Chapitre XV

– Qu’y a-t-il, Jessica ? demanda à voix basse et avec inquiétude M. de Biesvres.

Très calme, très maîtresse d’elle-même, la danseuse s’était levée.

– Excusez-moi ! murmura-t-elle.

– Qu’as-tu ? demanda à son tour Rigaud.

– Rien, je t’assure. Un petit malaise. Cette salle est surchauffée. J’ai besoin de prendre un peu l’air. Encore une fois, ce n’est rien.

– Veux-tu que je sorte avec toi ? dit Lucie.

– Jessica ! fit sur un ton éploré le bon M. Guilloré.

Elle eut un petit geste d’impatience.

– Que personne ne se dérange. Un peu d’air et tout sera fini.

Elle remercia Rigaud qui venait de l’aider à passer son manteau et sortit de la baignoire.

Dans les couloirs, elle croisa quelques retardataires qui gagnaient en hâte leur place. Elle gravit le grand escalier, puis s’engagea dans ceux qui mènent aux étages supérieurs. Rapidement, elle atteignit le couloir réservé aux spectateurs des deuxièmes galeries. Il était désert. Les pauvres gens, au théâtre, ne sont jamais en retard.

Dans son box, une vieille ouvreuse opérait avec méthode le recensement de ses tickets de vestiaire. Agar alla à elle.

– Madame, commença-t-elle.

La vieille releva la tête. Le ton de son interlocutrice était de ceux qui forcent l’attention.

– Madame, il y a une jeune fille en tailleur gris qui occupe la troisième place, à partir du rideau, au premier rang. Il faut que vous alliez lui dire qu’elle vienne tout de suite, que quelqu’un a à lui parler.

Pour la forme, l’ouvreuse essaya une timide défense.

– La représentation est commencée. Au prochain entr’acte…

– Tout de suite, dit impérieusement Agar.

Seule pour quelques secondes, elle s’appuya à la muraille peinte en rouge. À l’ouverture de la travée par laquelle la vieille venait de pénétrer dans la salle, elle voyait le dos du garde républicain de service, appliqué à ne pas perdre une seule réplique du premier acte. Par moments, nasillardes, comme du fond d’un gramophone, les voix des acteurs parvenaient jusqu’à elle. Puis elle n’entendit plus rien, ne vit plus rien, sauf, devant elle, Guitelé.

– Agar, répétait la petite fille en joignant les mains, Agar.

– Viens par ici, dit brusquement Agar.

Et elle l’entraîna vers un endroit où le couloir, s’incurvant, les laissait toutes deux absolument seules. Alors, en silence, elles se regardèrent.

– Agar, dit de nouveau Guitelé.

Et elle eut un geste pour l’étreindre. Mais Agar, se dérobant, mit ses mains sur les épaules de la jeune fille, comme pour mieux la regarder. Guitelé était restée la même, avec, peut-être, plus de souplesse et plus de force. Ses yeux brillaient, d’un feu plus sombre, au milieu de cernes profonds, agrandis sans doute par les fatigues du voyage et les émotions de l’arrivée.

– Comment es-tu là ? demanda enfin Agar.

– Je suis venue te chercher, dit la jeune fille, baissant la tête.

– Je ne te demande pas pourquoi tu es venue. Je te demande comment. Comment as-tu pu faire pour me trouver ? Personne ici ne connaît mon véritable nom.

– Si, quelqu’un, dit Guitelé.

– Ah ! je comprends, fit la danseuse : M. Carcassonne.

– J’avais promis, murmura l’enfant, de ne pas te dire que c’était lui. Mais il devait bien se douter que tu devinerais.

– Comment as-tu eu l’idée d’aller trouver M. Carcassonne ?

– Pouvais-je faire autrement ? Je ne connaissais personne. Je suis arrivée ce matin. Tout de suite, je suis allée chez le Baron. Il était à peine neuf heures. On ne m’a pas reçue. Je suis revenue, puis revenue encore. À la troisième fois, j’ai vu M. Carcassonne. Il est bon. Il a eu pitié de ma peine, de ma détresse.

– Alors, il t’a donné mon adresse et mon autre nom.

– Il me les a donnés, mais après bien des hésitations, je t’assure. C’était vers six heures. Je suis partie à pied. Je me suis égarée dans cette ville. Il était plus de sept heures quand je suis arrivée à cette belle maison. C’est donc là que tu habites, Agar ?

– Oui. Alors, qu’as-tu fait ?

– J’ai demandé Mlle Jessica, comme m’avait bien recommandé de le faire M. Carcassonne. Une dame m’a dit que tu venais juste de sortir, que tu dînais dehors et qu’ensuite tu devais passer la soirée au théâtre, à la Comédie-Française. D’abord, je ne l’ai pas cru. Je pensais qu’elle disait cela pour me mettre à la porte. Mais j’ai pris une voiture. Je suis venue à la Comédie-Française. Quand j’ai vu le titre de la pièce qu’on jouait, j’ai senti que c’était vrai, que tu étais ici.

– Que t’a dit encore sur moi M. Carcassonne ?

– Il ne m’a pas dit autre chose, je te le jure. Mon Dieu ! Mon Dieu !…

– Quoi ?

– Que tu es belle, Agar ! C’est seulement maintenant que je m’en aperçois. Moi qui te trouvais déjà si belle, au Puits de Jacob. Mais maintenant !…

– Chut ! dit Agar, lui serrant la main avec force.

Le garde républicain, par acquit de conscience, abandonnant un instant les délices du spectacle, venait d’apparaître dans le couloir. Il passa auprès d’elles, regarda non sans quelque étonnement cette chose imprévue, une femme en manteau de zibeline s’entretenant avec une cliente des deuxièmes galeries, hocha la tête, et reprit sa place dans la salle, les laissant de nouveau seules.

– Agar, dit timidement Guitelé, tes bagues, est-ce qu’elles sont vraies ?

– Tais-toi, fit la jeune femme précipitamment. Le Puits de Jacob, disais-tu ?

– Eh bien ?

– Dis-moi ce qui se passe, au Puits de Jacob.

Guitelé eut un sourire navrant.

– Ce qui s’y passe ? Je pense que tu t’en doutes, puisque je suis venue te chercher.

– Personne, donc, dit Agar d’une voix entrecoupée, personne, depuis mon départ, n’est venu à votre aide.

– Si, on est venu à notre aide. On nous a envoyé de l’argent, beaucoup plus d’argent même que nous n’aurions jamais pu l’espérer.

– Alors ?

– Alors, il s’est produit une chose bizarre. Plus nous recevions d’argent, plus les choses paraissaient aller mal. Une œuvre comme la nôtre, il semble qu’il faille quelque chose de plus que de l’argent pour la faire vivre.

– Quoi ?

– Je ne sais pas. Quelque chose comme la joie, la confiance, par exemple. Quelque chose comme ce que le plus sceptique ressentait quand tu étais encore parmi nous.

– Cette chose-là, ne l’avez-vous donc plus ? Mlle Weill ?

– Mlle Weill ? dit la petite avec son sourire douloureux, Mlle Weill a quitté le Puits de Jacob.

– Mlle Weill n’est plus au Puits de Jacob !

– C’est la seule qui en soit partie contre son gré. Elle est à la maison de santé de Bethléem.

– À la maison de santé de Bethléem ? Elle est donc devenue folle ?

– Oui, dit Guitelé.

– Folle, folle, répétait Agar.

– Elle n’avait déjà plus, tu te rappelles, toute sa tête quand tu t’en es allée. Depuis, le mal n’a fait que s’aggraver. Il a fallu se décider à prendre cette mesure. De temps en temps, on a de ses nouvelles. Oh ! sa folie n’est pas une folie furieuse. Mais Ida Jokaï, qui la soigne, dit qu’il est trop tard, qu’elle ne guérira jamais.

– Ida Jokaï ? Comment peut-elle la soigner là-bas, à Bethléem ?

– Parce qu’Ida Jokaï, elle aussi, a quitté la colonie. On lui a offert, à plusieurs reprises, de très belles situations. On manque de médecins en Palestine. Elle a commencé par refuser. Mais on ne peut exiger des gens un dévouement indéfini. À la fin, devant une offre plus brillante que les autres, elle s’est laissé tenter. Elle est partie.

Elles restèrent un instant muettes. Guitelé avait baissé les yeux. Elle ne voyait pas deux lourdes larmes qui coulaient lentement sur les joues d’Agar.

– Et… lui ? put-elle murmurer enfin.

Guitelé eut un geste vague.

– Lui ? Il vit toujours. C’est tout ce que je puis t’en dire.

– Il vit toujours !

– On peut croire que c’est un miracle. Lorsque tu n’es pas revenue et que Mlle Weill a perdu la raison, nous avons tous bien cru que nous ne le conserverions plus longtemps parmi nous. Mais il y a chez lui une énergie qui nous dépasse, que nous n’arrivons pas à comprendre. Tu te souviens de l’état dans lequel il était quand tu es partie. Tu imagines ce qu’il a pu devenir quand on n’a plus eu de tes nouvelles. Il a lutté, pourtant, il a vécu. Il vit encore. Par quel prodige, c’est cela qui est incompréhensible. Mais il est devenu presque aveugle. Il passe souvent des journées entières sans prononcer une parole. Sa barbe, ses cheveux sont blancs.

– Et, demanda encore Agar, est-ce que, quelquefois, il lui arrive de parler de moi ?

– Jamais, dit la jeune fille.

À intervalles de plus en plus rapprochés, le crépitement des applaudissements parvenait jusqu’à elles. Agar avait séché ses larmes. C’était maintenant d’une voix sèche, saccadée, qu’elle questionnait :

– Combien y a-t-il actuellement de colons, au Puits de Jacob ?

– Une trentaine.

– Une trentaine ! Comment cela ?

– De ceux qui y étaient de ton temps, deux sont morts. Les autres sont partis.

– On n’en a donc pas envoyé d’autres ?

– Il en arrive de moins en moins en Palestine et tous ceux qui viennent, on dirait qu’ils sont prévenus dès leur débarquement. Ils font leur possible pour ne pas être affectés au Puits de Jacob.

– Dis-moi : et toi, comment as-tu osé venir à Paris ?

– J’ai compris qu’il le fallait. Et puis, j’ai pensé que toi, tu y étais bien venue.

– Ce n’est pas cela que je voulais dire. Comment as-tu pu arranger ton voyage, te procurer de l’argent ? As-tu prévenu quelqu’un ?

– Je n’ai prévenu personne. J’ai laissé seulement une lettre où je promettais qu’avant un mois je serais de retour.

– Alors, l’argent ? Tu en avais ?

– Depuis longtemps, j’avais l’idée de venir, d’essayer de te retrouver. Quand Mlle Weill est partie pour l’hôpital, elle m’a donné sa montre en or, avec deux ou trois petits bijoux. Je les ai vendus. J’avais aussi quelques économies. J’ai pu ainsi payer le voyage, le voyage d’aller. Je n’ai plus rien pour le retour, mais qu’importe, parce que revenir sans toi, vois-tu, maintenant, je sens que ce serait au-dessus de mes forces. Quand je suis partie pour Paris, j’étais d’ailleurs certaine que si je te retrouvais, je te ramènerais. Maintenant, c’est autre chose. Je commence à comprendre que ce n’est pas d’aller à Paris qui est le plus difficile. Le plus difficile…

Agar la regardait avec des yeux éperdus, comme pour la supplier de ne pas terminer sa phrase. Elle l’acheva, cependant.

– Le plus difficile, j’ai compris, c’est d’en repartir.

– D’en repartir ? Que veux-tu dire ?

Guitelé ne répondit pas. Elle avait saisi la main de la jeune femme. Longuement, elle lui caressait le bras.

– Agar, murmurait-elle, d’une voix extasiée, comme tu es belle, mon Dieu.

La danseuse fit un geste pour se dégager. Son manteau glissa d’une de ses épaules. Elle apparut, demi-nue, dans sa splendide robe de nacre et d’or.

Guitelé poussa une exclamation sourde.

– Mon Dieu, mon Dieu ! Ce collier ! cette robe ! que tu es belle et comme tu dois être heureuse, Agar !

– Ne regarde pas ces choses ! dit brutalement Agar.

En même temps, d’un mouvement brusque, elle ramenait son manteau sur elle, comme pour dérober à la vue de la petite fille ses trésors et sa nudité.

De toutes les portes, au même instant, la cohue des spectateurs des galeries surgit en foule bourdonnante. Le premier acte venait de se terminer.

Agar s’était penchée vers Guitelé.

– Écoute-moi, lui dit-elle à voix basse, écoute-moi bien. Tu vas commencer par aller prendre tout de suite au vestiaire ton manteau, ton chapeau. Et puis…

Tout en parlant, elle la conduisait vers une fenêtre. De là, on apercevait la place du Théâtre Français, toute luisante sous la pluie et illuminée de réverbères qui se reflétaient sur l’asphalte trempé.

– Tu vois là, à gauche, presque au milieu de la place, ce terre-plein, où il y a une horloge. Descends tout de suite et attends-moi là. D’ici dix minutes, je serai allée te rejoindre.

Elle-même, elle descendit rapidement les trois étages. En chemin, elle s’arrêta devant une glace et procéda à un bref remaquillage de ses paupières, de ses joues. Ce fut sans doute en cette minute qu’elle eut à remporter sur elle la plus dure victoire de toute sa vie.

Dans la baignoire, elle ne retrouva que Jacques Rigaud et le duc de Biesvres. Ils poussèrent des exclamations de soulagement en l’apercevant.

– Enfin ! Comment cela va-t-il ? Tu peux dire que tu nous en as donné, de l’inquiétude.

– N’avez-vous pas rencontré nos amis ? demanda M. de Biesvres. Ils sont à votre recherche, complètement affolés. M. Guilloré est parti d’un côté, Lucie Gladys d’un autre. Paul Elzéar, qui vient d’arriver, s’est mis de la partie.

– Qu’y a-t-il eu ? Êtes-vous tout à fait bien, maintenant ? questionna avec angoisse le malheureux M. Guilloré qui survenait.

– Je vous remercie tous, dit-elle, et je m’excuse d’avoir été un tel trouble-fête. Je me sens en effet beaucoup mieux que tout à l’heure. Mais je crois qu’il serait imprudent, après cette alerte, de vous accompagner là-bas. Demain, ce sera fini. Croyez que je suis navrée !… Dites surtout à Reine Avril combien je regrette…

– Je rentre avec vous, fit aussitôt M. Guilloré.

– Voilà une partie fichue, maugréa Jacques Rigaud.

– Pas le moins du monde, répliqua Agar. Vous, cher ami, dit-elle, s’adressant à M. Guilloré sur un ton qui ne souffrait pas de réplique, je veux, vous m’entendez, je veux absolument que vous me laissiez pour ce soir à mon triste sort. C’est entendu, n’est-ce pas ? au revoir, tous.

– Au moins, permettez-moi de vous raccompagner jusqu’à la maison.

– Même pas cela, dit-elle, dans un énervement qui ne faisait que croître.

M. de Biesvres, qui ne perdait pas un détail des expressions qui se succédaient sur le visage d’Agar, toucha l’épaule de M. Guilloré.

– Il vaut mieux que vous n’insistiez pas, murmura-t-il.

Ayant pris congé d’eux, et, cette fois, se croyant libre, elle poussa un soupir de soulagement. Le plus difficile lui restait pourtant à faire : comme elle pénétrait dans le vestibule du bas, sur lequel s’ouvrent les portes de sortie, elle se heurta à Paul Elzéar.

– Enfin, on vous trouve ! dit-il, sur un ton de froideur qui allait mal avec l’anxiété dont témoignait son visage.

La danseuse s’était arrêtée net. Sa pâleur épouvanta Elzéar.

– Jessica ! Vraiment, qu’avez-vous ?

Au prix d’un grand effort, elle parvint à sourire.

– Excusez-moi. Vous voyez, je ne suis pas très bien. Il faut que je rentre.

– Chez vous ? Vous n’irez pas chez Reine Avril ?

– Ce n’est pas possible.

– Allons, bon. Et moi qui n’y allais que pour vous.

C’était la première fois, depuis le contrat intervenu entre Agar et M. Guilloré, et à la suite duquel le journaliste était resté deux mois sans consentir même à la revoir, c’était la première fois qu’il lui adressait la parole avec cette émotion et cette douceur.

– Il faut aller chez Reine, dit Agar faiblement, promettez-le moi. Je ne veux pas être cause que…

– J’irai, dit-il, j’irai, mais à une condition, c’est que je vais commencer par vous raccompagner chez vous. Je ne veux pas vous voir rentrer seule, dans un tel état. Et puis, cela ne peut plus durer. Il faut que je vous parle. J’ai tant de choses à vous dire, Jessica.

– Non, non, fit-elle avec terreur, laissez-moi, rejoignez les autres ! Seule, il faut que je sois seule.

Il insistait encore. Alors, dans un cri qui le cloua sur place, elle lui lança, éperdue :

– Vous ne voyez donc pas que je vous en supplie.

Guitelé l’attendait à l’endroit indiqué. Elles montèrent dans un taxi qui, en moins d’un quart d’heure, les déposa devant l’hôtel de la Muette.

Agar sonna. Sa femme de chambre vint ouvrir.

– Madame ! fit-elle, reculant, étonnée, en apercevant sa maîtresse.

– Ce n’est rien, Jenny. Je me suis sentie un peu fatiguée. J’ai dû quitter le théâtre. Dans un moment, je vous appellerai. D’ici là, laissez-nous.

Elle conduisit Guitelé dans sa chambre, la fit asseoir. Ayant retiré son manteau, elle se mit à marcher fébrilement à travers la pièce. Enfin, s’étant assise devant un secrétaire, elle commença à écrire une lettre. Guitelé voyait courir sur le papier cette main tremblante. Agar cacheta l’enveloppe, écrivit l’adresse, sonna. Jenny parut.

– Demain matin, dès que vous serez levée, vous irez porter cette lettre : M. Paul Elzéar, 31, rue Vivienne. C’est tout. Bonsoir, Jenny. Je n’ai plus besoin de rien. Ah ! si l’on téléphone pour prendre de mes nouvelles, vous répondrez que je suis rentrée et que je vais mieux.

La pluie, ruisselant toute la nuit, avait transformé en étangs les prairies qui environnaient la petite montagne boisée sur laquelle était bâtie la villa offerte par M. Dombideau à Reine Avril. Il pleuvait toujours lorsque, le lendemain, vers huit heures, une des automobiles garées dans un des hangars attenant à la villa vint se ranger devant le perron. C’était l’auto mobile du duc de Biesvres.

Quelques minutes plus tard, il parut, en compagnie de Paul Elzéar. Avant de monter dans l’auto, ils eurent simultanément le même geste pour relever le collet de leur pelisse.

– Joli temps, dit M. de Biesvres.

– J’ai des scrupules à vous obliger à partir de si bonne heure, fit Paul Elzéar.

– N’est-ce pas moi qui vous l’ai offert moi-même, riposta le vieillard.

Dans un feu d’artifice de boue, l’automobile venait de démarrer.

– Pas trop vite, Étienne, dit M. de Biesvres en se penchant vers le chauffeur. N’allez pas nous déposer au fond de quelque ravin. N’oubliez pas que nous sommes en habit, mon ami.

… Vers trois heures du matin, comme le souper tirait à sa fin, alors que l’entrain, qui n’avait jamais été très soutenu, languissait encore davantage, Paul Elzéar avait manifesté discrètement l’intention de se faire raccompagner en auto à Melun pour y prendre un des premiers trains à destination de Paris. Il alléguait l’obligation où il se trouvait, rédacteur d’un des plus importants journaux du soir, d’avoir écrit et remis sa chronique avant midi. Tout le monde avait protesté. Le journaliste avait cédé, sur la promesse que lui avait faite le duc de Biesvres de repartir avec lui au début de la matinée. Les invités dormaient encore dans les belles chambres préparées avec amour par Reine Avril, lorsque l’automobile de M. de Biesvres franchit la grille de la villa et s’engagea sur la route de Paris. Elle filait maintenant à travers des clairières inondées, entre les murailles noires et brunes des bois dépouillés par l’hiver.

Les deux hommes se taisaient, en proie à cette humeur maussade, à ce vague remords consécutif aux nuits trop joyeuses.

– Drôle de soirée, finit cependant par murmurer M. de Biesvres.

– C’était prévu, ricana âprement Paul Elzéar.

– Qu’est-ce qui était prévu ?

– Mais qu’on se raserait, parbleu. C’est toujours ainsi lorsqu’on a décidé qu’on s’amuserait comme des fous.

– Reine Avril a fait ce qu’elle a pu.

– Oh ! ce n’est pas sa faute.

– Évidemment. Peut-être que s’il y avait eu Jessica… À propos, est-ce qu’on a pu obtenir de ses nouvelles ?

– Comment le saurais-je ?

– M. Guilloré, dit M. de Biesvres, lui a téléphoné dès son arrivée ici. On n’a pas répondu. C’est donc que tout allait bien, là-bas.

Paul Elzéar ne cherchait visiblement qu’un prétexte à faire éclater sa mauvaise humeur.

– Ce Guilloré est stupide, dit-il, et commun comme un pain d’orge.

– Pas plus stupide, pas plus commun que M. Dombideau, dit doucement M. de Biesvres. En outre, c’est un bien brave homme.

Elzéar préféra détourner la conversation.

– Tiens, fit-il. Nous sommes arrêtés. Qu’est-ce qu’il y a ?

– C’est le passage à niveau de la ligne de chemin de fer, dit le vieillard.

Ils se renfermèrent dans leurs pensées. Cinq, dix minutes environ s’écoulèrent. L’automobile ne repartait pas. La barrière du passage était toujours fermée.

– Eh bien ! fit Elzéar, s’impatientant. On aurait eu dix fois le temps de passer. Qu’est-ce que c’est ?

La pluie s’était arrêtée. M. de Biesvres, abaissant les glaces de l’automobile, appela le chauffeur qui était descendu et causait avec le garde-barrière.

– Qu’y a-t-il, Étienne ?

– C’est un éboulement sur la voie, Monsieur le Duc, à cause du mauvais temps, tout près d’ici. Alors les trains sont obligés de ralentir.

– Nous avions le temps de franchir la voie.

– C’est ce que j’ai dit. Mais le garde ne veut pas. Le rapide de Marseille, celui qui quitte Paris à huit heures, va passer d’une minute à l’autre.

– Justement, le voici, dit le garde.

Au-dessus des bois à travers lesquels courait la voie, un panache de fumée s’avançait. Soudain, soufflant et crachant sa vapeur blanche, la locomotive apparut. Lentement, le chapelet des wagons défila devant l’automobile, à trois mètres à peine de son capot. Dans le wagon-restaurant, des voyageurs étaient en train de prendre leur premier déjeuner, sous les petits abat-jours roses.

– Les veinards ! murmura Paul Elzéar, ils vont vers le ciel bleu, le soleil, vers le plus beau pays du monde. Et nous, dire que nous allons rentrer dans cette gadoue ! Ah ! si…

– Eh bien ? Qu’avez-vous ? demanda en tressaillant M. de Biesvres.

Interrompant sa phrase, le journaliste s’était dressé. Machinalement, il avait saisi la poignée de la portière comme pour l’ouvrir, comme s’il allait bondir hors de l’automobile.

– Regardez, regardez.

Il désignait au vieillard le dernier wagon qui, lentement, plus lentement, semblait-il, que les autres, passait devant eux.

– Quoi ?

C’était fini. Maintenant, on ne voyait plus, à l’arrière du fourgon de queue, que le fanal rouge, allumé à cause du brouillard, et que la distance, de plus en plus, rétrécissait.

– Qu’y avait-il ?

– Vous n’avez donc pas vu ! Dans le dernier wagon. Contre la vitre d’un compartiment. Je l’ai reconnue, j’en suis sûr. C’était elle !…

– Qui, elle ?

– Jessica !

M. de Biesvres haussa les épaules et dit avec un sourire de commisération triste :

– Jessica, dans le train de Marseille ! Que voulez-vous diable qu’elle y fasse ! Vous finirez par la voir partout, mon pauvre ami.

FIN

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