XV

Lorsque, au cours de notre visite, nous entrâmes dans la bibliothèque qui, par parenthèse, était autrement accessible au public que ne l’étaient de mon temps les bibliothèques nationales, nous cédâmes à la tentation de deux fauteuils bien rembourrés qui nous tendaient les bras, et nous nous mîmes à causer au fond d’une alcôve garnie de livres.

Mme Leete m’interpella.

– Il paraît que vous avez passé toute la matinée chez nous avec les livres. Savez-vous bien que je vous considère comme le mortel le plus digne d’envie ?

– Et pourquoi cela ? demandai-je.

– Parce que tous les livres des dernières cent années sont nouveaux pour vous. Vous y trouverez de la lecture pendant cinq ans, au point d’en perdre le manger. Ah ! que ne donnerais-je pour n’avoir pas encore lu les romans de Berrian !

– Ou ceux de Mesmyth, ajouta Edith.

– Oui, ou les poèmes d’Oates, ou Passé et Présent, ou Au commencement. Oh ! je pourrais vous nommer une douzaine de volumes qui valent chacun une année de la vie d’un homme !

– Madame, à en juger par votre enthousiasme, j’estime que votre siècle a dû produire une grande et belle littérature.

– Oui, fit le docteur, ç’a été une ère de floraison intellectuelle sans égale. Il est probable que l’humanité n’avait encore jamais accompli une évolution matérielle et morale à la fois aussi vaste et aussi rapide qu’a été le passage de l’ancien au nouvel ordre de choses. Quand les hommes eurent compris la grandeur du bienfait providentiel dont ils étaient l’objet, quand ils eurent reconnu que le changement qui s’était opéré n’était pas une simple amélioration de détails, mais l’ascension de l’espèce vers une nouvelle existence, avec une perspective de progrès illimités, ils sentirent, dans toutes leurs facultés, monter une sève nouvelle, une impulsion ardente, plus féconde mille fois que la grande poussée de la Renaissance du quinzième siècle. Il s’ensuivit une ère de progrès scientifiques, de découvertes techniques, de productions musicales, artistiques et littéraires sans précédent.

– Et puisque nous parlons littérature, dis-je, comment se publient les livres aujourd’hui ? Est-ce la nation qui s’en charge ?

– Certainement.

– Mais comment faites-vous ? Est-ce que le gouvernement imprime tout ce qu’on lui présente aux frais de la nation ; ou bien exerce-t-il une censure et ne publie-t-il que ce qu’il approuve ?

– Ni l’un ni l’autre. Le département des imprimés n’exerce aucun droit de censure ; il est tenu d’imprimer tout ce qu’on lui présente, à la seule condition que l’auteur paye les premiers frais sur sa carte de crédit. Il doit payer le droit d’arriver à l’oreille du public et, s’il a quelque chose à dire qui vaille, la note ne lui paraîtra pas trop élevée. Évidemment si, comme au temps jadis, les fortunes étaient inégalement réparties, cette règle ne permettrait qu’aux riches d’être auteurs ; mais les ressources de tous les citoyens étant les mêmes, notre système sert simplement à mettre à l’épreuve la sincérité de la vocation littéraire. Au prix d’une sage parcimonie et de quelques sacrifices, on peut mettre de côté, sur le crédit d’une année, de quoi publier un volume de format ordinaire ; dès qu’il est publié, le livre est mis en vente par les soins de la nation.

– Je suppose que l’auteur reçoit un tantième sur la vente comme de mon temps, dis-je ?

– Pas tout à fait comme chez vous, répondit le docteur. Le prix de vente de chaque livre est calculé sur le prix de revient, plus un tantième pour l’auteur. Le montant de ce tantième est porté à son crédit, et il est dispensé de tout autre service envers la nation tant que le bénéfice suffit à son entretien. Si le livre a un peu de succès, il obtient de cette façon un congé de quelques mois, d’une, deux ou trois années, et si, dans l’intervalle, il produit d’autres ouvrages à succès, sa dispense de service peut se prolonger au prorata de la vente de ses œuvres. On peut mesurer le talent ou, si vous voulez, la popularité d’un auteur, au temps qu’il lui est permis de consacrer à la littérature ; les plus estimés y donnent toute la période du service actif. Vous voyez qu’au point de vue du résultat, notre système aboutit aux mêmes conséquences que le vôtre ; il y a pourtant deux différences notables. D’abord le degré si élevé de la culture intellectuelle, au vingtième siècle, donne au verdict du public une bien plus sérieuse valeur que de vos jours ; en second lieu, il n’existe plus rien qui ressemble au favoritisme ou à l’intrigue, pour troubler la libre concurrence des talents. Chaque citoyen dispose exactement des mêmes facilités pour se présenter au tribunal de l’opinion. À en juger par les doléances des auteurs du dix-neuvième siècle, vous auriez grandement apprécié cette égalité absolue.

– Je suppose, dis-je, que vous suivez le même principe pour arriver à la constatation du mérite dans les autres branches de la production intellectuelle, telles que musique, dessin, inventions scientifiques ?

– Le principe, oui, mais les détails diffèrent ; ainsi, pour les arts et pour la littérature, le peuple seul est juge. Il vote sur l’admission des statues et des tableaux dans les édifices publics, et un verdict favorable exempte l’artiste des corvées qui contrarieraient sa vocation. Notre but est toujours d’ouvrir un large champ d’épreuve aux talents, et dès qu’un mérite transcendant est reconnu, de lui laisser libre carrière. L’exemption de tout autre service ne revêt point le caractère d’un don ou d’une récompense ; ce n’est qu’un moyen pour la nation, d’obtenir des services plus éminents. Bien entendu, nous avons des académies littéraires, artistiques, scientifiques, dont l’accès n’est ouvert qu’aux talents incontestés et constitue une prérogative des plus enviées. Le plus grand de tous les honneurs, plus grand que la présidence même qui n’exige que du bon sens et un dévouement absolu au devoir, c’est le ruban rouge décerné, par le vote populaire aux grands écrivains, aux artistes, aux inventeurs, aux médecins de tout premier ordre. Il n’y a jamais plus de cent citoyens qui soient admis à le porter, ce qui n’empêche pas que le rêve du ruban rouge trouble le sommeil de tous nos jeunes gens tant soit peu brillants ; j’ai fait comme eux dans mon temps.

– Avec ça, interrompit Edith, que, maman et moi, nous t’aimerions davantage, si tu étais décoré ! Ce n’est pas, cependant, que je veuille déprécier le ruban, ajouta-t-elle !

– Mon enfant, dit le docteur, tu n’avais pas le choix ; il fallait prendre ton père tel quel ; quant à ta mère, elle ne m’aurait jamais agréé si je ne lui avais pas garanti que je serais décoré un jour ou l’autre.

Mme Leete ne répondit à cette plaisanterie que par un sourire.

– Maintenant, repris-je, parlons un peu des journaux et des feuilles périodiques. J’admets que votre système de publicité ait de grands avantages sur le nôtre par sa tendance à encourager la véritable vocation littéraire et à décourager (ce qui est tout aussi important) les barbouilleurs de papier. Mais je ne vois pas comment ce système peut s’appliquer aux revues et aux journaux. J’admets qu’on fasse payer à l’auteur d’un livre les frais de la première publication, car ce n’est qu’une dépense une fois faite ; mais, personne n’aurait les moyens de publier, à ses frais, une feuille tous les jours de l’année. Les fortunes entières de nos capitalistes y passaient et étaient souvent épuisées avant qu’ils pussent rentrer dans leurs frais. Si donc vous avez des journaux, je suppose qu’ils doivent être publiés par le gouvernement, aux frais du public, avec des directeurs gouvernementaux, reproduisant les opinions gouvernementales. Si votre système politique est vraiment si parfait qu’il n’y ait jamais rien à critiquer dans la conduite des affaires, cet arrangement peut suffire. Autrement, j’estime que le manque d’une presse indépendante et non officielle, exprimant l’opinion publique, aurait des résultats déplorables. Confessez, docteur, qu’une presse libre, avec toutes ses conséquences, était une des compensations du vieux système individualiste, et que ce que vous avez gagné d’un côté, vous l’avez perdu de l’autre.

– J’ai peur de ne pouvoir vous donner même cette fiche de consolation, répondit le docteur. D’abord, monsieur, la presse n’est nullement le seul, ni même le meilleur organe de la critique sérieuse des affaires publiques. Pour nous, les appréciations de vos vieilles feuilles, en pareille matière, nous paraissent étourdies, tranchantes, pleines de parti pris et d’animosité. Si l’on peut juger par là de l’opinion publique, votre presse donne une idée peu favorable de l’intelligence populaire. Si c’est, au contraire, la presse qui a formé l’opinion, tant pis pour les hommes de votre temps. Aujourd’hui, quand un citoyen veut agir sérieusement sur l’opinion, il publie un volume ou un pamphlet. Ce n’est pas à dire que nous manquions de journaux et de revues, ou que ces publications ne jouissent pas d’une liberté absolue. La presse est organisée de façon à être l’expression bien plus sincère de l’opinion qu’elle n’aurait pu l’être de votre temps, alors que le capital privé la contrôlait et la dirigeait, pour faire de l’argent d’abord, et ne se préoccupant qu’en seconde ligne de l’intérêt et des revendications du public.

– Mais, dis-je, si le gouvernement imprime les feuilles aux frais du public, comment peut-il manquer de contrôler leur politique ? Qui nomme les directeurs, sinon le gouvernement ?

– Le gouvernement ne supporte pas les frais des journaux, il ne nomme points leurs directeurs, il n’exerce aucune influence sur leur politique, répondit le docteur. Ce sont les lecteurs du journal qui font les frais de sa publication, choisissent le directeur et le renvoient s’il ne donne pas satisfaction. Vous ne direz pas, je l’espère, qu’une pareille presse n’est pas le libre organe de l’opinion publique ?

– Décidément non. Mais comment ce système est-il praticable ?

– Rien n’est plus simple, répondit-il. Supposez que quelques-uns de mes voisins et moi nous désirions avoir un journal reflétant nos opinions, ou dévoué spécialement à notre localité, à notre profession. En ce cas, nous faisons des démarches à droite et à gauche, nous recrutons des souscripteurs en nombre suffisant pour couvrir les frais de la publication annuelle. Les souscriptions sont pointées sur les cartes de crédit des souscripteurs, ce qui couvre la nation des frais de la publication ; elle agit comme un simple dépositaire, sans responsabilité, et sans le droit de refuser son concours. Les souscripteurs choisissent un directeur, lequel, s’il accepte le poste, est déchargé de tout autre service pendant la durée de sa nouvelle occupation. Au lieu de lui payer un salaire, comme de vos jours, on paye à la nation une indemnité afin d’avoir le droit de retirer un citoyen du service général. Il dirige son journal exactement comme un de vos directeurs le faisait, excepté qu’il n’a pas de comptes à rendre à des commanditaires, ni d’intérêts privés à défendre au détriment du bien public. À la fin de la première année, les souscripteurs réélisent le directeur ou en choisissent un autre à sa place. À mesure que la liste des souscripteurs s’allonge, les fonds du journal gagnent en importance et sa situation s’améliore par l’acquisition de collaborateurs distingués.

– Mais comment rétribuez-vous les rédacteurs, à défaut d’argent ?

– Le directeur règle avec eux le prix de leur marchandise. Le montant est transféré du crédit de garantie du journal à leur crédit individuel, et une exemption de service leur est accordée pour une durée proportionnelle à ce montant, absolument comme aux autres auteurs. Quant aux revues, le système est absolument le même. Lorsque les services d’un directeur ne sont plus réclamés par sa clientèle, s’il ne peut se racheter par d’autres travaux littéraires, il retourne simplement dans les rangs de l’armée industrielle. J’ajouterai que, bien qu’en règle générale le directeur soit élu à la fin de l’année et qu’il reste en charge pendant longtemps, les souscripteurs se réservent le droit de le congédier pour le cas où, par son fait, le journal changerait tout à coup de ton et de politique.

Quand les dames se retirèrent, Edith m’apporta un livre et me dit :

– Si, cette nuit, vous ne dormiez pas, monsieur West, peut-être vous plairait-il de parcourir ce volume de Berrian. On dit que c’est son chef-d’œuvre. À tout le moins, il vous donnera une idée de ce que sont les romans de nos jours.

Je suivis son conseil ; au lieu de me mettre au lit, je m’assis dans un fauteuil, et ne m’arrêtai pas avant d’avoir lu Penthélisée d’un bout à l’autre, quand déjà l’aube blanchissait l’horizon. Puisse aucun admirateur du grand romancier du vingtième siècle ne m’en vouloir, si j’avoue que je fus moins émerveillé de ce qui se trouve dans ce livre que de ce qui ne s’y trouve pas ! Les écrivains de mon époque auraient jugé plus facile de faire des briques sans paille, que de composer un roman d’où seraient exclus tous les effets tirés des contrastes de la richesse et de la pauvreté, de l’instruction et de l’ignorance, de la grossièreté et du raffinement, tous les motifs de la fierté et de l’ambition sociale, les préoccupations sordides pour soi et les siens, le désir d’être riche et la crainte de la misère ; bref, un roman d’amour, mais d’un amour non entravé par les obstacles artificiels que créent les différences de fortune et de situation, un amour ne connaissant d’autres lois que celles du cœur.

La lecture de Penthélisée me rendit plus de services que toutes les explications du monde, en me fournissant une esquisse de la physionomie sociale au vingtième siècle.

Les informations du docteur étaient certainement étendues et précises, mais elles m’avaient rempli l’esprit d’impressions multiples et incohérentes, que je n’avais jusqu’ici réussi que très imparfaitement à coordonner.

Berrian réunit les traits épars et en fit un tableau harmonieux.

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