III

Mabel se rappela ce que son mari lui avait demandé, et, pendant quelques jours, fit de son mieux pour observer la vieille dame ; mais elle n'aperçut rien qui pût l'alarmer. Mme Brand, par instants, était bien un peu silencieuse ; mais elle continuait, comme d'habitude, à s'occuper de ses petites affaires. Quelquefois, elle demandait à la jeune femme de lui faire une lecture ; et elle écoutait, sans aucune trace de déplaisir, tout ce qu'il plaisait à Mabel de lui lire. Tous les jours, elle dirigeait le travail de la cuisine, tâchait à varier les menus, et s'intéressait passionnément à tout ce qui concernait son fils. Ce fut elle qui, de ses mains, prépara sa malle, lorsqu'il eut à partir précipitamment pour Paris ; et elle lui dit encore adieu, par la fenêtre, lorsqu'il descendit le petit escalier pour se rendre à la station. Ce voyage, d'après ce qu'il croyait, devait durer trois jours.

Le soir du second jour, cependant, la vieille dame se sentit malade ; et Mabel, qui était accourue dans sa chambre, tout alarmée, la trouva très rouge, s'agitant dans son fauteuil.

– Ce n'est rien, ma chérie ! lui dit Mme Brand, d'une voix tremblante.

Mais Mabel voulut absolument la mettre au lit ; après quoi, elle envoya chercher le médecin, et s'assit auprès d'elle.

– C'est le cœur qui est atteint ! dit le médecin, son examen fini. Elle peut mourir d'une minute à l'autre ; ou bien elle peut vivre encore dix ans !

– Croyez-vous que je doive télégraphier à mon mari ?

Il réfléchit, et fit de la main un signe négatif.

– Encore une fois, tout est possible ; mais mon sentiment est qu'il n'y a point d'urgence !

Puis il ajouta quelques mots pour expliquer la manière de se servir de l'injecteur d'oxygène, et prit congé.

La malade reposait tranquillement dans son lit, lorsque Mabel remonta près d'elle. Elle lui tendit sa petite main ridée.

– Eh ! bien, ma chérie ? demanda-t-elle.

– Ce n'est rien qu'un peu de faiblesse, mère ! Il faut que vous restiez tranquille, et ne vous occupiez de rien ! Voulez-vous que je vous lise quelque chose ?

– Non, ma chérie ! Je vais sommeiller un peu !

Dans la conception que se faisait Mabel de ses devoirs, n'entrait point l'idée d'informer la malade du danger qui la menaçait : car, suivant la croyance de la jeune femme, il n'existait point de fautes passées à réparer, ni de jugement à affronter à l'heure de la mort. La mort était une fin, et non pas un commencement. Et ainsi, Mabel, après avoir vu sa belle-mère s'assoupir doucement, redescendit, pour travailler et rêver, dans son petit salon.

Le lendemain matin, M. Phillips arriva comme à l'ordinaire. Mabel venait de sortir de la chambre de Mme Brand, et le secrétaire lui demanda des nouvelles de celle-ci.

– Elle va un peu mieux, je crois, dit Mabel. Il faut qu'elle reste bien tranquille, toute la journée !

Le secrétaire s'inclina, et se dirigea vers le bureau d'Olivier, où l'attendaient une foule de lettres urgentes.

Mais, environ deux heures après, comme Mabel remontait l'escalier, elle rencontra M. Phillips qui descendait. Il paraissait un peu agité et mal à son aise.

– Mme Brand m'a fait appeler ! dit-il. Elle désirait savoir si M. Olivier serait de retour aujourd'hui.

– Il va revenir ce soir, n'est-ce pas ?

– Il m'a dit qu'il serait ici pour le dîner, mais un peu tard. Il arrivera à la station vers dix-neuf heures.

– Et il n'y a pas d'autres nouvelles ?

– De simples rumeurs ! répondit le secrétaire. M. Brand m'a téléphoné, il y a quelques instants.

Il semblait si ému que Mabel le regarda avec surprise.

– Ce ne sont point des nouvelles d'Orient ? demanda-t-elle.

Il eut un petit sourire gêné.

– Il faut que vous m'excusiez, madame, dit-il : vous savez qu'il m'est défendu de rien dire !

Mabel ne fut nullement offensée, ayant pleine confiance en son mari ; mais ce fut avec un battement de cœur qu'elle entra dans la chambre de la malade.

Celle-ci, également, avait l'air fort excitée. Elle reposait dans son lit, avec de grosses taches rouges sur ses joues pâles, et répondit à peine, d'un sourire, au salut de sa belle-fille.

– Eh ! bien, vous avez vu M. Phillips ? demanda Mabel.

La vieille Mme Brand lui jeta un rapide coup d'œil inquiet, mais ne dit rien.

– Ne vous agitez point, mère ! Olivier va revenir ce soir !

La vieille dame eut un long soupir.

– Ne vous en mettez pas en peine à mon sujet, ma chérie ! répondit-elle. Je me sens tout à fait bien, maintenant. Il sera de retour pour le dîner, n'est-ce pas ?

– Oui, si l'aérien n'est pas en retard. Et maintenant, mère, êtes-vous prête pour le déjeuner ?

Mabel passa un après-midi extrêmement inquiet. Elle avait l'impression que quelque chose de très grave était en train de se produire. Le secrétaire, qui avait déjeuné avec elle à midi, avait paru très préoccupé. Il lui avait dit qu'il serait absent tout le reste du jour, ayant reçu des instructions d'Olivier. À toutes les questions qu'elle lui avait faites sur les affaires d'Orient, il s'était borné à répondre que, le grand Congrès international de Paris n'avait encore rien décidé. Après quoi, il était parti précipitamment.

La vieille Mme Brand semblait dormir, lorsque sa belle-fille remonta près d'elle ; et la jeune femme ne voulut point la déranger. Elle n'avait pas non plus le courage de sortir, ce jour-là, de sorte qu'elle passa l'après-midi à se promener dans le jardin, toute pleine de réflexions, d'espérances et de craintes, jusqu'au moment où son ombre s'allongea sur le sentier, tandis que les toits voisins se teintaient des reflets roses du crépuscule.

En rentrant au salon, elle prit le journal du soir ; mais la seule nouvelle qu'elle y trouva fut que le Congrès de Paris était sur le point d'être clos.

À vingt heures, toujours aucun signe d'Olivier. L'aérien de France devait être arrivé depuis une heure déjà ; et Mabel se demandait ce qui pouvait être survenu à son mari. Pourquoi ne venait-il pas, ou, tout au moins, pourquoi ne lui faisait-il pas savoir le motif de son retard ?

Un instant, elle monta au premier étage, – follement anxieuse, elle-même, – pour rassurer la vieille dame, et trouva de nouveau celle-ci très somnolente.

– Olivier n'est pas encore venu ! dit-elle. Sans doute il aura été retenu à Paris !

Le vieux visage, sur l'oreiller, bougea, et murmura quelque chose. Mabel redescendit au salon et s'assit en face de l'appareil téléphonique. Elle considéra la petite bouche ronde, la rangée de boutons électriques portant des inscriptions. Elle avait presque envie de les toucher, l'un après l'autre, pour demander aux divers endroits si l'on ne savait rien de son mari : l'un de ces boutons communiquait avec le club d'Olivier, l'autre avec son bureau à White-Hall, un autre avec la maison de Phillips, etc. Mais elle hésita, s'encourageant à prendre patience. Elle savait qu'Olivier n'aimait pas qu'elle intervînt dans ses occupations politiques. Et elle se dit que, sûrement, il ne tarderait pas à se souvenir d'elle, pour la délivrer de son anxiété.

Tout à coup, l'un des timbres se mit à sonner bruyamment : celui qui portait l'étiquette White-Hall. Elle pressa le bouton correspondant, d'une main si tremblante que c'est à peine si elle put, ensuite, tenir le récepteur contre son oreille.

– Qui est là ?

Son cœur bondit en reconnaissant la voix d'Olivier, toute mince et faible à travers les lieues du fil.

– C'est moi, Mabel ! répondit-elle à la question de son mari. Je suis seule dans ton bureau.

– Oh ! très bien ! Me voici de retour. Tout est pour le mieux. Mais écoute : peux-tu bien m'entendre ?

– Oh ! oui !

– Ce qu'on pouvait espérer de plus heureux s'est produit. La question d'Orient est décidément réglée. C'est Felsenburgh qui a tout fait. Et, maintenant, écoute encore ceci ! Il m'est impossible de rentrer chez nous, ce soir ; mais, dans deux heures, le résultat du Congrès va être proclamé solennellement, au Temple de Paul. Viens me rejoindre ici, tout de suite ! Il faut que tu assistes à la séance !… Tu m'entends toujours bien ?

– Oh ! très bien !

– Donc, viens tout de suite ! Ce sera la plus grande chose de toute l'histoire du monde ! Viens avant que la nouvelle se répande : dans une demi-heure, toutes les rues seront infranchissables.

– Olivier !

– Quoi ? Dis vite ?

– Ta mère est malade. Puis-je la quitter ?

– Très malade ?

– Oh ! pas de danger immédiat ! Le médecin l'a vue.

Il y eut un instant de silence.

– Viens malgré tout ! reprit Olivier. Nous rentrerons ensemble cette nuit. Dis-lui que nous reviendrons assez tard !

– Bien !

– Oui, il faut absolument que tu sois là ! Felsenburgh y sera.

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