Chapitre XIV

– Eh bien, ma chère enfant, dit M. de Biesvres, voilà une matinée qui n’aura pas été mal employée. Vous êtes contente de mon jardinier, n’est-ce pas ?

– Très contente, dit Agar. Il n’y a pas une semaine qu’il est là et pelouses, charmilles, bosquets, tout est transformé.

– Je vous avais prévenue. Il faut vous souvenir que Prosper est né ici. Bien plus que le mien, c’était son domaine.

– Pourquoi a-t-il fait tant de difficultés pour revenir ?

– Vous me contraignez à vous dire qu’il tenait beaucoup à moi. Guilloré n’a peut-être pas bien fait ce qu’il fallait pour le conserver quand il a acheté Biesvres. Le tort des gens dont la fortune est un peu récente, c’est de croire que l’argent procure immédiatement tout. Enfin, Prosper est là. C’est l’essentiel.

– Est-ce qu’il est satisfait ?

– Ma chère petite, dit le vieillard, qui ne serait pas satisfait de vous servir ?

– Allons du côté du grand bassin, voulez-vous, dit-elle. J’ai quelque chose à vous montrer.

Ils descendirent lentement un escalier aux degrés d’un marbre poli par l’âge. À l’entour, les frondaisons automnales ondulaient sous le ciel jaune. Il y avait dans l’air cette odeur de bois brûlé où l’on sent passer les premiers frissons de l’hiver.

Ils parvinrent en silence auprès du miroir d’eau. L’onde morte étalait ses ors et ses gris dans l’octogone de pierre blanche. À droite et à gauche s’érigeaient deux hautes statues de bronze. L’une était celle d’un jeune dieu, l’autre celle d’une déesse. Tous deux, l’arc tendu, menaçaient de leur flèche le centre du bassin.

– Regardez, dit Agar, en désignant la statue de l’archer à M. de Biesvres.

Il s’exclama.

– L’Apollon crétois ! Comment avez-vous fait pour vous procurer cette statue ?

– J’ai eu de la chance. Il y a deux mois, en septembre, visitant un petit château des bords de la Loire, près de Langeais, j’en ai fait la découverte. Souvenez-vous, vous m’aviez montré, sur une vieille gravure représentant votre parc, l’autre. J’ai compris que c’était la même. J’ai prié M. Guilloré de l’acheter et de la faire venir.

M. de Biesvres s’était approché. Il examinait l’Apollon.

– Le nôtre avait été brisé en 1830, dit-il. Mon grand-père et mon père avaient fait l’impossible pour retrouver le frère de la pauvre Diane demeurée seule. Mes compliments. En un mois, vous aurez réussi à atteindre un résultat qui a été poursuivi vainement près d’un siècle. Vous prenez donc goût à ces pauvres vieilles choses, mon enfant ?

Elle lui fit signe de s’asseoir à côté d’elle, sur un banc, près du bassin. La brise s’était assoupie, laissant l’eau pâle refléter le bronze vert des statues, et un coin de ciel blême que traversait, par instant, une hirondelle.

C’était au début de juillet qu’Agar s’était décidée à accepter les hommages de M. Guilloré, éperdu d’amour, d’admiration, de gratitude. Elle et du Cange s’étaient séparés avec toute la correction possible. La malignité publique n’avait pu y trouver rien à redire. Le père Meyer avait décidé son fils à voyager. Du Cange était parti pour la Suisse. Il en avait rapporté, à l’automne, une pièce en trois actes qui venait de tomber avec éclat sur une grande scène des boulevards. Le théâtre psychologique n’était pas le fait de l’ex-amant de Mlle Jessica. Dare dare, il s’était remis à écrire des revues et les échos de presse disaient déjà merveille de celle dont il était en train de surveiller les répétitions aux Folies-Bergère. On affirmait qu’elle ferait pièce à celle que Jacques Rigaud devait donner vers le quinze novembre au Casino de Paris, pour la rentrée de Jessica.

L’ascension de la danseuse s’était poursuivie, sans qu’elle en marquât de surprise, et même, semblait-il, de joie. Le petit pavillon de la rue Vineuse avait eu pour successeur un hôtel qui ouvrait sur les pelouses de la Muette ses baies vitrées, et devant le perron duquel s’arrêtaient en grondant des automobiles aussi robustes et formidables que des machines de guerre. Les perles, les joyaux qui paraient maintenant Agar, du Cange ne se serait plus avisé d’élever un doute sur leur authenticité. L’argent que lui prodiguait M. Guilloré la dispensait d’avoir recours à des procédés obliques pour ses largesses mystérieuses. Admirable M. Guilloré ! Dûment chapitré par M. de Biesvres, il avait compris que le premier devoir d’un homme digne de ce nom est de ne pas exiger la rançon brutale des sacrifices qu’il s’impose. Il avait admis que Jessica était à peu près quitte envers lui, du moment qu’elle passait officiellement pour sa maîtresse. Moyennant quoi, il fut l’amant le moins encombrant et le plus profitable. Et d’ailleurs, dans une matière où c’est l’amour-propre qui est avant tout en jeu, le sien était gardé à pique et à carreau. La conduite de la danseuse était proclamée irréprochable. Les plus méchantes langues auraient perdu leur temps à essayer de faire courir à son sujet des bruits suspects. Elle avait été fidèle à du Cange. Elle continuait de l’être à l’heureux M. Guilloré.

Au mois de juillet, ils étaient partis pour Deauville. Après Deauville, ce fut Aix, puis Biarritz. Lorsqu’il fut question de regagner Paris, où elle avait à répéter la scène de la revue de Jacques Rigaud dans laquelle elle devait paraître, Agar n’eut pas grand’peine à obtenir l’autorisation de ne pas se réinstaller immédiatement dans l’hôtel de la Muette. Octobre était doux et pluvieux. Les bois et les taillis du domaine de Biesvres, pleins de bécasses, de lièvres roux, de faisans mordorés, exerçaient une étrange fascination sur cette âme tumultueuse et triste. M. Guilloré était loin de s’opposer à ce qu’elle séjournât quelque temps dans cette vieille demeure. Mais il craignait qu’elle n’y trouvât pas tout le confort désirable. Le parc était en friches. Les bâtiments avaient un besoin urgent de réparations. Agar répondit que c’était au contraire ce qui la charmait, et elle manifesta l’intention de remédier à ces outrages en faisant appel aux conseils de M. de Biesvres. M. Guilloré ne se tint pas de joie. Il n’avait jamais osé faire cette démarche auprès de son vendeur, et voilà que la jeune femme réclamait comme une faveur de s’en charger.

M. de Biesvres ne mit à accepter aucune hésitation de mauvais goût. Il était heureux de revoir sa terre ; heureux peut-être aussi d’y passer de longues journées en tête à tête avec Agar. M. Guilloré, en effet, se trouvait retenu à Paris par la reprise des affaires et il se rendait si bien compte du gré qu’on lui savait de demeurer trois ou quatre jours d’affilée sans revenir au château qu’il usait fréquemment de ce moyen de se rendre sympathique. Les clairières et les fourrés étaient habités par ce grand silence, précurseur des ouragans de l’hiver. Au-dessus des pièces d’eau tournoyaient longuement, avant d’y chavirer, les feuilles mortes. Ce matin-là, entre les statues de l’Apollon et de la Diane chasseresse, elles pleuvaient, plus drues que la veille, en une lente grêle d’or.

– N’avez-vous pas froid, mon enfant ? demanda M. de Biesvres.

Agar fit signe que non.

– Je crains sans cesse pour vous. L’automne des pays d’où vous venez doit être si différent du nôtre.

– Très différent, en effet.

– Jessica, Jessica, dit-il, avec l’accent de la petite Guitelé sur le quai du port de Caïffa, vous ne faites pas attention à mes paroles. Vous pensez à autre chose. Voulez-vous que je vous dise à quoi vous songez, à qui plutôt ? Le voulez-vous ?

– Eh bien ?

– Vous songez à Paul Elzéar.

– Peut-être. En tout cas, il n’a guère l’air de penser à moi. Il a refusé toutes mes invitations. Si ce que vous dites est exact, il faut avouer que je ne suis guère payée de retour.

– Qu’en savez-vous ? Mais je n’ai cependant pas à plaider pour lui. Une question, Jessica : l’aimez-vous ?

– Que je l’aime ou ne l’aime pas, cela reviendra sans doute au même.

– Vous essayez de vous évader. Je saurai vous contraindre à me répondre. J’ai été jeune, Jessica. Je puis me vanter aujourd’hui sans trop de ridicule de ne pas avoir été dénué alors de quelques attraits. Vous êtes assez fine pour les imaginer sans que j’y insiste. À cette époque, Jessica, tel que j’étais, n’est-ce pas que vous m’auriez préféré Paul Elzéar ? Dites-le. Je trouverai cela si naturel, allez. Dites.

– Je crois que oui, murmura-t-elle.

– Pourquoi ?

Elle baissa la tête.

– Je ne sais pas. Il y a en moi des forces dont je ne me suis jamais bien rendu compte.

– Lui, insista-t-il, si éloigné de vous par tant de côtés, il est donc plus près de vous que moi, qui en suis si près par tant d’autres ?

– Ce doit être ainsi, dit-elle. Sans cela, je ne comprendrais pas. Mais il est vrai que j’aurai passé ma vie à ne pas comprendre. D’ailleurs, qu’est-ce que c’est que Paul Elzéar ! Je sens rôder autour de moi quelque chose de plus fort que lui, quelque chose qui peut, d’un moment à l’autre, faire que je quitte les lieux où il vit sans même retourner la tête.

– Quelque chose ! Quoi ? demanda M. de Biesvres.

Il était tendu vers elle de toute son attention passionnée. Il sentait de façon certaine que si, en cette minute, il ne saisissait pas le secret de cette femme, il ne le posséderait jamais.

– Chut. On vient, dit-elle.

C’était un valet de chambre qui s’avançait le long de la charmille.

– Madame, M. Rigaud vient de téléphoner pour prier Madame de l’excuser. Il est retenu à Paris. Il ne pourra être au château que vers deux heures. Je viens avertir Madame que le déjeuner est servi.

– Allons, dit Agar en se levant.

Ils remontèrent à pas lents vers le château. Autour d’eux régnait le silence infini et doux de l’automne, troublé seulement par le craquement des feuilles sèches qu’ils foulaient. Devant le perron, ils rencontrèrent le jardinier.

– Eh bien, mon vieux Prosper, dit M. de Biesvres. Vous êtes-vous renseigné pour les fleurs du parterre central ? Je vous ai conseillé, si j’ai bonne mémoire, des scabieuses de Mongolie.

– Je viens de Paris, Monsieur le Duc, répondit Prosper. Mais les scabieuses de Mongolie valent cette année quatre fois plus cher qu’il y a cinq ans, lorsque vous m’aviez ordonné d’en demander le prix. Et à cette époque, vous aviez estimé…

– Ce n’est plus la même chose, Prosper, interrompit le vieillard en riant. Faites le nécessaire pour avoir des scabieuses de Mongolie.

La salle à manger était située au rez-de-chaussée, dans l’aile gauche qu’elle occupait tout entière. Elle eût été sombre, sans les portes fenêtres grandes ouvertes sur le parc, au-dessus duquel des ramiers, par volées rapides, passaient. Ses hautes murailles étaient tendues de majestueuses tapisseries verdâtres, où était retracée l’histoire d’Esther. Celle qui faisait face à Agar représentait l’apothéose de l’héroïne juive, et portait en épigraphe, dans le cartouche inférieur, deux vers de la tragédie classique :

Esther a triomphé des filles des Persans,

La nature et le ciel à l’envi l’ont parée.

M. de Biesvres ne quittait pas des yeux la jeune femme. Le regard de la danseuse revenait sans cesse, comme à son insu, se poser sur les joyaux pâlis qui ceignaient le front de la souveraine d’Assur.

– Vous aussi, Jessica, dit-il d’une voix grave, et presque aussi vite qu’elle, vous avez triomphé.

Elle tressaillit et ne répondit pas.

– Êtes-vous heureuse de votre triomphe, Jessica ? À une autre femme, sans doute, je ne poserais pas cette question.

– Ce n’était pas de son élévation qu’Esther était fière, dit-elle évasivement.

– De quoi, alors ?

La danseuse se tut.

– Je vous comprends mieux que vous ne vous le figurez, sans doute. Un détail m’y aide, Jessica. Lors de sa première visite ici, Jacques Rigaud, je le sais, a remarqué cette tapisserie. Il a eu l’idée d’en tirer un tableau pour sa revue, un tableau dans lequel Esther-Jessica eût dansé devant Assuérus. L’idée n’était pas mauvaise. Paris qui aime ce genre d’allusions vous aurait applaudie avec frénésie. Vous avez refusé, pourtant, et sur un ton qui a rendu toute insistance impossible. Est-ce exact ?

– Je n’ai pas à le contester, c’est exact, fit-elle. Y trouvez-vous quelque chose à redire ?

– Je ne vous blâme pas. Je ne vous juge pas. J’essaie, et avec quelle liberté d’esprit, quelle sympathie, d’y voir clair dans un problème terriblement complexe. Comme vous êtes belle, aujourd’hui, Jessica ! La soie rouge de cette robe japonaise rend votre chair plus mate encore que de coutume. Ces dragons d’or, gaufrés dans l’étoffe, je les regardais se refléter tout à l’heure, presque dédorés dans l’eau du bassin. Les voici maintenant sombres comme du bronze. On dirait qu’ils vont vous emporter, vous ravir à nous… Où en étais-je ? Ah ! oui, au projet de vous faire danser dans le rôle d’Esther. N’est-ce pas que du Cange, si grossier pourtant, si inférieur à Jacques Rigaud, n’aurait jamais eu cette idée sacrilège, lui ?

– Qui sait ! murmura-t-elle. Ici, on oublie, on foule aux pieds tant de choses.

– Mais il en est tant d’autres qui subsistent et qu’on respecte, Jessica. Moi qui ai pour vous un respect si profond doublé d’un sentiment si tendre, je souffre, mon amie, je souffre de voir un du Cange bien moins éloigné de vous que je n’en suis moi-même. Ce fossé, rien ne le comblera donc jamais ?

Elle se tut.

– Cela vous importune-t-il que je vous parle de la sorte ?

Elle fit avec lassitude signe que non.

– Il y a juste aujourd’hui une semaine, Jessica, n’était-ce pas le jour de votre grand jeûne, le Kippour ? N’avez-vous pas, conformément au rite, jeûné le jour du Kippour ?

– J’ai jeûné, dit-elle sèchement, oui, et puis après ? Qu’est-ce que cela prouve ?

Il ne répondit pas. Au mur, entre chacune des tapisseries, il y avait dans la boiserie des espaces vides. Six mois plus tôt y étaient encore accrochés les portraits des duchesses de Biesvres, relégués maintenant dans l’entresol de la rue de Verneuil. Elles s’étaient assises, durant des siècles, ces orgueilleuses catholiques, à la place où se tenait maintenant Agar. Celle dont le portrait manquait à gauche avait été l’amie du grand Arnauld. Celle dont le portrait manquait à droite avait reçu les confidences de Fénelon. M. de Biesvres songeait aux bouleversements mystérieux qui faisaient qu’elles étaient aujourd’hui remplacées par une orientale inconnue. Dans cette salle où prélats et abbesses avaient discuté jansénisme et quiétisme, une danseuse juive jeûnait maintenant le Kippour. Admirable et terrible race, vraiment, celle qui, dans la victoire, ce sûr agent de dissolution, ne se relâche pas une minute, ne cède rien, ne concède rien à l’ennemi vaincu.

Le bruit d’une automobile qui venait se ranger devant le perron vint les délivrer des pensées dans lesquelles, l’un et l’autre, ils s’abîmaient.

– Faites entrer, dit Agar au serviteur qui annonçait Jacques Rigaud.

– Eh bien, fit le revuiste, pénétrant en coup de vent dans la salle à manger, je vois qu’on n’a guère l’air de se douter, ici, que tous les camarades, à Paris, sont sur les dents. Ma petite Jessica, une fois, deux fois, trois fois, quand comptes-tu rentrer ?

– As-tu déjeuné ? demanda-t-elle sans s’émouvoir.

– Déjeuner ! Il s’agit bien de cela. Naturellement, j’ai déjeuné, au galop, comme j’arrive, comme je vais repartir. Oublies-tu, oui ou non, que nous sommes à deux semaines de la répétition générale ?

– Je suis prête.

– Tu es prête ! Elle est vraiment extraordinaire ! Parce qu’elle a répété deux fois, et sans ses costumes encore. Sais-tu seulement s’ils sont prêts, tes costumes ?

– Je dois les essayer demain matin.

– Bon ! Eh bien, j’aime autant te l’annoncer, ils sont prêts. Je suis passé ce matin chez Clémence, car il faut bien que je m’occupe de tout, moi. Je les ai vus. Une splendeur, vraiment ! Et en plein jour ! Qu’est-ce que ça sera sous l’éclairage des projecteurs électriques ! Une splendeur. Je veux que vous voyiez cela, cher ami. Vous l’accompagnerez demain matin, n’est-ce pas ?

– Bien volontiers, dit M. de Biesvres.

– Et une fois qu’elle sera à Paris, il faut vous arranger pour l’empêcher de repartir. La campagne, c’est très joli, mais, enfin, qu’est-ce qui m’a fichu des répétitions qui sont commencées depuis trois semaines et dans lesquelles la principale vedette n’a daigné paraître que deux fois.

– Je suis sûr que tout ira à merveille, fit le vieillard.

– Oui, ceux qui n’ont rien à faire disent toujours cela. Et puis ensuite, si la moindre chose flanche, ils sont les premiers à critiquer… Je t’en supplie, ma petite Jessica, reviens, ne serait-ce que pour que je te sente auprès de moi, pour me porter bonheur, pour que je puisse te demander ton avis sur un tas de choses, la musique, les décors, les costumes, les affiches. Ah ! Les affiches ! si tu les voyais ! Paris, d’ici huit jours, va en être couvert. Rentre, rentre. D’ailleurs, tu vas bien y être forcée, à cause du souper de Reine Avril. À ce propos, vous êtes, je pense, tous deux au courant ?

– Au courant de quoi ? demanda M. de Biesvres.

– Excusez-moi, dit Agar, Jacques Rigaud me fait souvenir que je me suis rendue coupable d’un oubli envers vous. Il est encore temps de le réparer, j’espère. Voici : Reine Avril pend la crémaillère, jeudi prochain, dans le chalet que M. Dombideau vient de lui offrir près de Melun…

– Quelque chose de beaucoup moins bien que Biesvres, crut devoir faire remarquer Rigaud.

– Tous mes remerciements, dit le vieillard avec un salut moqueur.

– Elle m’a chargée de vous inviter, reprit Agar. J’ai oublié. Il faut que vous acceptiez. Sans cela, je serais vouée aux pires reproches.

– J’accepte, j’accepte, dit M. de Biesvres. Combien serons-nous ?

– Une douzaine. Toujours les mêmes. Reine et M. Dombideau, M. Guilloré, Rigaud, vous, moi, Paul Roche, Simone Arnaud, Lucie Gladys, Étienne de Riscle.

– Et Paul Elzéar que tu oublies, dit Rigaud.

– Je ne savais pas s’il avait dit oui.

– Il a dit oui.

– Eh bien, mais ce sera tout à fait charmant, dit M. de Biesvres. Alors, c’est pour jeudi prochain ?

– Oui, c’est-à-dire… C’est justement à ce sujet que j’ai à vous parler. Il y a contretemps.

– Quel contretemps ?

– Voici : Simone Arnaud vient d’être désignée à l’improviste pour doubler ce soir-là, aux Français, une sociétaire malade.

– Aussi, quel besoin avez-vous de vous encombrer d’actrices de la Comédie-Française ! dit le vieillard.

– Ce n’est pas bien de parler ainsi, protesta Agar. Simone Arnaud est très gentille. Il ne faut pas que la fête ait lieu sans elle. Il n’y a qu’à changer le jour.

– On a essayé, dit Rigaud, trop tard. Impossible. Les gens se sont tous arrangés pour être libres jeudi. Les autres jours, ils sont pris.

– Alors ?

– Alors, voici ce qui a été décidé. Le dîner sera remplacé par un souper. Ce sera d’ailleurs beaucoup plus drôle. Simone sera libre vers onze heures et demie. Elle viendra nous rejoindre en auto à la campagne ; on soupera à une heure et on en sera quitte pour coucher là-bas, voilà tout. Reine est ravie d’une combinaison qui lui permettra de faire, de façon aussi complète, les honneurs de son nouveau palais.

– Cela me semble très bien imaginé, dit M. de Biesvres.

– Je suis d’avis, proposa Agar, que nous assistions tous ce soir-là à la représentation de la Comédie. Ce sera plus gentil pour Simone, qu’on ne peut vraiment laisser partir seule à minuit pour faire, trente-cinq kilomètres en automobile.

– Adopté.

– Qu’est-ce qu’on donne ce soir-là, aux Français ?

– L’Amoureuse, répondit Jacques Rigaud.

Agar quitta avec regret Biesvres le mardi suivant pour se réinstaller dans son hôtel de la Muette. Le jeudi soir, à huit heures, comme il était convenu, elle se rendit à la Comédie-Française, accompagnée de M. Guilloré, et ils rejoignirent, dans une des baignoires de gauche, Lucie Gladys, Jacques Rigaud et M. de Biesvres qui étaient déjà arrivés.

– Et Paul Elzéar ? demanda M. Guilloré.

– Il m’a dit qu’il serait là pour le deuxième acte, répondit Lucie. Mets-toi à mon côté, Jessica.

Les deux femmes s’installèrent sur le devant de la baignoire.

– Ce n’est pas la peine de donner les manteaux au vestiaire. Posez-les sur la chaise d’Elzéar. Quand il arrivera, on verra à se débrouiller. Mon Dieu, il y a l’air d’avoir un monde fou, ce soir. Décidément, presque tous les gens sont déjà rentrés.

Parlant ainsi, Lucie Gladys passait l’inspection de la salle, nommant les spectateurs au fur et à mesure qu’elle les reconnaissait. Quand elle eut terminé, elle tendit ses jumelles à Agar.

– À ton tour. Dis-moi si j’ai oublié quelqu’un.

Agar obéit machinalement. À vrai dire, elle ne songeait guère aux relations qu’elle avait chance de rencontrer dans cette salle. Traversant les mois et les mers, sa pensée s’en revenait vers cette autre soirée, pleine d’éclairs de chaleur et de hurlements de chacals où, pour la première fois, elle avait assisté à la représentation de la pièce sur laquelle le rideau de la Comédie-Française allait dans quelques secondes se lever. C’était ce jour-là qu’avait été décidé son mariage… Des détails, qu’elle croyait morts à tout jamais, étaient en train de ressusciter en foule…

– Eh bien, demanda Lucie. Tu reconnais des gens ?

– Je ne vois personne que tu n’aies déjà nommé. D’ailleurs, tu sais, je connais bien moins de monde que toi.

– Sans compter que ce n’est pas en regardant, comme tu le fais, au poulailler, que tu risques de retrouver des connaissances. Repasse-moi les jumelles. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

– Rien, murmura Agar.

Le rideau, se levant opportunément, empêcha Lucie Gladys de remarquer l’altération de la voix avec laquelle son amie venait de lui répondre…

Tout en haut, à la dernière galerie, les feux du lustre éclairaient en plein le mince visage d’une spectatrice, une très jeune fille aux cheveux roux coupés court, à la David…

Il sembla à Agar que son sang se retirait de ses membres.

Elle avait reconnu Guitelé.

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