XVI

Le lendemain je me levai un peu avant l’heure du déjeuner. Comme je descendais l’escalier, Edith entra dans la galerie ; elle sortait de la chambre où avait eu lieu notre entrevue matinale que j’ai racontée plus haut.

– Ah ! s’écria-t-elle avec une expression d’espièglerie charmante, vous avez cru pouvoir vous échapper sans être aperçu, pour une de ces excursions solitaires qui vous mettent dans un si joli état. Mais vous voyez, je me suis levée trop tôt pour vous, cette fois ; vous voilà attrapé.

– Vous dépréciez l’efficacité de votre traitement, lui dis-je, en supposant qu’une pareille course aurait encore de si mauvaises conséquences pour votre malade.

– Je suis enchantée de votre réponse, dit-elle, j’étais en train d’arranger quelques fleurs pour garnir la table, lorsque je vous entendis descendre ; il me semblait y avoir quelque chose de louche et de clandestin dans votre démarche.

– Vous m’avez fait tort, mademoiselle, je n’avais même pas l’intention de sortir.

Malgré ses efforts pour me faire croire que notre rencontre était purement accidentelle, je conçus à ce moment un léger soupçon de ce que j’appris plus tard être la vérité : cette douce créature, en poursuivant l’office de gardienne qu’elle s’était imposé à mon égard, s’était levée depuis deux ou trois jours à des heures indues pour m’empêcher de sortir seul et de retomber dans les aventures qui m’étaient arrivées une première fois.

Je demandai la permission de l’aider dans sa gracieuse corvée, et je la suivis dans la chambre qu’elle venait de quitter.

– Êtes-vous sûr, me demanda-t-elle, que vous en ayez complètement fini avec ces terribles sensations de l’autre jour ?

– Je ne puis nier que j’éprouve encore de temps en temps des impressions étranges, des moments où mon identité ne m’apparaît pas bien nettement ; ce serait trop demander qu’après des secousses si violentes, ces troubles ne reparaissent pas à l’occasion. Quant à battre tout à fait la campagne comme l’autre matin, je crois que ce danger n’est plus à craindre.

– Je n’oublierai jamais votre mine de l’autre jour, dit-elle.

– Si vous n’aviez sauvé que ma vie, continuai-je, je trouverais peut-être des paroles pour exprimer ma reconnaissance ; mais c’est ma raison que vous avez préservée du naufrage, et aucun discours ne saurait se mesurer avec la dette que j’ai contractée envers vous.

Je parlais avec émotion ; ses yeux s’humectèrent.

– C’est trop de croire tout cela, dit-elle, mais il est délicieux de vous l’entendre dire. Ce que j’ai fait était peu de chose, mais je sais que j’avais bien du chagrin. Mon père est d’avis qu’aucune chose ne devrait nous étonner, quand elle peut être expliquée scientifiquement, et c’est, paraît-il, le cas de votre léthargie. Mais rien que de me figurer à votre place, j’en perds la tête ; jamais je n’aurais pu le supporter.

– Vous l’auriez pu, si vous aviez été, comme moi, soutenue par la sympathie d’un ange, lui répondis-je.

Si mon visage exprimait le moins du monde ce que je ressentis à ce moment pour cette délicieuse créature, qui avait joué un rôle si angélique dans mon existence, elle dut lire dans mes traits une adoration respectueuse. Fut-ce mon regard ou mes paroles ? Je ne sais ; toujours est-il qu’elle baissa les yeux en rougissant.

« Au surplus, lui dis-je, si votre aventure n’a pas été aussi stupéfiante que la mienne, vous avez dû, quand même, vous sentir un peu abasourdie en voyant ressusciter un homme qui paraissait mort depuis un siècle.

– Au début, dit-elle, notre émotion fut, en effet, indescriptible ; mais, quand nous commençâmes à nous mettre à votre place et à nous figurer combien vous deviez être plus frappé que nous, nous fîmes abstraction de nos propres sentiments dans une grande mesure ; du moins, c’est ce que j’ai fait, pour ma part. La stupéfaction ne tarda pas à céder à un intérêt, à une pitié dépassant tout ce que j’avais jamais rêvé.

– Mais ne vous semble-t-il pas encore extraordinaire d’être assis à la même table que moi, sachant qui je suis ?

– Vous devez nous trouver encore plus étranges que nous ne vous trouvons. Nous appartenons à un siècle que vous ne pouviez prévoir, à une génération que vous ne soupçonniez même pas avant de nous connaître ; tandis que vous êtes de la génération de nos ancêtres, dont nous connaissons l’histoire, dont les noms reviennent souvent dans nos entretiens. Nous avons étudié vos mœurs, vos manières de voir et de penser ; rien de ce que vous dites et faites ne nous surprend ; tandis que nous ne disons et ne faisons rien qui ne vous surprenne. Aussi, monsieur West, si vous-même, avec le temps, vous vous accoutumez à nos façons, ne soyez pas surpris que, dès l’abord, nous ayons compris les vôtres.

– Je n’avais pas envisagé la chose ainsi, dis-je, il y a beaucoup de vrai dans votre observation. Il est plus facile de regarder à mille ans en arrière qu’à cinquante ans en avant Qu’est-ce qu’un siècle de passé ? J’aurais pu connaître vos arrière grands-parents ! Peut-être les ai-je connus en effet. Demeuraient-ils à Boston ?

– Je le crois.

– Vous n’en êtes pas sûre ?

– Si, je crois bien qu’ils étaient de Boston.

– J’avais de nombreuses relations dans la ville, répondis-je ; ce serait curieux si, par hasard, je pouvais vous donner des détails sur votre arrière-grand-père !

– Très curieux !

– Connaissez-vous assez bien votre généalogie pour me dire lesquels de vos aïeux vivaient à Boston de mon temps ?

– Certainement.

– Alors, un jour ou l’autre vous voudrez bien me donner leurs noms ? »

Elle était si occupée à ranger une tige récalcitrante, qu’elle ne me répondit pas sur-le-champ. Un bruit de pas sur l’escalier annonça le reste de la famille. Elle me dit :

– Peut-être, un jour.

Après déjeuner, le docteur proposa de m’emmener à l’entrepôt central, et d’y voir fonctionner le système de distribution dont Edith m’avait expliqué la théorie. En route, je ne pus m’empêcher de dire à mon compagnon :

– Voilà plusieurs jours que je jouis de votre hospitalité dans des conditions exceptionnelles, ou plutôt sans conditions. Si je n’ai pas encore fait allusion à ce côté de ma situation, c’est qu’elle en avait tant d’autres de plus extraordinaires encore ! Maintenant que je recommence à sentir le sol sous mes pieds et à me rendre compte que j’y suis et dois y rester, permettez-moi d’aborder ce sujet délicat.

– N’allez pas vous tracasser là-dessus, dit le docteur ; vous êtes mon hôte et je compte que vous le resterez longtemps. Vous admettrez, malgré la modestie qui vous distingue, qu’un convive tel que vous est une acquisition dont personne ne voudrait se départir volontiers.

– Je vous remercie, docteur. En effet, il serait absurde de ma part de ne pas accepter de grand cœur l’hospitalité temporaire de l’homme à qui je dois de n’être pas resté à attendre la fin du monde enseveli tout vivant dans une tombe. Mais si je dois devenir définitivement un citoyen de ce siècle, il faut que j’y tienne un emploi quelconque. Autrefois, un homme de plus ou de moins n’était pas remarqué dans la foule inorganique qui composait la société d’alors ; il dépendait de lui, s’il avait les reins solides, de se créer une situation. Mais aujourd’hui, chacun constitue un rouage d’une machine, avec une place et des fonctions distinctes. Je me trouve en dehors de l’engrenage et je ne vois pas comment faire pour y entrer. Pour être vraiment des vôtres, il faut l’être par droit de naissance, ou du moins à titre d’émigrant, venant de quelque autre système analogue.

Le docteur se mit à rire de bon cœur et dit :

– J’admets que notre système est défectueux en ce qu’il n’a pas prévu votre cas ; mais aussi personne ne s’attendait à un accroissement de population aussi insolite. Cependant, soyez sans crainte : avant peu, nous vous aurons procuré une place et une occupation. Jusqu’à présent, vous n’avez frayé qu’avec les membres de ma famille, mais n’allez pas croire que votre existence soit restée un mystère. Au contraire, votre cas, avant votre résurrection, et surtout depuis, a excité le plus vif intérêt dans tout le pays. En considération de votre état nerveux, on a jugé prudent, tout d’abord, de me laisser prendre exclusivement soin de vous ; ma famille et moi-même avons eu la mission de vous donner quelques idées générales sur le monde nouveau où vous vous trouvez, avant que vous vous mêliez à ses habitants. Quant à la fonction qui vous était destinée dans notre société, il n’y eut pas la moindre hésitation à cet égard. Peu d’hommes ont le pouvoir de rendre à la nation d’aussi grands services que vous quand vous quitterez mon toit – le plus tard possible, j’espère.

– Et quel genre de services ? demandai-je. Vous vous imaginez, peut-être, que je possède un métier, un art, un talent quelconque ? Je vous assure que non ; je n’ai jamais travaillé une heure, ni gagné un dollar de ma vie. Je suis fort et bien portant, je puis faire, peut-être, un ouvrier ordinaire, mais rien de plus.

– Quand ce ne serait que cela, reprit le docteur, vous trouveriez que cette occupation est aussi considérée qu’une autre ; mais vous pouvez faire beaucoup mieux. Vous en savez plus long que tous nos historiens sur ce qui concerne l’histoire sociale de la fin du dix-neuvième siècle, qui est, pour nous, une des périodes les plus intéressantes de l’humanité ; et quand, avec le temps, vous serez suffisamment familier avec nos institutions, et qu’il vous plaira de nous initier à celles de votre époque, vous trouverez tout de suite une chaire d’histoire à votre disposition dans une de nos universités.

– À merveille, répondis-je, très soulagé par cette proposition qui m’enlevait un poids du cœur. Si vraiment vos concitoyens s’intéressent tant au dix-neuvième siècle, voilà mon affaire toute trouvée ; je ne voyais pas d’autre gagne-pain pour moi ; celui-ci, je le confesse, me paraît à la hauteur de mes faibles moyens.

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