Chapitre II

Du pont du paquebot qui l’emportait, Agar regardait Constantinople s’effacer dans la brume matinale. Cette ville où elle était née, où elle avait vécu jusqu’à ce jour, il fallait donc que ce fût seulement en la quittant qu’elle la trouvât belle. Au lieu du cloaque où elle traînait, un an plus tôt, ses souliers troués, elle voyait maintenant une merveilleuse cité de tulle et d’or s’échafauder à l’horizon, y vaciller, déjà sur le point de disparaître. La jeune femme frissonna à la pensée vague que sa destinée serait peut-être de ne connaître la valeur des choses que le jour où elle les perdrait.

Le bateau doublait la pointe du vieux Sérail, blanche et noire de marbres et d’ifs. Bientôt, il ne resta de la magnifique apparition qu’un brouillard au rose duquel les fumées des navires ancrés dans le port mêlaient leurs transparentes grisailles. Vers le sud, presque immédiatement, les îles des Princes surgirent. Des dauphins d’argent se poursuivaient sur la mer.

Éblouie, près de défaillir sous le faix de tout cet azur, Agar quitta le pont et descendit dans la cabine de seconde classe, où le peu d’affluence de voyageurs, en cette saison, lui permettait d’être seule. Elle commença par ranger ses bagages, déposés là au petit bonheur, dans le tohu-bohu du départ, par des porteurs payés trop tôt. Il y avait deux grandes belles malles, une valise toute neuve et un élégant nécessaire de voyage. Chacune des malles était pourvue d’une étiquette sur laquelle s’étalaient en ronde ce nom et cette qualité : Mademoiselle Jessica, artiste chorégraphique.

Six mois avaient suffi à Mme Lazaresco pour opérer cette métamorphose, et il y avait un peu plus d’un an de la première visite d’Agar à Lina de Marville, retombée depuis dans les ténèbres où sombrent les étoiles filantes. La nuit même du fameux souper, sur les instances de la bonne dame convaincue par les œillades et les compliments des convives que l’affaire valait décidément la peine qu’elle s’en occupât, Agar s’était laissé arracher sans peine par Mme Lazaresco la promesse qu’elle irait la voir dès le lendemain. À partir de cet instant, elle n’avait pas eu de guide plus habile, sinon plus désintéressé.

La méthode de Mme Lazaresco, dont l’excellence était attestée par trois ou quatre cas d’éclatante réussite, consistait à n’épargner ni le temps, ni la peine, ni l’argent pour former des sujets d’élite. Elle ne brûlait pas banalement les étapes. Au lieu de lancer tout de go dans la galanterie la jolie fille qui avait la chance de tomber entre ses mains, elle la faisait, autant que possible, et pour peu que le sujet lui parût d’avenir, passer par des gradations savantes, s’ingéniant à discerner dans quelle voie elle aurait le plus de chances de mettre en valeur ses dons naturels. Il fallait une mise de fonds préalable. Mme Lazaresco n’hésitait pas à avancer les premières sommes. Elle s’arrangeait pour les faire couvrir rapidement par un monsieur sérieux et discret, de préférence en puissance d’épouse. M. Grégoire Stamboulian, coulissier à Galata, joua auprès d’Agar ce rôle initial. Il donna le nécessaire pour qu’elle pût paraître en public vêtue de façon convenable, et, en même temps, il fournissait à Mme Lazaresco l’argent que réclamait l’éducation de son élève. Elle dut assez vite abandonner l’espoir d’en faire une chanteuse. Agar avait une voix trop ténue, et qui manquait d’aplomb. Mais, comme danseuse, il apparut qu’elle devait arriver à des résultats satisfaisants et rapides. Sa conformation physique l’y prédisposait. Grande, un peu maigre encore, la jeune fille avait les jambes longues et fines, les hanches harmonieuses, et ce charmant dos arqué, fendu, qui sait si bien, en se cambrant, en se renversant, exalter les désirs, surtout lorsque, comme c’était le cas, l’impassibilité presque dure du visage accroît le caractère lascif des mouvements en le compliquant de mystère.

En quelques mois de leçons, Agar était devenue une danseuse passable, quoique toujours un peu froide. Mme Lazaresco la fit débuter, à titre d’essai, aux Petits-Champs, à l’occasion d’une fête de charité. Elle y obtint un succès qui eût pu lui permettre d’avoir immédiatement un engagement assez avantageux sur une scène de Constantinople. Mais son manager-femelle s’y opposa. Mme Lazaresco avait pour principe que l’on ne doit jamais débuter dans la ville dont on est originaire, et où, tôt ou tard, la jalousie des petites camarades finit par déterrer des attaches généralement peu flatteuses pour la vanité de protecteurs éventuels. L’éducation artistique d’Agar, devenue, sur ces entrefaites, Mlle Jessica, étant achevée, la bonne Nathalie jugea le moment venu de passer à son éducation mondaine, ce qui consista à lui apprendre le parti que l’on peut et que l’on doit tirer des hommes. La brave dame possédait sous ce rapport un lot surprenant de règles et d’axiomes, tous marqués au coin de la psychologie la plus réaliste : défiance raisonnée des jeunes gens ; mépris à peu près constant de la beauté masculine, qui se traduit d’ordinaire par un manque à gagner ; prudence surtout, grande prudence dans l’ascension. Ce fut par application de ce dernier principe que M. Grégoire Stamboulian ne fut liquidé que lorsque Agar eut été assurée d’une protection plus rémunératrice. Du courtier de Galata, elle avait retiré, outre ses frais d’éducation et le prélèvement opéré à son profit personnel par Mme Lazaresco, une somme de trois cents livres qui fut immédiatement placée à la Banque Ottomane. Le successeur, comte de Künersdorf, administrateur de la Dette, était un gentilhomme russe qui devait rentrer dans son pays trois mois après. Il avait prié Mme Lazaresco de lui trouver une compagnie agréable pour l’aider à passer ses dernières semaines de Constantinople. On n’eut pas à se plaindre de lui. Mme Lazaresco jugea néanmoins que sa pupille n’avait pas tiré d’une telle occasion le parti qu’elle aurait pu ; elle décida, en conséquence, qu’Agar devait, en voyageant, se perfectionner dans la connaissance des hommes et des choses. D’ailleurs, deux nouvelles élèves réclamaient sa sollicitude. Agar paraissait, pour le moment, lui avoir rapporté tout ce qu’elle pouvait. Mme Lazaresco conclut en son nom, et à peu près sans la prévenir, un contrat de deux mois avec le propriétaire d’un grand music-hall qui venait de s’ouvrir à Salonique. Elle tint à écrire elle-même le nom de Mlle Jessica, artiste chorégraphique, sur les belles malles, attention suprême de M. le comte de Künersdorf.

Les flots écumeux et verdâtres ruisselaient avec un murmure égal le long du hublot, faisant courir, au plafond de ripolin blanc, leurs ombres grises. Dans cette cabine, où toute sa destinée, toute sa fortune se trouvaient à cette heure encloses, Agar s’assit sur la couchette. Elle prit dans la poche droite de sa jaquette le confortable portefeuille de cuir havane que le comte de Künersdorf lui avait donné. Elle en éparpilla le contenu sur le lit. Des billets de banque d’abord ; elle se mit à les classer par ordre de dimensions, avant d’en faire le total. Soixante-dix livres, c’était bien cela. Puis, la lettre de crédit sur les succursales de la Banque Ottomane : huit cents livres, c’était cela encore, puisque aux trois cents livres de Grégoire Stamboulian étaient venues s’ajouter les mille livres du comte, somme dont il fallait défalquer les frais de voyage et le souvenir offert la veille du départ à Mme Lazaresco. Le passeport, ensuite, illustré de la photographie où elle était représentée avec son éclatant diadème de danseuse. Le contrat avec le music-hall de Salonique, enfin ; elle en connaissait à peu près par cœur les dix-huit articles, elle tint à les relire cependant, parce que, sur le papier, les mots ne lui faisaient jamais l’effet d’être les mêmes que dans sa mémoire. Les conditions qui étaient exposées là, Agar les avait acceptées avec cette docilité qui paraissait un des traits dominants de son caractère. Que ce fût horreur de la discussion ou fatigue devant elle, ou, mieux encore, sentiment de l’à quoi bon de nos efforts pour redresser les iniquités du destin, toujours est-il que peu d’êtres pouvaient passer pour plus influençables qu’elle. Si, au lieu de lui faire rencontrer Mme Lazaresco, le hasard l’avait mise sur la route de quelque conducteur d’âmes mystique et désintéressé, son existence se serait annoncée de façon tout autre, à la condition, bien entendu, que restât sauvegardé ce goût de l’imprévu, du merveilleux, si profondément enraciné dans le cœur de tous ceux de sa race.

La première des obligations auxquelles l’astreignait son contrat, était relative aux deux numéros de danse orientale qu’elle devait exécuter chaque soir. La plus grande de ses malles était pleine des costumes sous lesquels elle allait avoir à paraître sur les planches, toute une verroterie étincelante, diadèmes, bracelets, cache-gorge hérissés de barbares cabochons multicolores. Il y avait aussi les écharpes, à la fois aériennes et hiératiques, souples lamés d’Orient qui tourbillonnent comme des nuages et cliquettent comme des sistres. La même malle contenait les morceaux de musique recopiés et adaptés par un maëstro roumain. Tels étaient les instruments de travail d’Agar. Ils devaient lui permettre de cheminer dans les sentiers les plus scabreux sous le fallacieux alibi de l’art. Grâce à eux, il lui serait peut-être possible de se soustraire à certains risques atroces, et de ne pas trop redouter le navrant appareil policier et sanitaire destiné à protéger les peu intéressants nourrissons de la société contre les misérables colporteuses d’amour. D’autres clauses avaient trait à la stricte observation des heures d’arrivée et de départ : six heures du soir, heure de l’apéritif, trois heures du matin, heure de la fermeture. C’étaient là les clauses scabreuses. L’art chorégraphique s’effaçait pour laisser pointer tout autre chose. Agar s’était d’abord imaginé qu’elle ne serait tenue qu’à exécuter ses deux danses, et qu’ensuite on lui laisserait la liberté de s’aller coucher, seule autant que possible. Mme Lazaresco avait largement fait justice de cette prétention : « Est-ce que tu te crois, déjà, ma petite, une Napierkowska, une Mistinguett ? Penses-tu que la danse suffirait à faire marcher l’établissement, s’il n’y avait pas la limonade, le champagne et le reste ? » Agar s’était inclinée devant des paroles aussi riches de sens. Elle signa le papier qui lui faisait un devoir, par l’appât de sa beauté et de ses faveurs, de pousser de son mieux à la consommation. Moyennant quoi, elle devait recevoir deux livres par jour, plus le repas du soir, et dix pour cent du chiffre produit par les bouteilles de champagne qui seraient chaque nuit débouchées à sa table. « Petite sotte, lui avait dit Mme Lazaresco, est-ce que tu ne te rends pas compte que c’est cela qui peut devenir le plus intéressant ? Tu peux te faire rien qu’avec le champagne une moyenne de cinq livres par soir. Mais il faut être gaie, savoir plaisanter avec le client. Les messieurs qui viennent là, tu te l’imagines bien, ce n’est pas pour avoir devant eux des figures d’enterrement. »

Points cardinaux de la Méditerranée orientale, cafés-concerts de Constantinople, de Salonique, d’Alexandrie, de Beyrouth, qui voudrait consigner leurs fastes spéciaux serait obligé de se reporter sans cesse aux immenses tumultes politiques et guerriers qui depuis quinze ans n’ont cessé de bouleverser ce coin du vieux monde. Guerres italo-turque, balkanique, gréco-turque, campagnes des Dardanelles, de Macédoine, du Sinaï, de Palestine, de Syrie, quelle diversité d’échantillons humains n’ont-elles pas fait défiler dans ces caravansérails du plaisir facile et rapide ! Mlle Jessica arrivait au bon moment. Sans s’en rendre compte peut-être, elle tint le rôle qui lui était désigné dans ces extraordinaires annales. Du Casino de la Tour-Blanche à Salonique, elle passa au Casino Belle-Vue d’Alexandrie, puis au Miramar de Beyrouth, puis à la Mascotte de Constantinople, pour revenir, après des intermèdes au Caire, à Alep, à Athènes ou à Smyrne, encore à la Tour-Blanche, puis encore au Belle-Vue, puis encore au Miramar, puis encore à la Mascotte. À ce jeu, le vaste Orient tumultueux devient une petite ville, où l’on se retrouve à chaque tournant de rue. Et cependant quel kaléidoscope ! Agar vit planer sur Salonique le zeppelin fantôme, après avoir entendu tonner dans les Détroits des Îles grecques les canons de la corvette fantôme Hamidié. Elle assista au débarquement des blessés putréfiés de Sed-dul-Bahr, au retour triomphal de Zagloul Pacha, couvrant la mer égyptienne de petites barques pavoisées. Elle vit blanchir la moustache de Sarrail, baller la manche vide de Gouraud, luire le binocle de Vénizelos, descendre du Zappéion les civières des marins français assassinés. Elle connut un terrible petit général, à bonnet d’astrakan, qui s’appelait déjà Enver Pacha, et un grand colonel roux qui ne s’appelait encore que Moustapha Kemal Bey. Elle connut, elle connut… que lui importait ! Le matin, se réveillant dans une ville nouvelle, dans une chambre la veille encore ignorée, tandis que le soleil insinuait ses rais ardents entre les fentes des rideaux, il lui arrivait de ne plus se rappeler la nationalité du jeune homme qu’elle retrouvait là, dans son lit, à son côté, sommeillant, écrasé de fatigue. Pour s’en souvenir, elle devait, se redressant sur son séant, saisir du regard un détail de l’uniforme dont les pièces éparses jonchaient le tapis ou les fauteuils. Vareuse bleue ou kaki d’un soldat de France, casquette plate d’un officier d’Allenby, képi fendu d’un Serbe, kolbak d’un cavalier de Wrangel, képi grec, képi italien, kalpak turc… La mémoire lui revenait alors, et elle se recouchait avec précaution, afin de ne pas troubler les ultimes minutes de quiétude du jeune dormeur qui allait dans quelques instants disparaître pour toujours sur les chemins de l’aventure militaire et de la mort.

C’était en 1911 que, quittant le giron de Mme Lazaresco, elle était arrivée à Salonique pour y faire ses premières armes. Depuis, douze années s’étaient écoulées, douze années à peu près interchangeables dans son souvenir, en dépit des prodigieux événements qui avaient remué l’univers. Ces douze années de la débauche la plus exécrable de toutes, la débauche régulière, réglementée, à heures fixes, avaient respecté sa santé physique et sa beauté. Quant au moral, qui eût pu en parler ? Personne ne connaissait Agar, elle-même peut-être moins que tout autre. Ses vieux enthousiasmes enfantins avaient disparu au plus profond de son être, et il n’était guère possible de dire s’ils y dormaient ou s’ils étaient morts. Elle ne s’était attachée à aucun homme, et aucun de ceux qui l’approchèrent n’avaient eu le temps de s’attacher à cette errante, que semblait animer un perpétuel besoin de cieux nouveaux. Seules, quelques-unes de ses compagnes de travail parurent avoir été plus favorisées. Sa beauté, encore que toujours un peu froide, sa bonté, encore que toujours un peu distante, avaient valu à mademoiselle Jessica quelques unes de ces amitiés de femmes, brûlantes et troubles, orageuses et rapides. Telle fut l’amitié de cette Nadèje, une Géorgienne aux yeux verts, tuée par la cocaïne à Constantinople au printemps de 1919. Telles Baby et Katby, deux petites jumelles smyrniotes, mortes toutes deux, tragiquement, l’une pendue à Brousse par les Turcs, l’autre fusillée à Athènes par les Grecs, misérables et futiles agents de renseignements, qui n’avaient jamais compris le danger des piastres et des drachmes dont on avait payé leurs services, dans la lutte où elles avaient sans le savoir travaillé l’une contre l’autre. Telle aussi sa coreligionnaire, cette sombre et belle Thamar avec qui elle avait vécu six mois, et dont elle n’avait jamais eu de nouvelles, non plus que de la petite chanteuse française, Reine Avril. Celle-ci était sa préférée, peut-être parce que Agar l’avait sauvée à deux reprises, une première fois à Beyrouth, de la police, et une seconde fois, à Alexandrie, de la misère… Elle était partie brusquement, et depuis Agar n’avait plus eu de véritable amie. La vie avait continué pour elle avec ses hauts et ses bas, ses périodes de prospérité alternant avec les périodes de dénûment noir, pendant lesquelles, avec une robe qui a coûté cent livres sur le dos et des souliers de satin troués aux pieds, on est obligé, pour parfaire le prix du billet de troisième classe qui vous emportera vers une ville plus propice, ou simplement parfois pour manger, d’accepter les hommages d’un chauffeur de taxi ou d’un Bédouin suspect. Hideuses étreintes, pendant lesquelles on voit passer et repasser l’ombre menaçante de l’hôpital… Et puis, en moins de huit jours, sans raison, à l’improviste, la belle chance aux ailes d’or qui revient, et, derechef, l’insouciance heureuse et fleurie.

Pour le moment, en ce printemps de 1923 qui la trouvait à Alexandrie, elle en était à une des époques les moins souriantes qu’elle eût eu à traverser jusque-là. La vingtaine de milliers de francs qu’elle avait emportée de Constantinople, comme mise de fonds pour ses débuts, tour à tour fondue, reconstituée, augmentée, rognée, se trouvait maintenant réduite à quelques livres, à la suite d’une grippe qui l’avait contrainte à garder la chambre pendant un mois. Cette maladie l’avait obligée à résilier son engagement au Casino Belle-Vue. En vain, dès qu’elle fut sur pieds, elle erra chez les directeurs des divers music-halls, diminuant à chaque visite ses prétentions. Peine perdue. Tous les engagements étaient déjà conclus pour le restant de la saison. On était au moment où il lui eût fallu refaire sa garde-robe d’été, et elle n’en avait pas les moyens. Elle avait connu à maintes reprises ce genre de disgrâce, et toujours le salut était venu à temps. Elle ne s’inquiétait donc pas outre mesure, mais elle était obligée de s’avouer que rarement l’avenir s’était présenté sous d’aussi peu agréables couleurs.

Elle avait déjeuné ce jour-là dans un petit restaurant du quai, fréquenté par des acteurs des troupes grecques. En regagnant sa chambre, située au troisième étage d’un immeuble du boulevard de Ramleh, elle trouva une lettre sous sa porte.

C’était M. Sampietri qui l’invitait à passer d’urgence à son bureau.

M. Sampietri était un imprésario maltais qui lui avait proposé plusieurs fois des engagements alors qu’elle était déjà pourvue. Elle était allée le voir l’avant-veille. Maintenant qu’elle avait besoin de lui, voilà qu’il déclarait n’avoir rien à lui offrir. Cette lettre inattendue devait pourtant être l’indice d’une bonne nouvelle…

– J’ai quelque chose pour toi, ma petite, – lui cria-t-il, dès qu’il la vit entrer.

– Ici ?

– Ça non, par exemple. Tout est au complet à Alexandrie, jusque dans les plus petites boîtes, tu le sais bien. Ce serait pour ailleurs. Mais tu n’as pas peur des voyages.

– Où faudra-t-il aller ?

– À Caïffa.

Elle le regarda avec une surprise désappointée.

– Tu ne sais pas où c’est, Caïffa ?

– Si, – dit-elle. – J’y suis passée en venant de Beyrouth. Le bateau s’est arrêté deux heures. Mais je ne suis pas descendue.

Elle eut une moue.

– Ça n’a pas l’air très joli, ni bien important.

– C’est une ville qui n’en est qu’à ses débuts, – dit M. Sampietri. – Dame, d’abord, c’est moins gai. Mais c’est toujours dans des endroits comme ça que se trouvent les situations d’avenir.

Il lui expliqua qu’il n’y avait à Caïffa qu’un seul café européen. Devant le développement chaque jour plus considérable apporté à la ville par les Anglais et les Israélites, le propriétaire du café, un ami à lui, avait décidé d’adjoindre un concert à son établissement. Il avait déjà l’orchestre ; il lui écrivait pour avoir des artistes.

– Il tient à commencer prudemment ; d’abord, une chanteuse ou une danseuse. Puis, si ça marche, et il est sûr que ça marchera, il verra à en faire venir d’autres. Mais il est certain que celle qui aura été là la première, pour peu qu’elle sache y faire, aura dans l’établissement une place privilégiée, sera consultée sur le programme, le choix des artistes… Une sorte de direction artistique, quoi.

– Et qu’est-ce que j’aurai ?

– Une livre égyptienne par jour pour commencer, le repas du soir, plus le dix pour cent sur les consommations, comme de coutume. Ça va ?

– Ça va. Mais pour un mois seulement, et pendant ce temps, tu tâcheras de te débrouiller pour me trouver quelque chose à Alexandrie, parce que ça ne doit pas être drôle là-bas.

– C’est promis, ma petite Jessica. Pour quelle date puis-je télégraphier ton arrivée ?

– Comment y va-t-on, à Caïffa ?

– Tu prends ici le train à quatre heures du soir. Tu changes de nuit à Kantara, à cause du canal, et tu es le lendemain matin à neuf heures à Caïffa. À présent, n’oublie pas qu’en Palestine les trains ne circulent pas le dimanche.

– Nous sommes vendredi. Tu peux télégraphier que j’arriverai mardi matin. Mais d’ici là, qu’on m’envoie l’argent du voyage.

– Entendu.

À la date fixée, elle descendait sur le quai de la gare de Caïffa. Des belles malles du comte de Künersdorf, il ne restait maintenant plus qu’une, bien avachie. L’autre avait été remplacée de façon peu honorable par une longue manne d’osier à housse grise.

Elle laissa ses bagages à la consigne, prit une voiture et se mit à la recherche de son café.

Le premier contact avec sa nouvelle résidence fut désastreux. Il pleuvait. L’eau transformait en un mortier gluant la poussière de plâtre de cette ville qui paraissait un chantier de construction. Nulle trace du laisser-aller, de la bonhomie orientale. Les quelques musulmans que l’on rencontrait n’avaient pas l’air d’être chez eux. Aucune de ces disputes pittoresques entre charmants petits voyous indigènes. Le silence. Une atmosphère de phalanstère et de police. Là, tout près, au midi, vaguement aperçu dans un moutonnement de nuages sombres, un énorme promontoire pelé et jaunâtre : le Mont Carmel. Des individus vêtus comme des ouvriers d’une banlieue européenne croisaient la voiture, y jetant un coup d’œil inquiet et furtif. Agar eut un sentiment de malaise en croyant reconnaître dans ces êtres falots des coreligionnaires.

Elle finit par découvrir le café au bord de la mer. Il se composait d’une rotonde ouverte sur une terrasse en bois que des pilotis dressaient au-dessus des flots. Quand le ciel était clair, la vue devait être assez agréable.

Le patron, M. Divisio, brave petit homme grisonnant, s’inclina à plusieurs reprises devant Agar. Il avait l’air fort ému à la pensée que cette élégante jeune femme dépendait désormais de son établissement.

– J’ai visité à votre intention, Mademoiselle, tout près d’ici, deux ou trois très jolies chambres. Vous pourrez choisir et vous installer dans celle qui vous plaira le mieux.

– Merci, – dit-elle. – Quand commençons-nous ?

– Ce soir, si vous voulez bien. J’ai fait poser des affiches dans toute la ville. Je crois que nous aurons du monde. Vous verrez.

– Il faut que je répète.

– Bien entendu. J’ai convoqué pour trois heures, M. Léopold Grünnberg, mon chef d’orchestre.

À trois heures, quand Agar revint, M. Léopold Grünnberg, grand garçon blond et malingre, était déjà là. Il composait, avec son piano, tout l’orchestre qu’il était chargé de diriger.

Il était en train de discuter avec M. Divisio.

– Le bateau ne sera pas ici avant douze jours. Vous avez donc deux semaines pour me trouver un remplaçant.

– Vous quittez Caïffa ? – lui demanda Agar, quand il eut fini de la faire répéter, avec beaucoup d’habileté d’ailleurs.

Il poussa un soupir de satisfaction.

– Ce n’est pas trop tôt.

C’est une chose navrante, quand on arrive pour y rester dans un nouvel endroit, de commencer par rencontrer quelqu’un qui se réjouit d’en partir.

– Vous êtes israélite ? – dit timidement Agar.

– Bien sûr. Sans ça, je ne serais pas ici.

– Je le suis aussi, – murmura-t-elle.

– Ah ! Enchanté. Oui, mais vous, avec votre métier, vous ne risquez pas d’être embrigadée dans la combinaison.

– Quelle combinaison ?

Il la regarda avec étonnement.

– Le Sionisme, tiens.

– Ah, oui, – fit-elle, – vous être venu d’Europe pour coloniser par ici.

– On nous a joliment mis dedans, – dit-il. – De belles promesses, un pays merveilleux. Quand on voit ce que c’est ! Un jour, vous aurez l’occasion d’aller vous promener à l’intérieur. Vous pourrez regarder… Rien que des cailloux. Six mois, je serai resté six mois. Cela suffit. Je m’en vais, et je ne suis pas le seul, vous savez.

Son cœur débordait d’amertume, il était heureux de le vider.

– Si encore on était employé de façon rationnelle. Moi, par exemple, j’étais étudiant en médecine à Bonn. On aurait pu m’utiliser. Ah ! oui, on m’a mis dans une équipe routière, à casser des pierres entre Djenin et Naplouse. Elle est jolie, je vous le jure, la terre des Ancêtres. Par bonheur, je suis citoyen américain. Sans cela, je n’aurais même pas pu obtenir de passeport pour repartir. Les colons viennent de moins en moins nombreux, vous savez. Alors, ceux qui y sont, on tient à les garder.

Agar demeurait muette. Elle n’aimait pas à se prononcer sur les choses qu’elle ignorait. Elle était seulement attristée d’entendre dire que la terre qu’elle avait parée dans son enfance de si belles couleurs n’était qu’un champ de cailloux stérile.

Léopold Grünnberg eut une quinte de toux.

– Vous comptez rester longtemps ici ? – demanda-t-il.

– Un mois au moins. À présent, vous savez, si je m’y plais, je peux prolonger.

Il haussa les épaules, éclata d’un rire qui se transforma de nouveau en toux.

– Je suis bien tranquille sur ce point, dit-il.

Le soir, pour les débuts de Mademoiselle Jessica, le public n’était peut-être pas des mieux trié, mais il vint nombreux, et il montra par ses bravos qu’il appréciait un genre de divertissement dont il avait dû être depuis longtemps sevré.

Agar, pourtant, dansa beaucoup moins bien que d’ordinaire. Elle en attribua la faute à Léopold Grünnberg, qui lui parut l’accompagner d’une façon plus décousue et nerveuse que l’après-midi. Exécutant sa seconde danse, elle crut trouver une autre explication. Il y avait dans un coin de la salle, seul à une table, un petit homme, sorte de gnome cagneux au visage caché par d’énormes lunettes noires. Elle concevait un singulier énervement à voir, tandis qu’elle dansait, les verres de ces lunettes braqués sans cesse, obscurs et fixes, dans sa direction.

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