Chapitre premier

À Balata, faubourg méridional de Constantinople et l’un des plus misérables ghettos européens, naquit vers 1896 une fillette du nom d’Agar Mosès. – Elle était la dernière de sept enfants. La même année, elle perdit son père. – Il s’était approché imprudemment, au moment des massacres, des cadavres arméniens qui gisaient dans la rue. Un coup de fusil anonyme, comme il en sort un peu de partout au cours d’une émeute, l’abattit sur un de ces corps mutilés.

Les quatre aînés de la famille se débrouillaient déjà à peu près. La minable communauté juive de Balata vint en aide à la mère et aux trois plus jeunes enfants, qui étaient des filles. Agar et l’avant-dernière, Sarah, fréquentèrent l’école grecque du Fanar. Puis, Sarah étant morte d’une de ces épidémies levantines mal définies, Agar continua d’aller seule à l’école. Là, elle commença à se rendre compte que, si déshéritées que fussent les petites filles parmi lesquelles elle grandissait, elles trouvaient encore le moyen de la considérer comme un objet d’opprobre. Avant de connaître les vicissitudes de la tragique et sombre race dans laquelle l’avait fait naître la destinée, elle eut toutes les occasions de se les imaginer. Des meurtrissures aussi précoces eurent sur son âme leur répercussion naturelle ! Ce qu’il pouvait y avoir de spontanéité s’en trouva bien vite desséché. Cette mince fleur se recroquevilla. Mais, en même temps, un besoin amer et forcené de jouissances terrestres s’emparait de cette enfant en guenilles qui trottinait sans bruit, par les soirs de pluie et de neige, le long de l’eau brune et clapotante de la Corne d’Or. Mornes hivers de Constantinople ! Horreur indicible de la boue orientale, lorsque le vent de la mer Noire secoue comme autant de haillons les hideuses masures des quartiers populeux de Stamboul. Tant de misère ténébreuse donne son paroxysme de lumière au moindre éclair qui troue la nuit. Dans une de ces familles israélites où elle était invitée, quelquefois, à venir fêter le sabbat, la petite Agar se prenait à rêver voluptueusement devant le morceau de soie violette frangée d’or qui servait de gaine à la Thora. Elle n’en apercevait ni les trous ni les taches. Une fois, elle s’enhardit jusqu’à y toucher. Elle pâlit au contact de l’étoffe moirée. Pouvoir être un jour vêtue d’un tissu aussi magnifique que celui dont s’enveloppait le Livre Saint ! Elle ne fit part à personne de cette pensée monstrueuse, non par peur d’être battue, mais par crainte d’être raillée.

Sans grandes difficultés, elle était devenue la première de sa classe. On ne l’en félicitait pas. La maîtresse se servait d’elle pour faire honte aux autres enfants de se laisser ainsi distancer par une petite pauvresse, une petite réprouvée. Elles-mêmes, elles étaient, ces fillettes grecques, ces fillettes arméniennes, bien bas de par leurs origines sur les échelons de la misère. Mais elles paraissaient presque riches à côté d’Agar. Certaines pouvaient se vanter d’avoir porté quelquefois des robes faites pour elles… Qui pouvait dire, au contraire, la provenance des loques sans nom sous lesquelles la petite juive s’avançait dans l’existence ?

La première de sa classe ! L’écriture, la lecture, l’arithmétique ; un peu d’histoire sainte aussi – cela, c’était la passion d’Agar. Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi son origine la faisait honnir de ses camarades, puisqu’elle descendait d’une race dont on leur apprenait les fastes, alors que l’histoire de leur pays à elles était à peu près négligée. La destinée tour à tour étincelante et lugubre du peuple de Dieu surexcitait, exaltait son imagination. L’épisode de la femme dont elle portait le nom, abandonnée sur l’ordre de l’Éternel dans le désert, l’emplissait de l’idée que la vie terrestre n’est tout entière qu’injustice. Mais presque aussitôt, la magique aventure d’Esther venait corriger cette iniquité par l’évocation de brèves et éblouissantes perspectives. Les oripeaux qui enveloppaient la Thora l’aidaient à imaginer les atours dans lesquels la nièce de Mardochée fut présentée au Roi des Rois. Quel coup au cœur elle avait dû sentir, cette Esther, en voyant le sceptre d’or descendre lentement sur sa tête ! N’était-il pas fou d’espérer seulement qu’un jour, quelque chose de semblable pourrait avoir lieu pour elle, Agar ? En attendant, dans la petite tour de Babel qu’était son école, elle avait, sans s’en être aperçu, appris cinq langues, ce qui devait lui être l’appui le plus efficace, vu le genre d’existence que les événements allaient l’appeler à mener.

Sa mère était morte de privations, tout de suite après la petite sœur Sarah. Son autre sœur avait disparu ; les frères aussi. Agar restait seule au monde. Mais cette solitude modifiait si peu sa vie que ce fut à peine, le jour où elle se fit totale, si elle s’en rendit compte. Elle gagnait maintenant, chez une blanchisseuse du Fanar, de quoi subsister, couchant la nuit dans la boutique, entre les cordes qui ployaient dans l’ombre sous l’humide linge blême dont elle avait la garde. Elle était vêtue à peu près convenablement, mais, à treize ans, elle n’avait jamais eu encore une robe neuve.

À quelque temps de là, un événement se produisit dans sa vie. Elle franchit le pont de Galata et s’en vint habiter Péra.

Ce fut de la façon la plus humble qu’elle fit son entrée dans le grand caravansérail levantin. À la lumière de morceaux de bougies récoltés chez sa blanchisseuse, elle s’était ingéniée à apprendre, seule, la nuit venue, un peu de couture. Ce genre de travail, elle jugeait qu’il était la meilleure manière d’arriver à pénétrer un jour dans l’univers merveilleux plein du scintillement des brocarts d’Esther et des velours de la Thora. Elle parvint à faire admettre ses services chez une couturière du quartier du Tunnel. Il y avait là une demi-douzaine d’ouvrières. Agar, la plus jeune, et la dernière venue, ne faisait que les courses. La nuit, là aussi, elle restait en sentinelle, couchant sur un grabat, entre deux portes. Lorsque tout le monde était parti, et que le silence régnait dans l’immeuble, elle se relevait, allumait le gaz et faisait de nouveau courir sa chère aiguille. Dans un vieux journal, elle s’ingéniait à découper les patrons de somptuosités imaginaires. Une ou deux fois par mois, lorsque la vanité de son effort l’épouvantait, elle se laissait entraîner à sortir par ses camarades, toutes fillettes fort débrouillardes, et dont on pouvait croire que la plupart étaient déjà en assez bons termes avec le loup. Sa malchance voulut qu’un soir, rentrant seule, elle tombât au milieu d’une rixe qui finit en rafle. Elle fit la connaissance du poste de police turc, le Caracol. Le secrétaire du commissaire, jeune homme des plus avantageux, ne la laissa pas longtemps moisir au violon. Nulle rançon ne parut à Agar au-dessous du prix de sa liberté reconquise. Et d’ailleurs, comment eût-elle pu, poser ses conditions, discuter d’égale à égal, avec ce seigneur aussi comminatoire que galant ? Quand elle quitta le poste, sous la pluie de la nuit, les membres brisés, le cœur engourdi d’une tristesse résignée et morne, elle regagna en une marche chancelante sa soupente, et, jusqu’à ce que les premières lueurs de l’aube vinssent errer sur les vitres grises, elle se consola avec ses chiffons.

Quelques jours plus tard, elle eut à livrer une robe de soirée au Péra Palace. Sa patronne lui avait recommandé à la fois d’être très polie et de ne laisser la marchandise que contre paiement des trente-cinq livres dues. La cliente était une chanteuse qui connaissait des succès flatteurs dans un café-concert de la place du Taxim. Agar pénétra avec son carton dans le hall de l’hôtel. Elle resta éblouie de ce luxe, de ces dorures, de ces plantes vertes, de ces vieux messieurs somptueux effondrés dans des fauteuils de cuir, de ces jeunes gens pleins de morgue qui, juchés sur de hauts tabourets, suçaient avec des pailles des boissons aux couleurs plus belles que les velours de la Thora. Au même instant, elle se sentait saisir par le bras : c’était le portier qui venait l’informer avec rudesse qu’il y avait une entrée spéciale pour les fournisseurs.

Sur le palier où s’ouvrait la porte de la cliente, elle attendit, son carton ouvert à côté d’elle. La femme de chambre, à qui elle avait confié la robe, reparut.

– Madame veut te parler.

Agar entra et resta clouée sur le seuil. La robe, elle venait de la recevoir, lancée à toute volée, en pleine figure.

– C’est cela que tu m’apportes, petite sotte ? C’est cela que ta patronne n’a pas honte de m’envoyer ? Reprends cette horreur, et bien vite ! Est-ce que c’est du travail ?

La fillette ne s’était pas décontenancée. D’un coup d’œil rapide, elle avait examiné l’ouvrage. Elle se rendit compte des petites malfaçons qui venaient de mettre la chanteuse hors d’elle-même.

– Madame a raison – fit-elle, sur le ton le plus posé. – Mais ce n’est pas grand’chose. Si madame m’y autorise, je peux, tout de suite, arranger…

Son calme, son air tranquille et modeste firent impression sur la jeune femme. Elle se radoucit.

– Comment, toi, tu sauras ? Quel âge as-tu donc ? Quatorze ans, peut-être.

– Quinze ans, madame.

– Comment t’appelles-tu ?

– Agar Mosès.

– Ah ! Agar Mosès. Et moi, sais-tu comment je m’appelle ?

– Oui. Madame Lina de Marville.

– Cela, c’est mon nom d’emprunt. Mon vrai nom est Rachel Bernheim. Comprends-tu ?

Pour la première fois depuis qu’elle y avait pénétré, Agar osa regarder en détail l’appartement de sa coreligionnaire. Si banal qu’il fût, jamais elle ne s’était avisée d’un tel confort, d’un tel luxe. Les mille petits bibelots criards dispersés un peu partout, les mystérieux objets de toilette, les robes et les dentelles émergeant des malles, jonchant les tapis et les fauteuils, les petits coussins brodés, gansés de nœuds roses, le lit, enfin, avec ses draps traînant à terre et découvrant généreusement le corps de Lina de Marville, nu dans sa chemise de soie transparente… La gorge de l’enfant se serra. Il y avait une telle détresse admirative dans son regard que la chanteuse en fut flattée et touchée.

– Puisque tu te crois assez adroite, tâche alors de m’arranger ça. Ce sera toujours mieux. Assieds-toi près de la fenêtre, tu auras plus de lumière. Tu trouveras tout ce qu’il faut pour coudre, là, sur le guéridon, dans cette bourriche à bonbons.

Agar se mit à l’œuvre. Par bonheur, le mal n’était pas très difficile à réparer ; quelques agrafes à déplacer, un froncé à reprendre, la ceinture à remonter légèrement…

Lina de Marville la regardait faire avec sympathie.

– Mais tu as des doigts de fée, sais-tu ?

Agar, les yeux baissés, poursuivait fiévreusement son travail, sans répondre.

– Regarde-moi donc un peu. Est-elle drôle, cette gosse. As-tu déjeuné ?

La femme de chambre venait d’entrer, déposant sur une petite table un plateau encombré de toasts, de gâteaux, de raviers à beurre et à confitures, de petits brocs de porcelaine…

– J’ai déjeuné. Merci, madame.

– Tu prendras bien tout de même une tasse de chocolat.

Maintenant, Mme de Marville, debout, beurrait des rôties.

– Tiens, c’est pour toi.

– Voulez-vous d’abord essayer la robe, madame ?

– Tu es consciencieuse, toi, au moins. Tu ne veux rien accepter avant d’avoir terminé ton travail. Allons-y… Hum ! il y a bien encore quelques petites choses… Enfin, je la garde, ta robe. Mais c’est bien à cause de toi, tu sais. Tu pourras dire à ta patronne qu’elle a de la chance. Combien gagnes-tu, chez elle ?

– Quinze piastres par jour.

– Pauvre gosse ! Comme c’est exploité. Dis-moi, n’as-tu rien de meilleur à te mettre que ce que tu as sur le dos ?

Agar secoua son front pâle.

– Tiens, alors, ouvre cette armoire. Compte : premier, deuxième portemanteau. Le troisième, décroche-le et apporte-moi tout cela sur le lit. Regarde, voilà un tailleur que j’avais envoyé la semaine dernière au teinturier. Je ne sais pas comment il s’y est pris, toujours est-il que la ceinture de la jupe a raccourci de trois travers de doigt. Je ne peux plus y entrer. Mais toi, tu es plus mince que moi. Je crois que ça t’ira. D’ailleurs, nous allons voir tout de suite. C’est moi qui veux faire l’essayage. À mon tour.

Elle riait, ravie de l’aventure.

– Eh bien, qu’est-ce que tu attends ? Déshabille-toi donc.

Agar demeurait immobile, les lèvres serrées, plus blême encore que de coutume. La chanteuse comprit.

– Pauvre petite, – murmura-t-elle.

Et, avec ce tact, ce respect de la pudeur d’autrui qui est l’apanage de bien des courtisanes, elle cessa de réclamer de l’enfant le navrant étalage de sa misère.

– Dans quoi était ma robe quand tu l’as apportée ?

– Dans un carton, madame.

– Où est-il, ce carton ?

– Sur le palier.

– Va le chercher.

Elle fouillait dans ses armoires, ses malles. Elle en retira un petit chapeau cloche en feutre sombre, des souliers, un peu de linge, une robe. Elle empila le tout dans le carton, et mit par-dessus le tailleur gris.

– J’aurais été contente – dit-elle – de voir comment il t’allait. Mais il vaut mieux que tes camarades d’atelier ne te voient pas revenir avec lui. Elles seraient jalouses et te feraient des histoires. Je connais les femmes. Tu habites chez tes parents ?

– Je n’en ai plus.

– Où restes-tu, alors ?

– À l’atelier.

– Tu es libre, le soir, après le dîner ?

– Je peux m’arranger pour être libre.

– Bon. Eh bien, viens ce soir au Maxim’s, tu connais, le théâtre où je chante. Je passe à onze heures. Tâche d’arriver vers dix heures. Tu demanderas ma loge à Théodore, le chasseur nègre. Tu m’aideras à m’habiller et je te verrai avec ton tailleur. Tu es jolie, tu sais. Approche-toi donc un peu.

Agar obéit, blanche comme une morte. La jeune femme l’avait fait asseoir auprès d’elle, au bord du lit. Le contact de ce corps tiède et parfumé donnait le vertige. Agar ferma les yeux.

– Tu es coiffée à la va-comme-je-te-pousse. Tiens, prends ce flacon. Tu en frictionneras ce soir tes cheveux. Puis, tu les arrangeras comme ceci, comme cela…

Elle divisait en nattes les cheveux d’Agar, des cheveux bleus à force d’être sombres. Elle les groupait sous la nuque en un lourd chignon, les aplatissait en bandeaux sur les tempes, avec de petites tapes.

– Hein, qu’en dis-tu ? Ce n’est déjà pas mal. Tu verras, ce soir, quand ils seront souples, et que tu seras convenablement fringuée. Voici ma carte. Loge 11, n’oublie pas. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Madame, l’argent de la robe ?…

– C’est vrai ! Où ai-je la tête ? Tiens, je le mets dans une enveloppe. Trente-cinq livres, c’est bien cela. Et voici une livre pour toi. Tu prendras une voiture pour ne pas trimballer ton carton dans la boue, vois, il recommence à pleuvoir. Quel sale pays !

Agar s’enfuit. Elle courut, d’une traite jusqu’à l’atelier. Elle commença par passer dans la resserre où elle couchait, fit rapidement de tout ce qu’elle venait de recevoir un ballot qu’elle cacha derrière un amoncellement de vieilles caisses. Alors, son carton vide à la main, elle entra dans la pièce où ses camarades travaillaient.

– Une autre fois, tu tâcheras d’aller plus vite, – lui dit la couturière. – Tu as l’argent ?

Agar lui remit l’enveloppe.

Elle passa le reste de la journée dans une exaltation qu’elle eut toutes les peines du monde à cacher à ses compagnes. Restée seule, elle ne prit même pas la peine de manger, pour consacrer plus de temps à sa toilette. Et puis, il y avait sans doute quelques retouches à faire au fameux tailleur gris. Elle s’habilla avec une sorte de ferveur fébrile. Mais un immense désappointement l’attendait. Elle avait oublié que sa maîtresse, qui habitait l’étage au-dessus, avait, en s’en allant, emporté, comme d’habitude, la clé du salon d’essayage. C’était là que se trouvait la seule glace. Agar ne put se contempler dans ses atours.

Dehors, la pluie tombait sans arrêt. Elle attendit sous le porche que passât une voiture. Elle fit signe au cocher… C’était décidément la journée des grands événements.

– Place du Taxim, – dit-elle d’une voix tremblante.

Arrivée devant la porte du music-hall, il lui sembla qu’elle n’oserait jamais la franchir. Heureusement, le chasseur Théodore se trouvait là. Il la conduisit sans difficultés à la loge 11. Lina de Marville y scintillait dans le décor merveilleux des cartes postales en couleurs, des flacons de fard et des boîtes à poudre.

Elle s’exclama devant la transformation de sa protégée.

– Voyez-vous cela, Nathalie ! C’est à peine imaginable. Je vous avais dit qu’elle était jolie ; mais à ce point ! Je ne l’aurais pas cru moi-même.

La personne à laquelle elle s’adressait était une grosse dame décolletée en pointe, à la mode de 1895. Son cou, ses doigts, ses gros bras nus disparaissaient sous un étonnant étalage de bijouterie.

Lina, très grande dame, fit les présentations.

– Une vieille amie à moi, madame Nathalie Lazaresco. Ma petite, tu m’as porté bonheur : je pars dans huit jours pour le Caire où mon imprésario me fait un pont d’or. Si jamais tu te trouves dans l’embarras, tu n’auras qu’à t’adresser à madame Lazaresco. N’est-ce pas, Nathalie chérie ?

La grosse dame, une main sur l’estomac, attesta que sa bienveillance était irrévocablement acquise à mademoiselle Mosès.

Agar écoutait à peine. Elle ne vivait que pour Lina de Marville, somptueusement vêtue d’une robe bleu-nattier, pailletée d’argent. Dans la glace, devant laquelle elle était en train de se poudrer, la jeune femme lui souriait.

– Es-tu contente, mon chou ?

– Très contente, madame.

– Parfait. Je veux que tout le monde soit content. Je n’ai pas besoin de toi, Nathalie m’a aidée à m’habiller. Il faut que tu m’entendes chanter, tu sais. Nathalie, tu vas me faire le plaisir de prendre cette enfant avec toi, et vous irez, toutes deux, vous installer dans la salle à une bonne place. Tu lui feras boire ce qu’elle voudra. Puis, quand j’aurai terminé mon numéro, vous viendrez me retrouver. Je vous emmène chez Tokatlian, où Ruchdy Pacha offre à souper en mon honneur…

– La petite n’est peut-être pas assez habillée, – hasarda Nathalie.

– Tu parles. Jolie comme elle est. Ils seront tous assez heureux de se rincer l’œil. Il y a Grégoire Stamboulian, le colonel Fakry Bey, le commandant Connor, le lieutenant de Jumièges, et cette petite frappe de Chabrias Gérontopoulo, avec Nicole et Marfa, naturellement… Rien que des copains.

Dans la salle du café-concert, l’entrée d’Agar et de Mme Lazaresco fut accueillie par des sourires et des plaisanteries que la jeune fille ne remarqua pas.

– Vous n’avez peut-être jamais pris encore de champagne, ma mignonne, – dit sa nouvelle amie. – Garçon, une bouteille de Cordon Rouge.

Agar but une coupe de champagne, puis une seconde. D’extraordinaires horizons, brillants et vagues, surgirent et se mirent à défiler devant ses yeux.

Elle écoutait la voix lointaine de Mme Lazaresco, qui égrenait un chapelet ému de lieux communs.

– J’ai de la sympathie pour la jeunesse. J’en ai beaucoup. Mais à condition qu’elle soit sérieuse. Les jeunes filles ne savent ce qu’elles peuvent perdre à ne pas être sérieuses. C’est ainsi que j’ai eu une amie pour laquelle le premier secrétaire d’ambassade de M. Constans, le ministre de France, se serait coupé en quatre. J’avais beau répéter à cette petite sotte : « Fais attention, ne pousse pas à bout ce jeune homme », eh bien ! elle a préféré filer avec un deuxième comique de la tournée Baret. Vous m’écoutez ?

– Oui, madame.

– Vous avez raison. Mme de Marville pourra vous le dire : je n’ai jamais donné que de bons conseils. Savez-vous chanter ?

– Non, madame.

– Avez-vous de la voix ?

– Je ne crois pas, madame.

– On a toujours un peu de voix. Il s’agit de savoir en tirer parti. Il peut se faire aussi qu’on n’en ait pas du tout. C’est très rare, mais, enfin, cela peut arriver. Alors, on a toujours la ressource de se rabattre sur la danse. Ah ! voici Mme de Marville. Nous reprendrons cette conversation. Lina est décidément très en beauté, ce soir. Qui croirait que j’ai à peine trois ans de plus qu’elle, quatre tout au plus ?

La chanteuse faisait son entrée en scène, saluée par une tempête d’applaudissements, auxquels se mêlaient quelques sonores et sympathiques cris d’animaux. Son succès fut incontestable. Elle dut bisser l’air fameux :

C’est Isabelle

Que l’on m’appelle.

J’suis infidèle,

Mais pas cruelle

Et pour marcher je n’ai pas les pieds en dentelles.

Ce fut du délire quand elle reparut, travestie en saute-ruisseau, pour détailler une chanson encore plus spirituelle, dont le refrain était :

Moi, j’suis clerc d’avoué,

J’demeure à Saint-Quentin dans l’Aisne,

Je gagne six francs par semaine,

Blanchi, nourri, couché.

L’enthousiasme de la salle fut alors sans bornes. Un vieux Turc en redingote faisait tournoyer son fez au bout de sa canne. Des Italiens applaudissaient à bout de bras, avec de tragiques rictus dans leurs faces rasées. Un groupe de marins américains pleurait.

– Chère Lina, « dit Mme Lazaresco, fort émue, elle aussi. – Elle a réellement un genre de talent bien à elle. Tenez, voilà qu’on lui apporte des fleurs. Quelle gerbe, ma petite ! Il y en a bien pour vingt livres. C’est sûrement de la part de Ruchdy Pacha, à moins que ce ne soit le petit Gérontopoulo… de toute façon, c’est une attention.

Elle s’était levée.

– Allons. Il est temps d’aller la retrouver.

Arrivées aux premières marches de l’escalier menant aux coulisses, elle glissa une carte dans la main d’Agar.

– Venez me voir, mon enfant, venez le plus tôt possible, et, vous savez, vous n’aurez pas à vous en repentir. Tous les jours, entre trois et cinq heures. Mme Nathalie Lazaresco, 18, rue Glavani, second étage, première porte à droite.

Share on Twitter Share on Facebook