourds-muets, nos paralytiques, nos aveugles, nos infirmes, et même nos aliénés appartiennent à ce corps d’invalides et en portent les insignes. Les moins malades font presque l’ouvrage d’un homme sain ; les plus faibles ne font rien du tout ; mais il n’en est presque pas de si déshérités qu’ils se résignent à la fainéantise complète.

– Quelle jolie institution dis-je. Même un barbare du dix-neuvième siècle peut l’apprécier. Quelle façon délicate de déguiser la charité, et combien ceux qui en bénéficient doivent vous être reconnaissants !

– La charité ! répéta le docteur. Croyez-vous donc que nous considérions les impotents comme l’objet de notre charité ?

– Naturellement, dis-je, puisqu’ils sont incapables de pourvoir eux-mêmes à leur existence.

Le docteur reprit vivement :

– Et qui donc est capable de se suffire à lui-même ? Il n’y a rien de tel dans la société civilisée. Dans un état social assez barbare pour ignorer même la solidarité de famille, l’individu est peut-être capable de subvenir à ses besoins, et encore pour une partie de sa vie seulement ; mais, dès que les hommes se réunissent et qu’ils constituent une société, si primitive qu’elle soit, l’individu cesse de pouvoir se suffire à lui-même. Plus augmentent la civilisation, la division du travail et des services, plus notre dépendance mutuelle s’accentue et devient la règle unverselle. Tout homme, quelque indépendantes et solitaires que paraissent ses occupations, n’est qu’un membre d’une vaste association industrielle, grande comme la nation, grande comme l’humanité. La dépendance réciproque implique le devoir et la garantie du secours réciproque ; et le fait qu’il n’en était pas ainsi aux dix-neuvième siècle constituait la cruauté et l’absurdité essentielle de votre système.

– Tout cela est possible, répliquai-je ; mais je ne comprends pas en quoi cela s’applique à ceux qui sont incapables de contribuer, même pour la plus petite part, à la production industrielle de la nation.

– Il me semblait bien vous avoir dit ce matin que le titre d’un homme à l’entretien national, c’est sa qualité d’homme faisant de son mieux, et non pas son plus ou moins de force et de santé.

– En effet ; mais j’ai sous-entendu qu’il ne s’agissait là que des ouvriers plus ou moins habiles, et non pas de ceux qui ne font rien du tout.

– Eh quoi ! ne sont-ils pas aussi des hommes ?

– Ainsi les malades, les aveugles, les impotents reçoivent le même revenu que l’ouvrier le plus diligent ?

– Certainement.

– Je crois que la charité entendue de cette façon eût ébahi nos philanthropes les plus ardents.

– Mais supposez que vous ayez chez vous un frère malade, incapable de travailler ; irez-vous le loger moins bien, le nourrir et le vêtir moins bien que vous-même ? Je suis certain qu’au contraire vous le gâteriez par beaucoup de prévenances, et vous seriez froissé qu’on appelât ce devoir du nom de charité.

– Cela va sans dire, mais les deux cas ne sont pas identiques. Je sais bien que dans un certain sens, nous sommes tous frères ; mais cette fraternité universelle ne peut être comparée (si ce n’est par une figure de rhétorique) ni dans ses sentiments ni dans les obligations qu’elle impose à la fraternité naturelle, dictée par la voix du sang.

– Ah ! voilà bien mon homme du dix-neuvième siècle ! En vous entendant parler de la sorte, personne ne doutera que vous n’ayez dormi cent ans. Voulez-vous que je vous donne, en deux mots, la clef du mystère de notre civilisation comparée à la vôtre ? La voici : c’est que la solidarité et la fraternité humaines, qui n’étaient chez vous que des phrases sonores, sont devenues, pour notre sensibilité, des liens aussi réels, aussi efficaces que ceux du sang. Mais, en laissant même de côté ces considérations, pourquoi tant s’étonner que les citoyens incapables de travailler vivent du produit du travail des autres ? Au dix-neuvième siècle, le service militaire obligatoire équivalait à notre service industriel, et cependant on ne songeait pas à priver de leurs droits de citoyen les hommes incapables d’accomplir ce service. Ils restaient chez eux, protégés par ceux qui combattaient ; ils n’étaient pas déchus de l’estime publique, personne ne leur contestait le droit de vivre. Il en est de même, chez nous, et nul n’en est scandalisé. L’ouvrier n’est pas citoyen parce qu’il travaille ; il travaille parce qu’il est citoyen. De même qu’autrefois les forts devaient se battre pour les faibles, maintenant que nous n’avons plus de guerre, ils doivent travailler pour eux. Toute solution qui laisse un résidu irréductible n’en est pas une. Notre solution du problème social serait sans valeur, si nous avions laissé à la porte les malheureux, les malades, les impotents dans la compagnie des bêtes, pour se tirer d’affaire comme ils le pourraient ! Mieux valait cent fois abandonner à eux-mêmes les hommes valides, que ces malheureux ployant sous le fardeau de l’existence et membres de la même famille. L’image de Dieu est la seule monnaie qui ait cours parmi nous ; elle ne doit être refusée nulle part. Aucun trait de la civilisation du dix-neuvième siècle ne répugne autant à nos idées modernes que l’insouciance avec laquelle vous traitiez les déshérités de la nature. Même si vous n’aviez ni pitié, ni sentiment de fraternité, comment ne vous rendiez-vous pas compte que vous voliez ces infortunés de leurs droits les plus évidents, en les privant du nécessaire ?

– Je ne saurais vous suivre dans cette voie, lui répliquai-je. Je veux bien admettre qu’ils eussent droit à notre pitié, à notre bienveillance ; mais comment pouvaient-ils, eux qui ne produisaient rien, réclamer, comme un droit, une part dans les bénéfices sociaux ?

– Cependant, dit le docteur, si vos travailleurs produisaient infiniment plus que n’aurait pu faire un nombre égal de sauvages, n’est-ce pas qu’ils profitaient de tout l’héritage du passé, des progrès séculaires de l’espèce, du prodigieux outillage accumulé par les générations précédentes, et que vous avez trouvé tout prêt à votre arrivée ? Comment avez-vous acquis toute cette science et l’usage de cet outillage, qui représentaient dix fois votre part de travail personnel dans l’ensemble de la production sociale ? Vous en avez hérité, n’est-ce pas ? Et vos frères infirmes ou impotents n’étaient-ils pas vos cohéritiers au même titre ? Qu’avez-vous fait de leur part d’héritage ? Ne les avez-vous pas frustrés en leur jetant quelques miettes tombées de la table du festin, et n’ajoutiez-vous pas l’insulte à l’iniquité en appelant charité votre aumône ? Ah ! continua le docteur Leete, justice et fraternité à part, je ne puis comprendre comment vos ouvriers pouvaient avoir du cœur au travail, quand ils savaient d’avance que leurs enfants, leurs petits-enfants, si l’aptitude physique ou mentale venait à leur manquer, seraient privés du nécessaire ! Comment des pères de famille ont-ils pu soutenir un système pareil, dont chacun de leurs descendants pouvait être victime ? Comment pouvait-on avoir le courage d’engendrer des enfants ?

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